Chapitre 10 : Questions sans réponses
Sardas dégagea rapidement ses mains dans la table lorsque Ayden y laissa tomber un livre, plus épais que ses deux poignets réunis et tellement lourd que le bois du meuble en grinça. Ayden passa sa main sur la reliure faite de cuir coloré, la débarrassant de la mince couche de poussière qui s'était déposée sur le titre doré de l'œuvre. Codex naturel d'Estepène. Le médecin lui jeta un regard agréablement amusé.
— De la zoologie? Ce n'est pas vraiment mon rayon d'expertise, mais on peut faire une exception... (Les yeux du vieil homme semblèrent se plisser :) ça me rappelle des souvenirs : des vieux amis à moi se chargeaient d'explorer les contrées d'Estepène pour tenter d'y trouver de nouvelles bestioles...
— Vraiment? Le monde est vraiment petit, avec toi... tu leur parles encore? Leurs voyages doivent être tellement intéressants!
— Pas vraiment : ils sont tous morts depuis longtemps. La plupart se sont perdu sans qu'on ne retrouve ne serait-ce que leurs os. L'un d'entre-eux est revenu en ville un jour avec un dragon sur les talons. Ce genre de métier d'exploration n'est pas très sûr, les Comtes préfèrent ne pas risquer leur argent dans cette folie.
— O-Oh... je suis désolé..., souffla Ayden, les joues rouges d'embarras, ouvrant une page au hasard du livre pour tenter de dissimuler son mal.
— Pas de problème, ce sont de vieilles histoires, je préfère en rire plutôt qu'en pleurer. Au moins, on se souviendra d'eux.
Ayden tomba sur un animal étrange, dont le dessin lui rappela vaguement quelque chose. Sa mère, qui avait adoré l'instruire sur ce qu'il se trouvait au-delà des cités, n'avait pas manqué de lui raconter des histoires irréelles sur la créature qui ornait la page : il reconnaissait la forme bossue si particulière du mammifère, son poil ras aux doux reflets bleutés, ses grands yeux sombres brillant d'intelligence et ornés de cornes incroyablement longues. Un sa... un savhak. C'était ça. La fierté de s'être souvenu de quelque chose d'aussi lointain lui gonfla le cœur.
Il observa avec un certain amusement le dessin de l'antilope bossue, passant ses doigts le long de la page noire d'encre : certains détails semblaient différents du portrait que sa mère lui avait peint quand il était petit. Sardas regardait silencieusement, un sourire aux lèvres.
— Étrange bête, n'est-ce pas?
— Oui... on m'a dit que les savhaks peuvent sentir l'eau et les orages, et qu'ils sauvent les hommes qui s'écroulent d'épuisement dans le Désert Carmin. On raconte même que des enfants ont été élevés par des savhaks et qu'ils ont la peau bleue après avoir vécu avec eux toutes leur vie!
— Ohoh, tu es très amusant, Ayden! Il est vrai que les habitants d'Ederean élèvent les savhaks pour leur lait et leur capacité à s'orienter dans les déserts, mais il n'y a jamais eu d'Ederéen à la peau bleue! (Le médecin dut voir la grimace désemparée d'Ayden, car il stoppa son rire avec un toussotement :) Les savhaks demeurent tout de même des créatures insolites, bien qu'elles ne soient pas les seules : Estepène grouille de choses étranges! Le Berceau de Glace est connue pour abriter les aigles géants qui font la fierté de la famille Forthak. Les marécages de Malvine sont le lieu de vie de lézards aux pattes d'éléphants qui servent de bêtes de somme pour les rizières. Je ne parle même pas des sirènes vivant dans la Mer Sélène...
Alors que son maître continuait à citer inlassablement les nombreuses créatures aux noms à la fois familiers et étrangers, Ayden commença à feuilleter le livre au rythme de ses énonciations, lisant les annotations en marge de feuille et analysant les illustrations incroyablement détaillées. Jamais il n'en avait vu d'aussi belles. Mais alors que les minutes passaient, son attention se mit à dériver et les paroles de Sardas eurent vite fait de ne devenir que des babillages en arrière plan. Il commença à faire défiler les pages, feignant l'inattention en faisant tourner une mèche de cheveux entre ses doigts. Le texte fusait trop vite pour qu'il puisse le lire, mais il ne s'en préoccupait pas : il avait choisi ce livre à la bibliothèque pour trouver une page particulière.
La vision soudaine d'un dessin le fit frémir et sa main plaqua brutalement la page contre la reliure, l'empêchant de s'échapper dans son élan. Le bruit sourd stoppa Sardas dans son monologue et il se pencha au-dessus de la table, visiblement curieux de connaître la page qu'il avait choisie.
— Le dragon, hm?, marmonna-t-il, l'air pensif. Les événements de mois dernier te taraudent encore? Je pensais que tu m'avais dis que ça allait mieux.
— C'est le cas : je suis juste curieux.
— Mieux connaître son ennemi pour mieux le vaincre, c'est ça...?, tenta le médecin en lui offrant un sourire blagueur.
Ayden rit doucement face à l'amère et involontaire ironie de Sardas. Si seulement c'était le cas : pour le moment, c'était plus mieux connaître son ennemi pour mieux le supporter plutôt que le vaincre... mais toute information pouvait lui être utile. Il ne pouvait pas rester dans l'ignorance plus longtemps s'il voulait éviter les problèmes avec la créature de l'écurie. Après tout, qui sait combien de temps elle devrait rester.
Quand il baissa la tête pour observer le dessin, il sentit le frisson d'une ancienne peur tendre ses muscles. Voir l'illustration horriblement détaillée d'un tel monstre ne faisait que lui rappeler la rencontre avec Feu-de-Sang qui, bien que ne ressemblant pas entièrement à la créature du dessin, en portait les grandes caractéristiques : un long museau garni de canines courbées, des écailles au tranchant de mille couteaux, des ailes semblables à celles des chauve-souris, des cornes annelées comme celles des antilopes... et surtout, une paire d'yeux d'or, grands et perçants comme des dagues. Tout en cette créature semblait être fait pour inspirer le frisson et pourtant, elle ne venait pas d'un cauchemar. Elle vivait ici, dans ce monde. Et l'un de leur petit avait élu domicile dans son écurie.
Ayden dut déglutir avant de parvenir à détourner les yeux de l'énorme dessin, mais ses yeux s'écarquillèrent de surprise quand il remarqua que les pages suivant l'illustration étaient entièrement vide. Pas d'annotations sur son apparence, pas de description sur son habitat ou son régime alimentaire, pas de remarques sur son style de vie. Rien. Juste une phrase qui envoya un frisson dans son échine.
Héraut de la corruption et du Chaos. Vivra n'importe où, mangera n'importe quoi, et tuera n'importe qui se trouvera sur son passage. A abattre par tous les moyens possibles.
La déception lui pinça le cœur et l'angoisse lui pesa dans l'estomac. Pourquoi est-ce que la créature la plus crainte d'Estepène était aussi celle dont on ne connaissait absolument rien? C'était insensé, terrifiant même. Comment les hommes étaient-ils censés vaincre les dragons sans savoir ce qu'ils étaient...? Il ne savait pas. Et il détestait ne pas savoir. Ça le démangeait. Ses poings se serrèrent contre la table alors que Sardas levait les sourcils.
— Quelle étrange idée de dédier une page aux dragons, marmonna Sardas. Personne n'est assez fou pour tenter d'en approcher un. Et il n'y a rien à savoir sur eux, à part qu'ils ne sont qu'une vermine. Un peu comme les rats : ça ne sert à rien de les étudier, vu qu'ils grouillent absolument partout. (Le médecin se mit à glousser :) C'est ça, les dragons sont des rats géants qui volent.
La deuxième vague d'ironie inconsciente du vieil homme laissa un goût amer dans la bouche d'Ayden et le silence prégnant à la suite de la blague ne fit qu'accroître la tension dans ses épaules. Ne supportant plus la vision de la page blanche, il leva les yeux vers son professeur et laissa une nouvelle fois ses émotions parler pour lui :
— Dis m'en plus sur les dragons. Tu dois bien en savoir un petit peu sur eux, non?
Sardas ne semble même pas étonné par sa requête et tira une chaise pour s'asseoir du même côté qu'Ayden : cela promettait une longue discussion et il s'en réjouit d'avance.
— Cette rencontre avec Feu-de-Sang t'a vraiment rongé le cerveau... tu devrais faire attention à ne pas finir corrompu. (Le vieil homme lui fit un clin d'œil joueur quand le commentaire fit mouche :) Mais je n'ai pas le droit de ne pas t'apprendre ce que tu désires apprendre.
Les informations sur les Messagers du Chaos étaient rares et vagues : à chaque fois que son professeur en citait une, Ayden avait l'impression de rester sur sa faim, comme si on lui disait des choses qu'il connaissait depuis bien longtemps. Néanmoins, il s'efforça d'écouter, chaque bribe d'information le laissant de plus en plus tendu par l'angoisse. Les Messagers imitent la voix des humains pour les attirer et les corrompre. Un humain trop corrompu se consumera dans les flammes pour devenir un Messager. Si un Messager survole une cité sans l'attaquer, cela veut dire qu'un grand malheur va arriver de l'endroit d'où il vient. Les Messagers exaucent les vœux des égoïstes. Quelqu'un regardant un Messager dans les yeux est voué à une mort prématurée.
Après presque une heure de monologue par Sardas, qui ne se raidit pas une seule fois en récitant ses paroles de mort et de souffrance, Ayden remarqua que son maître ne semblait pas près de terminer sa tirage de sitôt. Le cœur serré par des émotions bien trop contradictoires, il se permit donc de se lever, une main frottant ses yeux mi-clos et une autre retenant un bâillement impoli.
— Désolé, Sardas. Je suis trop fatigué. On pourrait continuer d'en parler demain?
— Bien sûr! Excuse-moi, je ne vois pas le temps passer quand je parle...
La main sur la rambarde, Ayden lui dit au revoir d'un geste las. Avant de disparaître définitivement de sa vue, une pensée lui traversa l'esprit et il se pencha contre la rampe en souriant maigrement vers le médecin.
— D'ailleurs, à propos des rats. (Les yeux de Sardas s'éclairèrent et il leva la tête vers lui, impatient d'entendre sa réponse :) Ils ne devraient plus te déranger.
Il grimpa la dernière marche de l'escalier et, une fois assuré de ne plus être vu, laissa sortir un soupir las. L'idée de pouvoir trouver plus d'informations sur la créature des charpentes l'avait rempli d'espoir, mais maintenant, il se sentait juste fatigué et frustré par ses recherches infructueuses. Il en avait assez de toutes ses questions sans réponses, de ses angoisses qui semblaient ne jamais pouvoir être soignées, de ces mystères qui semblaient hors de portée. Malgré la fatigue qui alourdissait ses épaules, son cœur battait la chamade, désireux de mettre à terme aux tumultes incessants de son esprit toujours plus affamé par la découverte de quelque chose dont les hommes ignoraient tout.
Il avait besoin de dormir. Car sa décision était prise : à partir de demain, il aurait les réponses à ses questions.
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