Chapitre 11 : Études de dragon
Assis en tailleur contre le mur de l'écurie, Ayden ouvrit sa besace et en sortit des lamelles de viande, un pain rond encore fumant, une petite bouteille de lait, une pomme rouge et une carotte, les posant sur ses jambes croisées. Il leva la tête pour siffler un air : il n'eut pas à attendre longtemps avant de distinguer la silhouette du dragonnet. L'animal voltigeait de poutre en poutre avec l'agilité d'un cabri et descendait les charpentes tel un écureuil pâle, emportant des volutes de poussière avec elle.
Il bondit sur le pavé et, après un instant de jaugeage silencieux, avança prudemment vers lui, ses petites griffes cliquetant sur la pierre comme un avertissement. Sentant son espace de sécurité diminuer, Ayden leva la main dans un réflexe vain pour se protéger. Son cœur se serra douloureusement quand il vit la créature tressaillir au brusque mouvement et faire un pas en arrière, le nez vers le sol.
La créature ne s'était malheureusement pas encore remise du coup qu'il lui avait asséné la dernière fois, quand elle s'était trop approchée. Chaque mouvement de travers qu'il faisait l'envoyait se cacher dans les ombres avec un gémissement plaintif. Il ne pouvait s'empêcher de se sentir mal à l'aise en voyant sa frayeur, par pitié pour son esprit si facilement marqué et par peur qu'elle ne trouve un refuge chez quelqu'un d'autre. Et pourtant, tous les soirs, elle revenait à lui, ses yeux ne perdant jamais leur éclat curieux. Le dragonnet était bien plus intelligent qu'il ne l'avait escompté, Ayden en était sûr, maintenant : ce mélange de peur et de curiosité si familier qui semblait dicter les actions hésitantes du reptile et toutes ces réactions contradictoires qui la rendaient presque humaine en étaient une preuve irréfutable.
Et c'était sans parler de sa capacité d'apprentissage, car Ayden le savait : la chose apprenait de lui à chaque fois qu'il venait à l'écurie. Il la sentait toujours l'épier du haut des charpentes, à observer tous ses faits et gestes et à tenter de comprendre ses actions, de les imiter de ses pattes pataudes. Il se souvenait du jour où elle était tombée à la renverse quand elle avait tenté de se percher sur ses deux pattes arrières. Il se rappelait le jour où elle s'était mise à pépier en chœur la chanson qu'il fredonnait tous les soirs quand il récurait le sol. Il se souvenait le jour où il l'avait retrouvée sur la croupe d'une Yu maintenant impassible à sa présence, en train d'en débarrasser la poussière d'un coup de queue. Il se rappelait de toutes ces choses qui auraient pu être vécues par tout parent élevant son enfant et cela faisait naître en lui un sentiment étrange, mêlant peur et fascination.
L'idée qu'une telle chose soit si intelligente l'impressionnait et le faisait mourir d'angoisse : et si elle était capable de rancune? Et si elle revenait à lui dans plusieurs années pour le dévorer une foie grandie? Il tentait de ne pas y penser, mais chaque fois que ses yeux tombaient sur les iris bleu froid, il ne pouvait s'empêcher d'en frissonner.
Dans quoi s'était-il embarqué, au juste...?
Ayden secoua la tête et sortit son carnet, feuilletant rapidement les pages cornées et noires de mots de vocabulaire en Consuet pour en trouver une vierge. Aujourd'hui, il n'était pas là pour s'alourdir de plus de questions, il était là pour avoir des réponses.
Voyant que les tremblements du dragonnet s'adoucissaient et qu'il s'était assis devant lui au lieu de continuer à avancer, Ayden sourit. Il arracha une miche de pain et la lança aux pieds de la créature.
— Étude du dragon, souffla-t-il tout en écrivant dans son carnet, comme pour se rassurer de ses actes insensés. Régime alimentaire.
L'animal avait retourné tout le jardin de Sardas pour se nourrir. Cela voulait donc dire qu'il était vraisemblablement omnivore, ce qui contredisait la rumeur faisant des dragons des mangeurs exclusifs de viande. Il espérait que son intuition était bonne : il ne pouvait pas se permettre de le nourrir uniquement de viande, cela revenait bien trop cher.
La créature renifla le morceau, en lécha la mie du bout de sa langue fourchue avant de s'en saisir entre ses crocs. Elle l'avala alors tout rond et sembla être prise d'un instant d'absence avant de se retourner vers Ayden, le museau incliné en une mimique semblable à celle du questionnement. Il arracha un nouveau morceau de pain et le donna au reptile, qui cette fois attrapa la nourriture sans hésiter.
— Aime le pain, marmonna-t-il en griffonnant rapidement, de peur que ses instants d'inattention ne poussent l'animal à faire des bévues.
Il reposa le carnet et leva la carotte devant le nez de l'animal. Pour montrer l'exemple, il croqua à pleines dents dans le légume cru — non sans grimacer légèrement — avant de la tendre au dragonnet. Ce dernier sembla intrigué par cet aliment étrange et mis un plus long moment à l'analyser avant de refermer ses mâchoires dessus avec un craquement. Ayden l'observa tenter une nouvelle fois d'avaler le morceau tout rond et manquer de s'étrangler en essayant. Il ricana doucement alors que l'animal recrachait l'énorme morceau encore intact.
— Il faut mâcher, abruti. C'est plus dur que du pain.
Il fit claquer ses dents pour illustrer ses propos. L'animal l'observa faire, avant de reprendre son morceau et de le croquer avec une application étonnante. Après une longue minute de mastication, il leva brusquement le chef en une déglutition difficile. il retourna son attention sur lui avec de grands yeux dilatés, comme soulagé d'avoir réussi à avaler la racine. Ayden sourit et lui offrit un nouveau morceau avant de continuer d'écrire :
— Aime les carottes, mais n'aime pas mâcher.
Il réitéra le protocole avec un morceau de pomme, mais la créature sembla être perplexe quand elle renifla le fruit. Elle lécha la chair pâle et fut pris d'une grimace de dégoût, un gargouillis insatisfait faisant trembler les muscles de son poitrail. Ayden lui tendit une nouvelle fois l'aliment, mais le reptile esquivait la nourriture sucrée d'un recul de la tête. Étonné, Ayden donna le reste du fruit à Yu, qui languissait sur la nourriture depuis le début de l'expérience.
— Mais c'est bon, les pommes...
Il prit note de cela et se saisit de la bouteille de lait qu'il pencha pour permettre au dragon d'y boire. Ce dernier fixa l'objet transparent sans ciller et tenta de picorer le verre, en vain. Après un moment, il remarqua le trou qui en arborait le sommet et tenta d'y rentrer son museau, mais l'entrée était bien trop étroite.
Ce fut à ce moment qu'Ayden se rendit compte à quel point le petit avait grandi : il tenait dans ses mains le mois dernier, la toute première fois qu'il l'avait vu dans la grotte. Maintenant, il estimait que s'il avait à le porter maintenant, il devrait le loger dans le creux de ses bras pour avoir son corps en entier. Cette réalisation le fit frissonner : un dragon grandissait si vite...? Si sa croissance était régulière, il atteindrait la taille d'un cheval en moins d'un an... Ayden décida de ne pas trop y penser — après tout, il espérait que le dragonnet s'en aille avant d'arriver à de telles mesures —, mais nota tout de même ses estimations de longueur, ainsi que l'âge présumé du petit animal.
Une fois cela fait, il releva les yeux et l'observa laper la substance blanche du mieux qu'il le pouvait avec sa petite langue. La créature ne semblait pas dérangée par le goût du liquide le moins du monde : au contraire, elle continuait à boire goutte à goutte, et Ayden était sûr que si le récipient en verre ne le gênait pas, elle se serait gavée à souhait. Il la laissa faire durant quelques minutes de plus, le temps qu'elle profite de son repas complet, avant de lever la bouteille hors de sa portée, la faisant piailler son mécontentement.
— Ça serait dommage que tu tombes malade à trop en boire, justifia-t-il au dragonnet avec un sourire désolé.
Le reptile ne dut pas comprendre, car il continua de pousser des petits couinements plaintifs. Ayden soupira et lança les lamelles de viande. L'animal arrêta alors ses geignements et se précipita sur la nourriture tel un molosse affamé.
— Je viens de te donner plein de trucs, morfale...
Il l'ignora royalement alors qu'il secouait un morceau de viande entre ses crocs. Ayden décida de profiter du moment de calme relatif pour ouvrir une dernière fois son carnet. Il fixa longtemps la créature, la mine du crayon tremblant sur la page cornée. Une fois concentré, ses doigts s'activèrent et il se mit à dessiner.
Le corps du dragonnet semblait avoir été bâti comme un reflet maladroit du monstre qu'il deviendrait un jour : ses mâchoires garnies de dents minuscules déchiraient la viande avec une facilité étonnante; ses pattes arrières, longues et musclées, lui permettaient de bondir sans difficultés entre les charpentes; sa queue, bien que trapue, était puissante et semblait pouvoir servir autant de balancier que de fouet de fortune. Enfin, les membranes ridiculement longues qui restaient plaquées contre les flancs du reptile rappelaient sa destinée à s'élever vers les cieux.
Pourtant, plusieurs détails l'avaient toujours intrigué : ses pattes avants semblaient sensiblement plus courtes que celles de derrière, lui donnant une démarche assez pataude et une course qui ressemblait plus à une succession de bonds qu'à un galop de prédateur; ses ailes étaient tellement grandes qu'il trébuchait dessus. Et c'était sans parler de cette peau : blanche, pâle et glacée, sans poils, ni plumes, ni même écailles pour la défendre. Ayden se demanda si la créature avait un problème de croissance pour ne pas avoir la fameuse armure de ses comparses adultes. Comment-elle être capable de se débrouiller seule dans la nature, avec des faiblesses si handicapantes dans un milieu terrestre. Si petite, si frêle, si vulnérable, elle devait sûrement vivre derrière la sécurité de ses parents dragons si elle voulait survivre.
Cela lui intimait que les dragons devaient donc être des créatures qui prenaient soin de leurs petits, ce qui, une fois encore, le troublait grandement : il n'arrivait pas à s'imaginer des lézards géants cracheurs de feu être tendres avec leur progéniture. Même les autres reptiles d'Estepène ne faisaient pas ça. Une deuxième pensée s'imposa : était-ce la raison pour laquelle les dragons attaquaient les cités? Pour trouver assez de nourriture pour leurs petits et défendre leur maison? Est-ce que tous les Messagers qui avaient été tué jusque-là étaient simplement des parents, confus et prêts à se sacrifier pour leurs petits avant de voir leur vie arrachée? Un frisson le traversa.
Mais on n'avait jamais retrouvé d'œufs de dragons nulle part, cela se serait su... Ayden serra sa poigne sur son crayon. Tout comme les gravures de la caverne de Feu-de-Sang... la Garde et les prêtres avaient du se débarrasser des œufs et faire silence sur leurs trouvailles pour éviter de devoir faire face à une nouvelle génération de raids draconiques et de semer le trouble chez les habitants d'Estepène. Le fait d'avoir trouvé le dragonnet caché au fond de la grotte confirmait ses craintes : Feu-de-Sang avait dû le mettre là pour le protéger de l'attaque des Gardiens... mais une énième question lui tordit les entrailles par ses implications : pourquoi Feu-de-Sang l'avait-il guidé jusqu'à l'œuf? Était-ce par désespoir, un dernier recours pour sauver sa lignée? Ou bien il y avait-il une raison plus profonde et plus obscure?
Il fut arraché à ses pensées par un couinement venant du reptile. Il se lécha les babines avant d'ouvrir la gueule vers lui, attendant sûrement une nouvelle becquée de nourriture. Ayden eut un sourire peiné.
— Tu es vraiment un morfale, hein...
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