Chapitre 12 : Anniversaire


Les jours suivants d'Ayden furent passés à peaufiner ses recherches. Le moindre détail qui l'intriguait sur l'animal finissait dans son carnet, qui se noircissait de plus en plus sous des croquis et annotations diverses concernant le dragonnet, que ça soit sa taille, ses habitudes, ses façons d'agir et de communiquer avec lui. Il en apprit bien plus sur ces effrayantes bêtes en quelques heures d'observation qu'en plusieurs jours à rechercher des livres et des témoignages à la bibliothèque de Mérégris. Le fait d'avoir de telles informations gonflait autant son cœur de fierté que son esprit d'inquiétudes, mais sa curiosité avait encore et toujours pris le dessus sur sa raison et masquait son angoisse derrière l'exaltation de la découverte d'une espèce que tout le monde connaissait, mais que personne ne cernait.

Il lui fallut seulement moins d'un mois pour que son carnet soit totalement rempli et qu'il ne trouve plus d'idées de recherches sur la petite créature : il avait analysé tout ce qui était analysable sans devoir toucher le cuir glacial de la chose. Il avait alors espéré que cette dernière finirait par se lasser de sa compagnie, elle aussi, mais malheureusement, elle demeurait toujours dans l'écurie et ne semblait pas décidée à retourner dans la forêt. Il avait bien essayé, à l'abri des regards, de l'attirer hors de l'écurie pour l'emmener dans les bois et la pousser à y résider en lui promettant de revenir, mais elle l'avait suivi de près sur le chemin du retour. Ayden comprenait cela, aussi frustrant que cela pouvait être: bien qu'ayant encore grandie de plusieurs centimètres, la bête était encore bien trop fragile pour pouvoir se débrouiller seule et elle le savait. Il devrait sûrement attendre encore un moment avant de pouvoir la faire retrouver la grotte de Feu-de-Sang de son plein gré.

Ce n'était pas si grave en rétrospective : le dragonnet ne ressemblait pas du tout aux monstrueux hérauts du Chaos dont parlaient les livres sacrés. Il était trop jeune pour faire quoi que ce soit de dangereux et sa compagnie faisait plus l'effet d'un chien enthousiaste qui attendait son maître que d'un compagnon démoniaque, au moins pour le moment. Ayden avait fini par accepter sa présence, il survivrait quelques jours de plus.
Alors il continua à le nourrir tout en gardant ses distances. Le petit grandissait petit à petit et avec lui, sa quantité de nourriture ingérée aussi. La viande séchée qu'Ayden gardait de côté pour ses promenades ne suffisait plus et il dut commencer à en racheter régulièrement au marché journalier de Mérégris. C'était au moins ça de pris : dans une cité constamment ravitaillée, il ne pourrait pas manquer de nourriture pour le reptile et l'aide qu'il apportait régulièrement aux habitants entre ses études lui faisait gagner assez de petite monnaie pour pouvoir supporter ces achats.

Un jour, Ayden dut de nouveau renouveler les stocks qu'il faisait dans l'entrepôt de l'écurie. Il prit la viande séchée la moins chère, quelques galettes de féculents et des légumes frais, qu'il rangea dans sa besace. Satisfait, il prétendit rentrer chez Sardas pour ranger ses emplettes, mais une fois les regards des multiples passants loin de lui, il bifurqua dans une ruelle sombre. Il ressortit devant la rivière Pleureuse qui traversait la cité et la suivit sur toute sa longueur pour arriver à l'endroit où le cours d'eau et la muraille se croisaient : il y avait un espace dans le rempart pour laisser l'eau se déverser vers l'extérieur. L'ouverture était barrée, bien sûr, pour éviter l'entrée des gros prédateurs, mais l'espace entre les barreaux métalliques sur les côtés étaient tout juste assez grand pour un jeune enfant.

Ayden s'accroupit pour passer sous l'arche qui délimitait l'évacuation d'eau. Il agrippa fermement un barreau rougi par la rouille et tira d'un coup sec dessus : le vieux métal se délogea aussi facilement qu'on déracinait une plante, laissant un espace assez large pour le laisser passer. Il avait vu plusieurs fois les enfants les plus téméraires de Mérégris passer par ici pour sortir en cachette : il les avait rappelé à l'ordre, mais avait promis de ne pas dévoiler le barreau défectueux, qui ne fut jamais remplacé.

— Qu'est-ce que tu fais?

— Ah!

Ayden se releva précipitamment et se cogna contre l'arche au-dessus de lui. Il siffla de douleur alors que la personne derrière-lui ricanait d'une voix fluette et familière. Quand il se retourna, il reconnut immédiatement la chevelure rousse et les petits yeux verts tirés en une grimace espiègle.

— Oh, Britta, dit-il en frottant l'arrière de son crâne endolori. Qu'est-ce que tu fais là?

— Je pourrais te poser la même question, répliqua-t-elle avec un sourire, les mains liées derrière le dos en une posture faussement enfantine. Qu'est-ce que tu fais, au juste? A te voir aussi pressé, on croirait que t'as commis un crime horrible et que tu cherches à t'échapper sans être vu!

Il ne put s'empêcher de frissonner en entendant l'hypothèse incongrue de la jeune femme. Techniquement, elle n'avait pas exactement tort : avoir un rapport de près ou de loin avec un dragon était souvent assez pour être accusé de corruption par le Chaos et être envoyé à la capitale pour être purifié... ou puni si cela ne suffisait pas.

— Je... (Il balbutia un instant avant de retrouver la voix :) Je partais à l'écurie de Sardas pour promener Yu autour des murailles. C'est plus court par là, et tu sais à quel point les Gardiens détestent voir les gens sortir si c'est pas pour s'occuper des champs...

Les yeux de Britta se plissèrent et brusquement, elle se mit à rire à pleine voix, étirant son visage pâle constellé de tâches de rousseur. Ayden tressaillit face à tant d'expressivité, mais suivit rapidement avec un rire nerveux.

— T'es vraiment un affreux menteur, Ayden! (Le cœur d'Ayden se serra, mais voyant que l'expression hilare de la femme ne correspondait pas à ses paroles, il parvint à se calmer :) T'es vraiment bizarre depuis quelques temps. Plus que d'habitude, en tout cas : toujours à l'extérieur des murailles, le nez en l'air... (Elle se pencha en avant et lui tapota le front d'un doigt fin, lui arrachant un rire :) J'aimerais bien savoir ce qui te passe par la tête, parfois. Je m'inquiète pour toi.

— Oui, oui, répliqua-t-il en remettant en place ses cheveux défaits. Je vais bien, ne t'inquiète pas. Je suis juste un peu débordé niveau travail, et j'ai... comme qui dirait oublié de venir te voir?

— T'es irréparable...

Ayden rougit d'embarras, les yeux fixés au sol. Il avait tellement était fixé sur l'étude et les soins du dragonnet qu'il en avait oublié une de ses plus grandes amies. Ça faisait un moment qu'il n'était pas allé s'occuper des enfants de Mérégris, non plus : ils devaient sûrement avoir des bobos de partout après autant de temps sans surveillance. Quel piètre ami il faisait...

Cela voulait aussi dire que ses petites cachotteries n'étaient pas aussi discrètes qu'il ne le pensait : si son amie la plus proche était capable de le déceler, alors tout le monde le pouvait sûrement. Qui sait combien de personnes se demandaient ce qu'il pouvait bien faire à l'extérieur à part promener sa jument, pour devoir acheter de la nourriture aussi régulièrement? Et parmi ces personnes, combien iraient dévoiler leurs soupçons à leurs amis, qui iraient raconter l'histoire à leurs enfants, qui iraient le dire à la Garde, qui viendrait l'attraper la main dans le sac et qui...

Alors qu'il se perdait dans ses pensées, il vit du coin de l'oeil Britta sortir quelque chose de son sac et lui tendre à deux mains. Il leva les yeux : c'était un livre de poche. La couverture était teinte de violet et la broderie d'argent formait de magnifiques dessins vagues, mais étonnamment compréhensif, montrant des feuilles, des fleurs et même un cheval. L'aspect ésotériquement universel de ces lignes lui rappelaient agréablement les danses de couleur de ses rêves lucides.

— Bon anniversaire, Ayden.

— Euh?

Ayden leva un sourcil. C'était aujourd'hui? Il avait dix-neuf ans aujourd'hui?

— Tu as encore oublié, c'est ça?

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Ayden et Britta étaient assis sur le bord de de la muraille, un pain encore fumant fourré à la viande et aux épices sur les genoux. Avec l'arrivée de la nuit, l'horizon s'était zébré d'or et de pourpre, et les immenses silhouettes noires des arbres s'étendaient autour de Mérégris comme une mer sombre et sinuant au vent. En contrebas, les derniers fermiers empaquetaient leurs affaires pour aller dormir et derrière-eux, le brouhaha de la cité se transformait en murmures, comme de peur de déranger le silence sacré.

— J'espère que t'aimeras les histoires du livre, dit Britta en croquant dans son pain. Je me disais que ça te correspondait bien, les contes de fées.

— Oui, je lisais toujours ce genre de choses quand j'étais petit. Mon père avait accepté de m'en acheter d'autres quand ma mère avait dit que ça pourrait étancher ma soif de l'inconnu. (Ayden sourit au souvenir :) Disons que ça n'a pas marché, au contraire.

Le livre que Britta lui avait acheté était un recueil de contes de Tariel, la région tropicale au sud-est d'Estepène et la région natale de la mère d'Ayden. C'était un endroit connu pour ses paysages inhospitaliers, ses histoires fantastiques et les personnes étranges qui y vivaient : on disait qu'elles étaient descendantes de dangereux mages, qu'elles capturaient les hommes se perdant dans leurs terres et qu'elles vivaient dans les arbres pour se rapprocher de leur déesse, la Grande Mère. En conséquent, le nombre de personnes désirant explorer cette région se comptait sur les doigts de la main : Ayden en faisait partie. Sa mère n'avait pas manqué de lui parler des animaux merveilleux et des paysages sacrés de la région et depuis, son désir d'y aller n'avait été que plus fort.
Britta finit de mâcher son morceau avant de continuer :

— Mais je comprend toujours pas : qu'est-ce qui t'attires à l'extérieur? C'est dangereux, dehors, et il y a tellement de personnes et de choses à voir à l'intérieur de Mérégris.

Ayden ouvrit la bouche, mais rien ne semblait vouloir sortir : il y avait beaucoup trop de choses qu'il aimait en dehors de la cité. Le calme et la tranquillité, l'air pur et les paysages hors du commun, les animaux uniques et les personnes qui habitaient au loin... et surtout, tous les endroits inexplorés d'Estepène, qui ne demandaient qu'à être découverts et cartographiés. Comment pouvait-on vivre sans se demander ce qui se trouvait là-bas, quels secrets magiques s'y cachaient et si on y trouverait des réponses à des questions encore insoupçonnées?

Et qui sait, peut-être que ces contrées lointaines étaient aussi belles que les voiles de ses rêves?

— Je ne sais pas, répondit-il simplement, la gorge bloquée et le regard fixé sur l'horizon. C'est juste que parfois, j'ai l'impression de perdre mon temps, ici. Nous passons tout notre temps derrière les murailles au cas où un dragon arrive, ou que le Chaos revienne, alors qu'il y a tellement de choses merveilleuses à découvrir à Estepène... qui sait ce qu'on est en train de rater à cause de toutes nos peurs!

Remarquant qu'il avait commencé à monologuer, Ayden rougit, mais Britta, toujours souriante, posa sa main sur son épaule et l'attira vers elle en une étreinte chaleureuse.

— T'es vraiment bizarre, quand même.

— C'est peut-être dans mes gènes, blagua Ayden en pensant à sa mère, qui devait bien être aussi, voire plus aventureuse que lui, au grand dam de son père.

— Peut-être... mais sache que je serai toujours là pour te supporter si tu as des ennuis dehors. Mon auberge est toujours ouverte pour toi.

A cet instant, blotti contre l'épaule de son amie, Ayden sentit son cœur se tirailler et il dut retenir le désir implacable de tout avouer à Britta. Sa rencontre avec Feu-de-Sang, ses rêves étranges, l'élevage du dragonnet et les secrets de la grotte cachés par la Garde, il aurait voulu tout lui dire. Mais la peur lui nouait la gorge. La peur d'être dénoncé et de perdre une amitié unique, mais surtout, la peur d'entraîner Britta dans quelque chose dont elle ignorait tout. S'il se confessait à qui que ce soit, il risquait de conduire ses amis et ses proches avec lui dans le chemin du Chaos.

Il se devait faire cela seul, pour le bien de tous.

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