Chapitre 13 : Drokhenwäst
Je ne savais pas pourquoi j'avais choisi de sortir de l'écurie de mon propre gré. Avais-je fini par m'ennuyer de me prélasser dans les charpentes poussiéreuses en compagnie de Yu sans pouvoir ressentir la chaleur du soleil? Était-ce les centaines d'odeurs étrangères que m'apportaient le vent qui m'avaient poussé à m'éloigner du bâtiment de briques? Était-ce mon estomac de plus en plus insatiable qui m'avait poussé à sauter par dessus le portail, ou bien l'étrange et régulier tintement métallique venant de l'extérieur? Je l'ignorais. Tout ce que je savais, c'était que j'étais sorti et que jamais je n'avait été aussi extasié.
Depuis que je m'étais installé dans l'écurie, j'avais fini par oublier à quel point le monde extérieur était aussi vaste et merveilleux : j'avais beau courir dans les immenses herbes jaunes et vertes qui me chatouillaient le ventre, je n'en trouvais pas la fin, et le ciel rayonnant de soleil au-dessus de moi m'englobait comme une chaude couverture. Je renâclais des narines en sentant l'explosion de senteurs autour de moi : l'herbe humide, les insectes, l'eau, les fleurs et la poussière, tout me titillait et m'enivrait. Les membranes à l'arrière de ma tête tremblaient de bonheur en entendant le bruissement de l'herbe, le sifflement familier des oiseaux et le hennissement des chevaux. Pendant un instant, je crus me retrouver dans mon Paradis.
Un nouveau son me sortit de ma transe : c'était encore l'assourdissant tintement métallique, venant de l'imposante structure de pierre qui gênait ma vision. Des êtres semblables à mon protecteur y rentraient avec des piaillements incompréhensibles : que pouvaient-ils bien aller voir pour être aussi enthousiastes? La question me taraudant, je me mis à me faufiler du mieux que je le pouvais entre les fourrés pour me diriger vers l'entrée de ce grand édifice duquel flottait des bouts de tissus colorés. Mais alors que je m'apprêtais à sortir de la zone d'ombre où j'étais caché pour rentrer, je me figeai en remarquant deux créatures étranges.
Leur odeur laissait deviner que c'était des êtres semblables à mon bienfaiteur, mais leur apparence était... différente. Ils portaient des peaux rouges à l'odeur âcre qui les recouvraient entièrement ainsi que des cercles et des bâtons tranchants aux senteurs d'acier qui me firent trembler. L'odeur était familière et pourtant si étrangère... et à leurs pieds, attachées à une lanière de cuir, étaient allongées deux masses énormes de poils haletantes, dévoilant des crocs jaunes et une langue bavante. Leur odeur fauve fit passer un frisson dans mon échine et quand je fis un pas sur le côté pour m'éloigner des énormes bêtes, l'une d'elle leva ses petits yeux droit vers moi et se mit à aboyer, un bruit tonnant qui me retourna les entrailles, en tirant comme un diable sur sa lanière. En un battement de cœur, j'étais parti.
Il fallait que je trouve un autre moyen de rentrer pour ne pas avoir à affronter ces monstres. Je décidai donc de contourner l'immense mur de pierre, jusqu'à ce que l'agréable clapotis régulier de l'eau ne détourne mon attention : la rivière continuait tranquillement son cours, traversant la muraille par un large trou hâtivement bloqué par des barres d'acier. L'espace semblait assez grand pour me laisser passer et je ne sentais pas l'odeur des molosses au-delà. Après un instant d'hésitation, je me glissai sans bruit dans l'eau glacée : heureusement, j'étais assez léger pour flotter aisément et une fois mes ailes déployées à la surface, je parvins à contrôler ma direction et à onduler sans difficultés dans l'interstice entre les barreaux.
En un instant, j'étais entré, et contrairement aux plaines herbeuses de l'extérieur, ici, l'odeur des êtres semblables à mon protecteur submergeait mon esprit. Elle était partout : sur le sol dallé, sur les murs colorés de dessins, sur les tissus aux motifs brillant au-dessus de ma tête, même dans l'eau. Leurs effluves étaient incompréhensibles, mélangeant le musc des chevaux et la terre de la forêt, la douceur florale et la poussière de la roche. Et pourtant, elles étaient étonnamment agréables. Je les reniflai du bout de ma langue et, désirant en apprendre un peu plus sur l'espèce de créature qui m'avait sauvé, je décidai de suivre l'endroit où elles étaient les plus fortes, trottinant dans l'obscurité d'immenses structures de roche et de bois.
Les cris enthousiastes des créatures me parvinrent rapidement : me dissimulant derrière un cube de bois, je les vis enfin par dizaines, en plein milieu d'une esplanade colorée frappée par le soleil. Ils étaient vraiment étranges, avec leurs multiples peaux colorées, leurs deux pattes disproportionnées et leur absence de queue, mais leur bizarrerie m'intriguait : après tout, ils étaient étonnamment agiles malgré leur morphologie. Certains d'entre-eux s'amusaient à lancer des morceaux de tissus multicolores et à les rattraper sans les faire tomber, d'autres avaient des objets en bois entre leurs jambes ou sur leurs épaules, pinçant des cordes ou tapant sur des peaux qui produisaient des sons merveilleux, aussi harmonieux que le chant des oiseaux. Le reste des créatures tournait en rond autour des faiseurs de son, sautillant en rythme avec la mélodie et imitant ses sonorités de leurs voix claironnantes.
M'allongeant dans la terre, je demeurai bercé par la symphonie harmonieuse de sensations qui se dégageait de cet étrange rituel. Je ronronnai de bonheur en écoutant leurs paroles, incompréhensibles et pourtant débordantes d'une joie si forte que j'aurais pu la voir avec mes propres yeux et la sentir dans mon propre cœur. Ils devaient sûrement célébrer quelque chose de merveilleux, pour être unis de la sorte.
Ce fut à cet instant qu'une voix familière me fit lever la tête, crêtes déployées et cœur battant. Et je le vis, ses épaules couvertes de tissu bleu et son sourire rayonnant masquant la vague odeur d'appréhension qui semblait émaner de lui en permanence.
Mon sauveur était là, reconnaissable entre mille parmi la foule.
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La journée était radieuse et le Drokhenwäst battait son plein.
Le ciel était sans nuages et l'atmosphère étouffante de sa chaleur, mais cela n'avait pas empêché l'entièreté des habitants de Mérégris de se regrouper sur la place centrale de la cité, habillé dans leur plus beau vêtement et dansant au rythme d'une musique incessante. Ayden avait évidemment répondu à l'appel, bien qu'avec un certain pincement de cœur, car aujourd'hui, après plusieurs semaines de préparations, ils célébraient la mort de Feu-de-Sang, l'événement sombre qui l'avait entraîné dans des rêves étranges et des découvertes qu'il aurait parfois préféré ne jamais avoir faites. Tout était merveilleusement aménagé pour l'occasion : les murs étaient drapés de soie, le sol coloré de craie vive et l'air tremblant de mélodies entraînantes. Un étranger ne pourrait jamais se douter que cette célébration était celle de la mort.
Après une heure à rester aux-côtés de Sardas sans savoir quoi faire — danser et chanter n'était pas son fort et il y avait beaucoup trop d'étrangers pour qu'il ressente le courage d'engager une conversation —, Britta avait fini par le remarquer et l'avait emporté avec elle pour l'aider à socialiser. Après tout, le Drokhenwäst était un fête célébrant la tranquillité et la possibilité de prendre des nouvelles avec les villages alentours, maintenant que le dragon était mort. Avec Britta à ses côtés, il apprit mille-et-une chose sur des personnes dont il ignorait l'existence même : qui était mort, qui s'était marié, qui avait eu des enfants ou trouvé un travail, tout se mélangeait dans sa tête. Mais il ne pouvait s'empêcher de sourire en voyant ces inconnus partager des nouvelles, chanter, rire et danser à l'unisson : c'était comme s'ils cherchaient à rattraper des années de temps perdu, durant cette unique journée de fête.
Le ciel fut strié d'orange et de rouge quand la cloche de Mérégris sonna de nouveau. La musique s'arrêta et les fêtards stoppèrent immédiatement leurs conversations, laissant un silence presque froid dans les rues étroites. Tous se tournèrent vers l'estrade au centre de la place, sur laquelle se trouvait un vieil homme habillé d'une toge pourpre qu'Ayden reconnut comme étant le prêtre de l'église de la cité. Ce dernier, le regard apaisé, mélangeait le contenu d'un énorme contenant métallique tout en y déposant de temps en temps une fleur aux pétales blanches comme neige. Bien que vraisemblablement perdu dans ses pensées, sa voix fut étonnamment forte quand il commença à parler :
— La lune et le soleil sont tous deux à l'horizon : il est temps de commencer la cérémonie. Venez, enfants du Seigneur, boire son liquide sacré. Rapprochez-vous de lui.
L'attente fut longue, mais personne ne se bouscula alors que le prêtre donnait une lapée de sa solution. Quand Ayden put renifler l'infusion bouillonnante, il fronça le nez, mais voyant qu'on attendait qu'il finisse, il but aussi vite que possible et retourna auprès de la foule, un arrière-goût horriblement amer au fond de la gorge. Ce ne fut que quand les dernières personnes reçurent leur gorgée du liquide qu'Ayden en ressentit les effets : sa tête tournait et la moindre caresse du vent était comme un chant assourdissant à ses oreilles. Levant ses mains, il papillonna des paupières : ses paumes avaient-elles toujours été si colorées? Il fut si concentré sur ces nouvelles sensations si semblables à celles de ses rêves qu'il manqua de faire un syncope quand une autre voix tonna sur l'estrade, grave et grondante : c'était celle de Helm, le capitaine de la Garde de Mérégris. Affublé de son armure ignifugée et de son casque orné de crocs et d'écailles, il ressemblait presque à un dragon lui-même.
— Une nouvelle fois, dit-il gravement, nous nous retrouvons ensemble pour célébrer un événement historique : celui de l'abattage d'une énième créature du Chaos. Depuis des mois, Feu-de-Sang semait la terreur dans nos forêts et nous empêchait de chasser pour nos besoins. Mais aujourd'hui, nous allons renvoyer cette bête au Seigneur, pour qu'elle disparaisse à jamais!
La foule tenta d'applaudir, mais le vacarme bien trop fort pour leurs oreilles sensibilisées par la drogue la dissuada rapidement. A la place, ils demeurèrent figés, fixant intensément le brasier que des Gardiens étaient en train d'allumer sur l'estrade. Un signe de main du capitaine fit tonner les tambours des musiciens : Ayden le sentit jusque dans ses os.
Le commandant commença à marcher autour du grand brasero, les flammèches se reflétant comme des figures dansantes sur son armure. Un autre Gardien arriva avec un pas rythmé et tendit quelque chose au capitaine : c'était une masse sombre et noire, grosse comme une tête et striée de blanc. Ce ne fut que quand les deux soldats levèrent l'amas dégoulinant au-dessus des flammes qu'Ayden compris ce qu'il voyait : ce qu'ils tenaient, c'était un cœur de dragon. Le cœur de Feu-de-Sang, conservé depuis des semaines pour l'occasion.
— Voici l'unique vestige du monstre pourfendu. Qu'il soit puni comme le fut Ssoran lors de l'Ère du Chaos, pour ses malheurs passés et les atrocités à venir de ses frères : dans les flammes du jugement! Et que son âme, tout comme son cœur, soit consumée dans les cendres, pour ne plus jamais revenir!
Le public ne put s'empêcher d'applaudir, cette fois-ci : le roulement des tambours et les cris de joie s'intensifiaient alors que les deux Gardiens baissaient leurs bras dans les flammes. Ses oreilles assaillies par le brouhaha, Ayden sentait des vertiges le prendre de nouveau. Les flammes brillaient trop fort pour ses yeux sensibles et le sol semblait presque trembler sous ses pieds alors que la musique devenait assourdissante. Mais malgré ses sens submergés, une sensation fut plus forte que les autres : celle d'une voix sifflante et familière, venant de partout et de nulle part à la fois.
— Skarr... tu'ssortihan... kere? Tu'iia lorikiir? Vahaliir? Yu'ssrom, yu'eass... Yu'iia haiir...
L'horreur de la réalisation fit fuser d'innombrables pensées dans son esprit, mais la drogue qu'il avait bue l'empêchait d'émettre quoi que ce soit de cohérent.
Peur. Lumière. Danger. Trop. Flamme. Vertige. Bruit. Cours. COURS. COURS.
Un frisson parcourut son dos quand le chant de la voix reprit de plus belle, rampant sur ses bras comme des milliers d'insectes glacés. Il se gratta les bras pour se débarrasser de la sensation, jeta un regard autour de lui, mais personne dans la foule ne semblait voir sa détresse. Il sentait ses membres trembler de plus en plus fort alors qu'il cherchait Britta et Sardas dans la masse de couleurs qui se mouvait tout autour de lui, si étrangère et familière à la fois. Il ne les trouva pas.
Ce n'était pas possible. Il était réveillé. S'il commençait à sentir la présence de Feu-de-Sang hors de ses rêves, c'était qu'il était encore plus en danger qu'il ne le présumait. Mais le dragon était censé disparaître pour de bond, alors pourquoi était-il toujours là, à le harceler lui et seulement lui? La terreur lui tordit les entrailles alors qu'il bousculait les passants extasiés devant la vue du cœur consumé dans le bûcher, leurs bras levés vers les cieux semblables à des griffes et leurs cris à des rugissements. L'odeur de chair brûlée atteint finalement ses narines et quand il jeta un regard derrière-lui, il hoqueta de frayeur : alors que les flammes, attisées par la viande brûlante, s'élevaient de plus en plus haut vers les cieux comme des ailes rouges, il crut voir l'ombre d'un dragon aux crocs effilés danser dans ses reflets.
Peur. Feu. Trop. Mort. Bruit. Danger. Douleur. Cours. COURS. COURS.
Ayden obéit à ses instincts et courut jusqu'à ne plus rien voir, ne plus rien entendre, ne plus rien sentir. Il s'écroula dans une rue sombre, derrière des tonneaux, haletant et tremblant comme une feuille. Il soupira et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, alors que la fraîcheur de la nuit commencer à l'envelopper. Il ferma les yeux et se recroquevilla sur lui-même pour se réchauffer.
Il resta à trembloter ainsi pendant ce qui lui parut être une éternité, avant qu'un bruit ne le réveille de sa torpeur : il se figea en remarquant les deux orbes d'or qui le fixaient au fond de la ruelle.
Le dragonnet l'avait suivi dans l'enceinte des murs. Et il aurait dû être terrifié par toutes les implications : les chiens de la Garde allaient pouvoir le sentir, le traquer sans relâche jusqu'à l'écurie et si tant bien même ils ne parvenaient pas à l'attraper, la surveillance de la cité serait bien plus sévère. Et maintenant que l'animal cherchait à explorer ses alentours au lieu de rester caché, il aurait plus de chance de se faire découvrir et Ayden de finir emprisonné. Sa vie serait fichue. Réduite à néant. Mais alors pourquoi?
Pourquoi ressentait-il une telle joie en fixant ces magnifiques yeux d'or?
Son cœur battait la chamade alors que le dragonnet était à quelques pas de lui, dévoilant à lui sa peau lisse, ses ailes surdimensionnées et ses pattes aux proportions étranges. L'animal aurait dû lui paraître hideux. Pourtant, à cette distance, Ayden put remarquer le souffle argenté de ses naseaux sur sa main tendue et les motifs cachés dessinant des futures écailles sur ses flancs encore vierges : il y vit s'y refléter des centaines de teintes, du rouge cuivré au bleu marine jusqu'au vert paon. Le moindre tremblement de ses ailes y faisait apparaître des yeux multicolores tel un dangereux papillon, et chaque clignement de ses yeux apportait de nouvelles nuances à ses iris, qui semblaient passer de l'ambre au bleu glacial. Sous une telle palette, il était radieux : était-ce l'avenir qui l'attendait s'il atteignait l'âge adulte? La proximité avec un être si coloré le terrifiait et l'exaltait à la fois, empirant sa vue encore troublée par la drogue dans son organisme.
Viens. Magnifique. Proche. Protéger. Enfant. Aimer. AIMER. AIMER.
Alors que le museau du dragonnet s'apprêtait à frôler ses doigts, il retira brusquement sa main. Non. Ce n'était pas normal. Ces pensées n'étaient pas les siennes. Ce cœur qui battait si fort pour un monstre ne pouvait pas être le sien. Il secoua la tête et serra ses genoux contre son torse. Non. Ces pensées étaient fausses, imposées à lui. Il ne voulait pas protéger le dragonnet. Et il l'aimait encore moins. Il ne pouvait pas l'aimer. Il n'en avait pas le droit : s'attacher à un dragon était synonyme de mort. Personne ne pouvait aimer un dragon à part un autre dragon—
— Ayden?
La voix de Britta le sortit de ses pensées et le pétrifia d'horreur : le dragonnet était beaucoup trop proche pour son confort, et si la jeune femme le voyait avec lui, ça serait fini. Il attrapa donc le premier objet qui lui passa sous la main et le jeta de toutes ses forces sur le reptile, qui poussa un cri strident, les couleurs vives s'effaçant de ses flancs pour retrouver leur habituelle pâleur.
— Va-t'en!, hurla-t-il d'une voix éraillée.
La créature gémit et fit un pas en arrière, puis elle s'engouffra dans les ténèbres de la ruelle sans un bruit. Ayden resta pantelant un instant, avant que des pas ne se firent entendre derrière-lui et qu'une main chaude ne se pose sur son épaule.
— Tout va bien? Je t'ai vu partir précipitamment de la fête. (Britta leva la tête vers le sombre lointain de la ruelle :) J'ai cru voir quelque chose, tu t'es fait embêter par un autre de ces chiens errants?
Ayden hocha la tête et ferma les yeux. Il sentit alors une chaleur l'envelopper alors qu'un épais tissu tombait sur ses épaules, stoppant ses frissons incessants.
— Rappelle-moi de ne jamais te faire tenter la moindre drogue. Je voudrais pas que tu finisses comme ça.
Il aurait normalement apprécié sentir l'agréable étreinte de Britta contre lui, mais d'autres pensées plus sombres lui passaient par la tête.
Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas continuer comme ça.
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