Chapitre 15 : Remboursements
Les heures passèrent et le soleil finit enfin sa lente course estivale derrière les immenses murailles de pierre rougeâtre de Mérégris, plongeant le ciel dans une douce teinte orange striée de pourpre. Malgré son brûlant désir d'observer les merveilleuses couleurs derrière sa fenêtre, Ayden tenta de rester plongé dans le livre qu'il lisait, afin de ne pas trop penser au dragonnet qui s'était sûrement réveillé. Alors qu'il annotait un commentaire dans la marge d'une feuille, une série de cognement contre sa porte, suivie d'une seconde encore plus forte le fit sauter de son siège. Sardas ne frappait jamais avec un telle forte et insistance, d'habitude. Quelque chose n'allait pas.
La porte s'ouvrit avant même qu'il n'ouvre la bouche et le médecin entra dans sa petite chambre et claqua la porte derrière lui.
— Si tu ne t'expliques pas dans les secondes qui suivent...
Dans ses petits yeux sombres brillaient une furie brûlante qui les faisait paraître presque rouges. Ayden sentit son corps se pétrifier sous le regard qui fusait dans toute sa chambre.
— De... de quoi tu parles?
Alors que la confusion traversait ses lèvres, la panique, elle, prenait contrôle sous sa peau : est-ce que Sardas savait pour le dragonnet...?
— Tu te moques de moi? Tu me voles des ingrédients pour faire des anesthésiants sans ma surveillance et tu as l'affront de me dire que tu sais rien?!
L'homme commença alors à marmonner, comme il le faisait toujours quand il était énervé par quelque chose, tournant en rond dans la pièce comme une bête sauvage dans une cage, prête à bondir à la moindre opportunité.
— Je me suis toujours inquiété pour ton bien-être depuis que m'a dit voir ce maudit dragon dans tes rêves, je pensais que tu commençais à aller mieux, à dormir sur tes deux oreilles... mais tu as pris mes plantes somnifères, Seigneur, pour quelle raison as-tu fait cela... tu ne connais même pas les doses à utiliser, pauvre idiot!
Ayden recula précipitamment quand Sardas s'approcha à grands pas. Quand son atteint finalement le mur, il sentit son échine se courbe sous le regard furibond de son maître. Ses boucles sombres tombèrent en masse devant ses yeux, le protégeant de la vue d'un Sardas fou de rage, mais il pouvait toujours l'entendre.
— Regarde-moi quand je te parle, Ayden Lyart! (Voyant Ayden se recroqueviller plus fort contre le mur, il continua d'une voix moins forte, mais encore enrouée de fureur :) Je t'en prie, regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu n'as rien volé.
Ayden était pétrifié par peur des représailles. Il risqua un œil vers le haut et il vit entre ses mèches un visage rougi par la colère, mais des yeux implorants et brillant de déception. Cette vue le terrifia. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, mille-et-une excuses demeurant bloquées au fond de sa gorge.
Le silence fut long, uniquement dérangé par leurs respirations écourtées. Ayden vit la main de Sardas se lever vivement et il ferma les yeux, mais le médecin soupira simplement et agrippa ses épaules avec une poigne d'acier étonnamment tremblante. La voix de son maître revint, déchargée de sa colère.
— Ne refais plus jamais ça sans ma permission. Tu aurais pu te tuer.
Ce fut à ce moment qu'Ayden comprit, son cœur se serrant de culpabilité. Sardas pensait qu'il avait volé les anesthésiants pour son usage personnel. Il pensait que tous les efforts qu'il faisait pour l'aider à avoir des nuits tranquilles avaient été vains. Il avait dû être terrifié par ce qu'il avait fait, craindre le pire pour lui. Si seulement il savait la vérité...
Il fallut un effort herculéen à Ayden pour ne pas fondre en larmes. Comment avait-il pu être si aveugle, pour ne pas voir à quel point les gens autour de lui souffraient de ce qu'il faisait dans l'ombre? Pourquoi s'entêtaient-il à prendre soin de lui, alors qu'il était si égoïste?
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Britta, debout derrière son comptoir, achevait le nettoyage d'une chope avec un vieux tissu. Une fois sa tâche terminée, elle rangea le verre sous son comptoir, plaquant son torchon contre son épaule. Alors qu'Ayden terminait son histoire, un mince sourire narquois accompagné d'un sourcil arqué souligna l'incrédulité dans sa voix fluette.
— Tu as volé Sardas? Toi?
Ayden hocha la tête par petits gestes, les joues rougies par l'embarras. L'auberge était encore vide de bruit en ce début de matinée : le soleil venait tout juste de percer le ciel de ses rayons, l'atmosphère peinait à se réchauffer. Ayden espérait profiter de ce court instant de solitude pour raconter sa mésaventure à son amie, mais cette dernière s'exclamait si fort que toute la cité aurait pu entendre leur conversation.
— T'es sérieux?, continua-t'elle, les yeux écarquillés. Moi qui pensais que t'étais juste un gentil gars de la campagne... en fait, t'es un petit fourbe?
— Non, je l'ai pas volé comme ça, j'ai... j'avais mes raisons!, couina-t-il précipitamment, ne voulant pas que la jeune femme ne creuse plus loin sur le sujet.
Britta se tapota le menton d'un doigt fin, prenant une expression faussement pensive, trahie par ses yeux verts brillant d'espièglerie et le sourire qui menaçait de se dessiner sur sa frimousse constellée de tâches de rousseur.
— Je ne vois que deux raisons pour voler des plantes anesthésiantes : soit tu voulais soigner quelqu'un, soit tu voulais passer la nuit la plus tranquille du monde, soit tu voulais commettre un horrible meurtre. Et te connaissant, je penche plus pour la première option.
— Hé bien, tu... n'es pas trop loin de la vérité, je pense...
— J'espère bien : quand je disais que je serais toujours là pour toi si tu avais des problèmes, je ne voulais pas parler de crimes! (La gérante de la taverne pouffa avant de frapper dans ses mains :) Bon! Donc t'es là pour rembourser des dettes?
— Oui, je dois gagner cinq sakem d'argent avant la fin du mois, sinon il me renverra chez moi.
— Hmf, j'aurais préféré un travail à temps complet, mais bon... dis-moi, tu sais cuisiner?
— Oui, je me débrouille.
— Tu vas vite?
— Ça dépend, mais je m'habitue plutôt vite aux rythmes qu'on m'impose.
— Et t'as sûrement une bonne mémoire, te connaissant?
— Je pense, oui.
— D'accord... tu devrais pouvoir m'être utile, même si je t'aurais pris dans tous les cas. Mais... (La rousse regarda piteusement autour d'elle :) J'ai déjà quelques employés, je ne pourrais pas te payer aussi justement que je l'aurai voulu... une vingtaine de sakem de cuivre par jour, si on a beaucoup de clientèle...?
— Cela ne me dérange pas, la rassura Ayden. De toute façon, pour être honnête, je suis assez désespéré pour faire n'importe quoi : je ne veux vraiment pas quitter Mérégris pour quelque chose d'aussi idiot. Je commence quand tu le veux et je termine quand tu veux. Sardas m'a privé de livres pour tout le mois.
— Hé bien, pas de sorties, pas de découvertes... il veut te rendre fou, ma parole!
Britta posa son torchon sur le comptoir et, repliant les amples manches de sa robe et époussetant son tablier, se dirigea vers une porte derrière elle, menant sûrement aux réserves.
— Suis-moi, tu as beaucoup de choses à apprendre avant de pouvoir commencer! Et tu as besoin d'un tablier! (Elle se mit à rire de nouveau :) Ayden, tu seras serveur et apprenti cuisinier!
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Ayden eut tout juste le temps de se jeter au sol alors quand un rugissement strident fit vriller ses oreilles et que la force d'un mouvement monumental fusa au-dessus de son crâne. Levant les yeux vers son agresseur, le cœur battant, ses immenses yeux d'or le piégèrent une nouvelle fois. Il pensait ne plus jamais avoir à croiser ce regard et pourtant, la vérité était bien là : l'ombre de Feu-de-Sang était de retour dans ses rêves, et elle était absolument furieuse.
Était-ce à cause de l'abandon du dragonnet? Il s'était promis de revenir s'occuper de lui, mais Sardas le surveillait de près, maintenant, et refusait qu'il ne quitte la cité sans son autorisation. Le petit devait être affamé et perdu. Mais Ayden ne comprenait toujours pas : Feu-de-Sang était censé être mort depuis plus d'un mois, maintenant, alors comment pouvait-il sentir l'état de sa progéniture...? Il avait beau chercher un raisonnement logique, tout cela dépassait la vraisemblance. Réfléchir semblait même inutile dans une telle situation.
La patte sombre et difforme de la bête gratta le sol près de son visage et sa voix se remit à chanter ses pleurs habituels, bien que ceux-ci soient teintés d'une désespérance et d'une colère inédite. La mélodie serra son cœur d'angoisse et fit douloureusement gronder son estomac. Il n'avait pas faim, pourtant : comment l'ombre était-elle capable de créer des sensations aussi étrangères en lui?
— Skarr! Yu'ssrom yua littiir sonn, sta'iia letaiir! Sta'iia vahale! Ryskydda sta, ukitaii! Kere?!
Le volume de ses lamentations était de plus en plus fort et les sentiments qu'elles lui intimaient de plus en plus intenses. Il avait l'impression que son cœur allait finir par exploser à force d'être tordu dans tous les sens, mais il ne se réveillait pas, à son grand dam. Un tiraillement familier, en même temps qu'une note du chant de l'ombre, enserra alors toutes les fibres de ses muscles et lui coupa le souffle.
— Skydda.
Protéger.
Ce fut à cet instant qu'Ayden réalisa. Les pensées étonnamment familières qu'il avait ressenti durant le Drokhenwäst n'avaient pas été les siennes, mais celles de Feu-de-Sang, traduites et retranscrites instinctivement dans son psyché comme si elles avaient été les siennes. C'était inconcevable, mais la réalité était là, devant lui : l'ombre avait tenté — et réussi — à lui insuffler ses propres émotions alors qu'il était réveillé et se pensait loin de toute influence de la bête.
Il se sentait bafoué par l'idée d'avoir partagé et compris les émotions d'une telle créature, mais en même temps sidéré : elles lui avaient parues si réelles, si humaines qu'elles s'étaient confondues avec les siennes. Était-ce la drogue qu'il avait pris durant le Drokhenwäst qui l'avait affaibli et rapproché d'un état proche du sommeil? Ayden serra les dents, la réponse qu'il avait trouvé en apportant néanmoins des centaines d'autres questions tout aussi effrayantes : qu'est-ce que Feu-de-Sang cherchait à accomplir en faisant cela? Le poussait-il à agir selon ses intentions, pour le dragonnet?
— Je ne l'ai pas abandonné! Je le protège, je le jure!, cria-t'il à l'ombre.
Cette dernière ne dut pas le comprendre, car elle intensifiait ses grondements, les yeux roulant d'angoisse et les naseaux fumant de volutes rouges. Ayden poussa un soupir tremblant : à nouveau, il ne pouvait qu'attendre que l'excès d'émotions ne le réveille. Il avait fini par arrêter de tremper son oreiller de larmes chaque nuit, mais il finissait toujours avec les yeux humides, lui rappelant encore et toujours que tout cela était loin d'être terminé : qu'importe les choix qu'il faisait, il n'aurait jamais un véritable repos. Soit il gardait le dragonnet loin de lui et subissait le calvaire d'un fléau le traquant même dans les recoins de ses rêves, soit il calma l'apparition en s'occupant d'une jeune créature dangereuse, qui pourrait lui coûter cher.
Qu'importe son choix, rien ne changeait : il aurait à souffrir. Était-ce le prix à payer pour s'être accidentellement mêlé dans des histoires de dragon?
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