Premier envol

"A cet instant, je nous vis comme des héros."

Jeffrey Slart

***

Base militaire des forces spéciales américaines, localisation inconnue, mars 2013.

L'entrainement portait ses fruits. Des jours à étudier toutes les capacités de leurs armures, des semaines à travailler en équipe, des mois à essayer de se réinventer complètement sous les mots durs, la solitude et la perdition. Et aujourd'hui, on y était. Leur première sortie libre en équipe, et la dernière avant l'envoi au front. Le manque de temps avait poussé le Congrès américain à tenter le tout pour le tout et à avancer la date de départ prévue, malgré le manque de pratique extérieure en situation de combat de l'escadron.

Mais Jeffrey Slart, le guerrier aux yeux orange, l'homme le plus puissant des Etats-Unis, savait ce qu'il valait, et il était prêt. 

Il s'avança dans la pièce obscure, illuminée seulement en son centre d'un halo blanc et surélevé et se positionna sur celui-ci. Seuls le pantalon noir et blindé de son arsenal de combat et un haut kaki recouvrait son corps désormais aiguisé. Il écarta les bras afin que les obscurs opérateurs militaires appliquent la procédure exagérément longue, pensait-il, de l'activation du système complet d'approvisionnement  en Vitium. 

L'ensemble de canaux, de tubulures semblait encore plus mimer une forme humanoïde sinistre lorsqu'il était détaché de la couche externe de l'exo-squelette. Mais il fut aussitôt fixé sur la face interne de l'imposante veste noire qui recouvrit bientôt tout le dos et les bras de Jeffrey. 

Il resta sourd aux différentes instructions que les opérateurs se laissaient entre eux, à l'exception de celle qui amorça la pénétration des aiguilles. Malgré son anesthésie permanente, Jeffrey les sentit de manière atroce alors qu'elles s'enfoncèrent simultanément dans la chair de son dos, de ses bras et de son cou. Il s'efforça de garder ses muscles immobiles en serrant les dents afin de ne pas casser les fins injecteurs si nécessaires à ce qui allait suivre. 

Puis, tout alla mieux. Il perçut l'appareil circulatoire annexe se mettre en fonctionnement alors qu'un torrent de Vitium inonda ses vaisseaux sanguins. Cette impression était différente de tout ce qu'il avait connu auparavant avec sa méthode d'injection simple et unique.  Une sensation de flux et de reflux envahit son être comme une marée salvatrice et réconfortante, se confondant peu à peu avec sa respiration d'abord haletante. Le système à double pompe aspirait une partie de son sang orangé pour le réinjecter ensuite, afin de recycler l'intégralité de ce qui parcourait ses veines, dans le plus parfait silence. Recouvert par le tissu renforcé et plaqué de cet alliage mystérieux, le dispositif principal de la combinaison Apogée portait Jeffrey Slart à un niveau jamais atteint.

Des semaines d'autonomie...

Jeffrey se sentait bien, plus performant que jamais. Il examina sa paume droite pour réaliser qu'aucun signe de défaut d'oxygénation n'était palpable. Le système était pleinement opérationnel.

Mains gantées, masque filtrant, oreillette et lunettes tactiques mis en place, le guerrier s'avança jusqu'à l'imposante porte chromée, qui reflétait la faible lumière lointaine du halo désormais vide, qui s'ouvrit à son approche. Un large couloir vide et sans âme s'étendait au devant de ses pas, dont le son était la seule chose qu'il entendait dorénavant. Jeffrey avançait sans peur, ni doutes, vers son destin.

Une silhouette colossale émergea d'une même porte et se joignit à lui dans cette longue marche. Cette armure immense le paraissait encore plus en mouvement. L'aspect robotique et quelque peu malhabile qui ressortait de cette démarche chaloupée n'était que trompeur pour ceux qui savaient qu'elle n'ôtait rien aux capacités et à la souplesse exceptionnelles de l'armure Guardian. Les optiques du heaume maintenant fonctionnelles brillaient d'une lumière jaune éclatante et réussissait presque à faire paraître ce bardage de quasiment trois mètres de haut vivant. Le bruit des suspensions paraissait presque insignifiant au regard de cette masse de métal et d'alliage. 

- Monsieur Slart, salua la voix légèrement déformée du lieutenant Gartner.

Jeffrey lui répondit d'un signe de tête formel.

— Lucius. Tu es prêt j'espère.

— Plus que jamais, j'avais hâte que la mission commence et que je puisse faire mon devoir, si Dieu le veut.

— Pour la discrétion on repassera, railla Jeffrey, on verra que toi avec ta taille démesurée et ton bruit de soupape. 

— C'est le but, répondit sérieusement Lucius sans ralentir la cadence, je suis sensé être une cible et prendre les balles à votre place. N'avez-vous donc pas écouté?

Jeffrey remua la tête d'un air agacé devant le soudain sérieux de la conversation. 

— Ce sera pas nécessaire. Rien ne peut m'atteindre, ta mission est inutile.

Lucius soupira dans son heaume. Lui avait appris à être humble mais ce n'était pas le cas de ses compagnons, et encore moins de cet homme étrange venu des grands lacs. Jeffrey avait toujours été très évasif lorsque lui et Raquel avaient tenté d'en savoir plus sur son passé et ses origines. Ils pouvaient bien travailler avec lui, mais ils ne savaient pas qui était Jeffrey Slart avant qu'il ne rejoigne cette base. 

Finalement, les deux hommes arrivèrent au bout du corridor et se retrouvèrent face à une lourde passerelle blindée qui amorça sa bruyante ouverture.

— Raquel n'est pas là? demanda Jeffrey.

— Elle est sans doute déjà à l'extérieur...

Jeffrey fut surpris par leur soudain reflet dans la surface chromée.

— Lucius?

— Oui?

— On pète la classe dit Jeffrey en riant.

Lucius se tourna vers lui. Son casque ne laissait rien transparaître de son expression, et le jeune homme le savait plutôt formel bien que débonnaire.

— Ça c'est clair, le surprit le quadragénaire. 

Il s'élancèrent ensemble vers le jour surgissant de la passerelle enfin ouverte et se retrouvèrent sur un tarmac donnant directement sur le désert jauni. Différents officiers, dont le général Carls, étaient présents pour assister à la séance. Au milieu de l'aire de départ se trouvait déjà Raquel Demanza.

Vêtue de son exo-squelette, sa taille avoisinait les deux mètres, sans aucune impression de lourdeur ou de maladresse, et conservait la taille fine de la jeune femme. Derrière son dos se devinait sans mal de larges ailes recourbées et scintillantes sous la lumière du soleil brulant. Raquel retira son heaume aquilin pour saluer ses deux camarades.

— J'étais trop en avance les gars, désolée, fit-elle d'un air amusé. 

— Ce n'est pas le moment pour les enfantillages lieutenant, gronda Lucius, le comité est là et nous regarde, nous n'avons pas le droit à l'erreur.

— Quelle erreur? rétorqua-t-elle en remettant son casque. Nous allons seulement bouger un peu, ils veulent que nous testions la mobilité de ces armures. Ecartez-vous. 

Raquel déploya soudain ses immenses ailes angéliques, avec une envergure d'au moins sept mètres, estima Jeffrey, et commença à les agiter lentement. Elle s'éleva doucement du sol, comme soulevée par un léger nuage, et invita du bras les deux hommes à la suivre. D'une seule poussée fulgurante, la jeune femme fonça vers le ciel et fit quelques tonneaux alors qu'elle partait vers l'horizon.

— Elle est rapide, fit remarquer Lucius Gartner.

— Visiblement, dit Jeffrey en haussant les épaules. 

— Suivez-la, monsieur Slart, se fit entendre la voix de Carls.

Jeffrey soupira et s'élança à son tour dans l'immensité déserte. Sa course rapide soulevait des gerbes de sable à chacun de ses pas, au rythme effréné d'un tambour militaire. Il n'avait jamais couru aussi vite, et rattrapait petit à petit la minuscule ombre de l'armure Condor qui se détachait dans les cieux. Le guerrier bondit dans un vain espoir de l'atteindre mais ne s'éleva qu'à une vingtaine de mètres de hauteur avant de retomber lourdement sur le sable et de reprendre sa course. 

— Sauf votre respect mon général, déclara Lucius, resté sur le tarmac, je doute de pouvoir les rattraper. 

— Essayez.

Sans une seconde d'hésitation, Lucius partit en trombe de l'aire de départ à grande enjambées. Il se rendit compte que l'allure poussive de son armure n'était qu'une façade, la vitesse à laquelle il progressait atteignant tout de même la centaine de kilomètres par heure. Sa course était tout à l'opposée de celle de l'agile Jeffrey Slart, si celle-ci était le tambour léger, alors la sienne était la grosse caisse, lourde, lente et grave, laissant derrière lui de grands trous épars pour seules empreintes. Mais il lui fallait se rendre à l'évidence, il restait bien moins véloce que le reste de l'escadron. 

"Monsieur Slart, ralentissez, le lieutenant Gartner arrive derrière vous", résonna la voix du général Carls dans l'oreillette du jeune homme. 

Jeffrey avait dépassé l'armure volante de Raquel, située à des milliers de pieds au-dessus de lui et il n'avait nullement l'intention de ralentir. Au lieu de cela, il amorça un large demi-tour et repartit comme une fusée vers le nuage de sable que soulevait au loin le soldat de Harlem. 

Il ne vit pas l'ombre grandissante piquer sur lui depuis les cieux. Il ne perçut qu'un vague courant d'air avant de sentir deux énormes serres métalliques le saisir au niveau des épaules et le soulever de terre comme s'il n'était que la proie d'un rapace. 

— À quoi tu joues Raquel ? cria Jeffrey.

— Calme-toi, répondit-elle, on sera peut-être amenés à le faire sur le terrain. Profite du paysage.

A mesure qu'ils s'élevaient, l'enfant de Lakeland City retrouva peu à peu les sensations qui étaient siennes lorsqu'il sillonnait les toits de sa ville. L'air ascendant lui battait les cheveux et le visage alors que Raquel le soustrayait à la rigueur du sable. 

Malgré son dépit habituel, Jeffrey n'avait rien vu de si magnifique. Ils évoluaient à travers un océan bleuté et sans nuages, où seuls communiaient le firmament et l'horizon de dunes. Raquel volait paisiblement, le corps quasiment à l'horizontale, ses ailes bardées de semblants de plumes argentées s'agitant de manière sporadique et calme. Elle se laissait avant tout porter par les courants aériens, dans le plus parfait silence, et même si elle ne faisait que mimer l'aérodynamisme d'un oiseau, l'illusion était exceptionnelle. 

En contrebas, Lucius avait manifestement abandonné et s'était arrêté au milieu du désert alors que les deux autres décrivaient un cercle autour de sa position.

— Vous vous gênez pas tous les deux, fit-il en riant.

Il adressa un signe de la main aux deux aviateurs. 

— T'es jaloux? Tu es un peu trop lourd et costaud pour que j'en fasse de même avec ton armure, répondit Raquel.

— "Costaud" aurait largement suffi ! 

Jeffrey aurait voulu que cet instant dure à jamais. Pendant un temps, cet unique moment, ses blessures s'envolèrent en même temps que lui. Le poids de l'armée, de son passé, de ce qu'il était devenu n'avaient plus aucune prise sur lui. Il se contentait à présent de regarder au loin de cet interminable désert, et dans cet azur flamboyant, il reprit espoir. Espoir que tout pouvait aller mieux, qu'il pouvait faire quelque chose. Espoir qu'il puisse trouver un but, dans lequel canaliser ses pulsions. Espoir qu'il puisse enfin aller de l'avant et oublier cette rage qui le consumait.

— Bon, le sortit de ses rêveries Raquel, on va devoir descendre, je vais partir en décrochage. 

— Décrochage? interrogea Jeffrey.

— Chute libre, plus rien ne fonctionne, on se laisse tomber.

Quoi?

Aussitôt, la jeune femme replia promptement ses ailes dans son dos d'un bruit mécanique et plongea vers le sol à une allure vertigineuse. La paix dans lequel Jeffrey se trouva se dissipa aussi vite qu'elle était venue. Impuissant, l'accélération du piqué frappait son torse et ses jambes de griffes presque tranchantes. 

— Lucius, si tu nous sortais ton engin? rit Raquel, tiens-toi prêt Jeffrey, la plate-forme d'atterrissage est en route!

Le quadragénaire soupira et se plaça sur leur trajectoire. Il mit un genou à terre et saisit l'imposant dispositif resté caché dans son dos. En quelques secondes, se déplia un gigantesque bouclier blindé dont l'allure rappelait celle d'un énorme pavois quadrangulaire, presque aussi haut que l'armure Guardian que Lucius leva ensuite devant lui. 

— Quand vous voulez! hurla-t-il.

Jeffrey sut instantanément ce qu'il devait faire. 

— J'envois! annonça Raquel Demanza.

Les solides serres s'ouvrirent alors, libérant l'infortuné Jeffrey dont le corps partit vers l'avant sous l'effet de la vitesse initiale. Avec une souplesse durement acquise, il profita de cet élan pour tourner complétement sur lui-même et atterrit les pieds sur le bouclier avec la force d'un boulet de canon. Le support ne céda pas. Il entendit Lucius émettre un grognement de gêne tout au plus. D'une poussée de ses jambes, il prit appui sur la surface plane et effectua un double salto avant, avant de retomber lourdement sur le sable avec la grâce d'un gymnaste. 

Jeffrey se releva et essuya d'un revers de la main les quelques grains sablonneux sur ses épaules.

Si même moi ne peux pas briser ce truc...

Lucius remis son pavois en place d'un claquement métallique et rejoint Raquel qui atterrit dans une bourrasque quelques mètres plus loin. 

— Il faudra qu'on évite ce genre de chose à l'avenir, dit Lucius, ce n'est pas ce qui était prévu.

— Excuse-nous de tester toutes nos possibilités, objecta Raquel, on en aura peut-être besoin. 

Lucius haussa les épaules, il n'avait que trop constaté le côté tête-brulée de la fille du général Demanza. Avec le caractère explosif de Jeffrey, sa tâche n'en était que plus compliquée. 

— Pas si on respecte nos procédures et ordres respectifs. Qui plus est, cela m'étonnerait que la hiérarchie approuve ce genre de...

" Félicitations soldats, excellent exercice, veuillez immédiatement vous présenter à l'unité scientifique où vous présenterez un rapport détaillé sur votre expérience d'aujourd'hui"

Le lieutenant Gartner put presque voir le sourire narquois de Raquel à travers son heaume alors que Jeffrey rit à gorge déployée avant de repartir vers la base à la vitesse de l'éclair. 

"Une dernière chose, le Congrès m'a chargé de vous dire que la date de votre déploiement sur le terrain a été avancée. Vous partez la semaine prochaine."

Les lieutenants reconnurent sans peine la voix froide et sans appel du colonel Rollder, et, leur heaume ôtés, échangèrent un regard que les soldats connaissaient bien. Un même frisson parcourut leur échine. 

Les choses sérieuses allaient commencer...

***

Hi! Salut à tous, voilà un moment que je n'ai pris la parole, j'espère que vous allez bien!

Ce chapitre marque le cap des quarante parties du Vœu d'être meilleur. Plus d'un an maintenant que cette histoire évolue doucement pour peu à peu former un univers de plus en plus étoffé et complet. Cela a été possible, malgré quelques baisses temporaires de motivations, grâce à vous tous et je vous en remercie.

A partir de maintenant, l'intrigue des deux arcs simultanés est désormais lancée, on ne badinera plus! Du combat, de l'action, de la guerre, du sang, de la science-fiction, des éléments étranges mais intrinsèquement liés, voilà ce qui attend nos deux protagonistes. 

En vous souhaitant bonne (future) lecture, 

Chimiquement vôtre, Kara Warren. 

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