Les martyrs du bout du monde

" Homo mutans a été pour moi tant une source de fascination que d'horreur."

Pr. Douglas Roberts

***

Avril 2019, Edmonton, Alberta, Canada.

- Oui, je sais ce qu'on dit sur eux Digger, fit Marcus en se redressant, mais ce sont des hommes avant tout.

Le shérif expira une épaisse volute de fumée de sa pipe avant de la remettre à la bouche.

- Tu ne sais pas tout ce qu'on dit sur eux, rectifia-t-il, bien que les médias ne pouvaient évidemment pas étouffer tous les faits alors que le quart de la population canadienne se massaient sous les murs des grandes villes du sud, les forces de l'ordre chargées de la protection des cités, comme moi, en surent un peu plus sur les mutants du nord. Courtoisie des grands pontes qui nous dirigent.

- Plus? Ils ont vraiment mutés comme on le dit? s'interrogea Marcus.

Digger Jones se retourna afin de saisir une vieille paire de jumelles qu'il tendit au jeune homme.

- Tiens, dit-il, vois si tu peux en apercevoir un dans la lumière de leurs feux.

Marcus se saisit des jumelles et commença à observer finement les lumières qu'il avait aperçues quelques instants auparavant. Si les ombres restaient discernables, une fois agrandies, elles furent privées de toute humanité. Le méta-humain devinait sans peine les déformations flagrantes dont souffraient certains des pauvres êtres projetés sur les arbres.

- Je ne le crois pas ! C'est impossible! essaya-t-il de se convaincre, ça va contre tous les principes de la science.

Devenir invisible aussi.

Marcus se rendit compte de son erreur et continua de scruter chaque recoin qui pourrait lui en apprendre plus.

- Je te l'ai dit, répondit calmement Digger, ça fait longtemps que tu n'as pas guetté.

Le shérif d'ordinaire jovial remit son chapeau en place.

- Marcus, poursuivit-il, je peux t'accorder ma confiance? Ce que je vais te dire est confidentiel.

Une telle preuve d'amitié mit Marcus mal à l'aise, lui qui, par contre, n'avait jamais parlé à quiconque de son aptitude surnaturelle. Seule Victoria connaissait la vérité à Edmonton.

- D'accord Digger, répondit le jeune homme dévoré par la curiosité.

- Tu te souviens de cette météorite qui a heurté le nord de la province en 2013? C'est passé aux infos.

Marcus répondit à l'affirmative.

- Il y en a eu plusieurs en fait, expliqua le shérif Jones, elles ont criblés le nord du pays comme les plombs d'un fusil de chasse. Et ça a amené quelque chose. Quelque chose d'horrible. Un poison. On en est pas sûr, mais les faits sont là: tout le haut du Canada, Alaska comprise, a été irrémédiablement irradié. Toutes ces terres ont été contaminées, tout comme ceux qui y vivaient, les animaux et les hommes. Beaucoup en sont morts, et sont qui ont survécu en ont été changés de manière indélébile.

- Nous n'avons pas essayé de les aider? s'indigna Marcus.

Digger Jones haussa les épaules et soupira en signe d'impuissance.

- Bien sûr que si. Les américains ont envoyé une équipe médicale en Alaska dès le début de cette crise, lorsque les gens ont commencé à manifester des signes de mutations et à demander de l'aide. Ils ont fait leur prélèvements, leurs analyses... Mais ne trouvèrent rien du tout. Aucune trace. Aucun rayonnement radioactif connu. Rien. Par contre, ils y trouvèrent autre chose.

- Quoi donc? fit Marcus, dévoré par la curiosité.

- Leur perte. Les médecins ont à leur tour développé des malformations physiques, et paniqués, en conclurent hâtivement que c'était contagieux. Ils partirent en abandonnant la population à son sort. Puis les Etats-Unis firent ce qu'ils ont toujours fait, sans t'offenser. Ils ont noyé le poisson. L'équipe médicale fut mise en quarantaine dès leur arrivée, et y mourut. Les américains n'ont plus jamais renvoyé personne au delà de leurs frontières. De notre côté, le Canada a également envoyé une mission humanitaire plus tardive vers Yellowknife. Aucun membre n'en est revenu.

- Comment tu sais tout ça?

- Les Etats-Unis ont rendu publiques leurs conclusions vaseuses sur la supposée transmission de cette affection, sans toutefois mentionner la nature de la maladie, et ceci dans le but de dissuader ceux qui voudraient jouer les héros de tenter de s'aventurer plus avant. Quant au décès de l'équipe médicale, c'est une théorie que j'aime bien, fit Jones avec un sourire forcé. Et concernant la contagion, tout canadien des grandes cités qui se respecte sait à présent que c'est faux.

Marcus ne put qu'approuver. Cela faisait maintenant des mois que des milliers de mutants assiégeaient les villes du sud, mais jamais il n'avait entendu parler, à Edmonton, d'un quelconque cas de mutation. Mais le mal avait été fait et il devinait sans peine comme on avait pu en venir là: les autorités les considérèrent comme des pestiférés incurables, les refoulèrent des services médicaux et se retirèrent dans la sécurité de leurs villes. Il se gratta la tête en ne pouvant qu'admirer ce qu'avait pu être autrefois une population florissante du bout du monde. Il serra son fusil contre son torse alors que le froid nocturne se faisait sentir. Mais alors que la torpeur l'enveloppait, son doute se joignit à elle.

- Mais... Les autorités n'ont pas érigés ces murailles juste pour nous protéger d'une soi-disant contamination, n'est-ce-pas?

- Gagné, poursuivit le quinquagénaire, tout ce que je viens de te raconter date de 2014 environ. Durant deux ans, nous n'avons plus eu de nouvelles des martyrs du nord, comme les appelèrent les religieux. Puis, en 2016, un événement inattendu se produisit, ici même à Edmonton. Nous reçûmes de la visite. Un jeune homme vint du nord, des terres empoisonnées, un survivant. Il ne portait aucune trace de mutations physiques, seulement un grand tatouage vert ornant son torse. Il nous expliqua que les mutants s'était durant de nombreux mois fédérés en plusieurs sociétés claniques, regroupées de leaders puissants, dans le but de survivre et pour pouvoir se protéger d'eux-mêmes et d'autres créatures mutées qui avaient fait leur apparition.

- Et mutant, il ne l'était pas lui-même? interrogea Marcus, peut-on vivre si longtemps dans une zone irradiée sans séquelles?

Digger s'interrompit quelques instants pour vider sa pipe et saisir une lampe torche dont il envoya deux brefs signaux lumineux au mirador voisin. Une réponse équivalente se fit suivre sans attendre, pour se répandre tout le long du rempart et finalement revenir après un tour complet aux premiers émetteurs.

- Parfait, tout va bien de leur côté. Où en étais-je? Ha oui. Non, ce jeune homme était différent. Aucune mutation physique, je te dis. Par contre, il pouvait faire des choses... extraordinaires. Comment cela s'appelle déjà? fit le shérif en se grattant le menton, ils avaient défini le terme après ce qu'il s'était passé à Lakeland City...

Marcus serra les dents à la seule évocation de ce nom. Non seulement parce qu'il ne comprenait que trop bien la référence, et qu'il était en plus directement concerné.

- Un méta-humain, lâcha-t-il sèchement.

- Oui voilà c'est ça! se félicita Digger Jones sans tenir compte du changement d'humeur de son ami, un méta-humain.

Le jeune Vermont se doutait bien qu'il n'était pas seul, puisqu'il comptait déjà les deux métas protégeant la ville de New-York et de Seattle, mais ceux-là étaient célèbres. Mais lui avait obtenu son pouvoir par le biais de circonstances exceptionnelles. De ce que lui et Victoria en savaient, les méta-humains restaient extrêmement rares, voire anecdotiques, ce qui en faisait une des raisons pour Marcus de ne pas révéler sa nature.

- Le plus flippant dans tout ça mon petit gars, poursuivit Digger, c'est qu'en fait d'autres évènements similaires eurent lieu dans pas mal de villes fortifiés, toujours la même situation: une personne seule, souvent jeune, pas plus de la trentaine, ayant une aptitude hors du commun.

- Qu'est ce qu'ils voulaient?

- Ils fuyaient. Les leurs. Ce jeune homme m'a raconté quantité de choses sur les clans mutants. Ces hommes, ces femmes, ces enfants parfois, étaient devenus si désespérés qu'ils se tournèrent vers la seule chose qu'il leur restait, la religion.

- Vers Dieu?

- Humpf, se renfrogna le shérif, le diable plutôt. Leur espérance de vie ayant considérablement diminuée, ils se nourrirent d'aversion envers ceux qui avaient été plus chanceux qu'eux et qui développèrent des facultés alors qu'eux devenaient des monstres. Avec l'appui d'une foi aussi déformée que leurs corps, ils perpétrèrent des actes atroces envers leur propre peuple, voire leur propre famille, dans le vain espoir que cela puisse les sauver.

Marcus se recroquevilla de plus belle alors qu'il redouta la révélation qui arrivait.

- Tu sais ce que l'on disait des lépreux auparavant? poursuivit le vieil homme.

- Non...

- Ils pensaient qu'ils pourraient guérir en buvant le sang d'êtres sains.

- Tu déconnes là? jaillit le méta-humain.

- Non, dès qu'un méta-humain apparaît parmi eux, ils le sacrifient rituellement afin d'allonger leur espérance de vie. C'est pour ça que ces gens venaient, ils fuyaient pour leur salut.

- Il t'a peut-être baratiné, dit Marcus pour se rassurer.

Le shérif se leva enfin de son inconfortable chaise et vint auprès de Marcus pour s'appuyer contre l'épaisse paroi de verre blindé qui surplombait la forêt.

- Bien sûr, au début, on ne l'a pas cru. Devant notre scepticisme et notre volonté de le déclarer au gouvernement comme surhumain, il utilisa son pouvoir pour sortir de la ville et nous faussa compagnie.

Digger marqua une pause devant l'horreur de ses souvenirs et continua d'une voix tremblante.

- Lors d'une reconnaissance de routine-on en faisait encore à l'époque- nous retrouvâmes son cadavre, ou du moins, ce qu'il en restait. Les mutants avaient lâché leurs chiens de chasse cruels et difformes sur sa trace, je parierais même qu'ils l'avaient suivi jusqu'à Edmonton. Ils l'ont déchiqueté et éparpillé son sang sur des dizaines de mètres comme s'il voulait en faire quelque chose d'horrible... Il ne restait de lui qu'une pièce de viande complètement massacrée. Je n'ai jamais vu ça de ma vie, et cela hante encore mes nuits, Marcus. C'est pour cela que je te prie de me croire, regarde-les bien! L'intérieur est aussi moche que l'extérieur. Ce ne sont plus des hommes depuis longtemps.

Marcus Vermont jeta un dernier regard chargé d'appréhension vers les lointaines lumières. Les deux veilleurs se réinstallèrent dans un position plus confortable alors que la nuit défilait lentement. Le mince souffle du vent leur parvenait comme une plainte colérique du haut de leur perchoir, et ne se mêlait qu'aux sons de la nature nocturne haleine.

Soudain, un bruit de percussion sec se fit entendre.

- C'est quoi? cria Marcus en jaillissant de son siège.

- Calme-toi blanc-bec, ils nous ont juste tiré une flèche. Tous n'ont pas d'armes à feu, alors parfois ils tentent leur chance. Le blindage arrêtera ça aussi. Ne t'inquiète pas, nous sommes parfaitement en sécurité ici.

***

L'adjoint du shérif sifflotait gaiement en effectuant sa visite nocturne auprès de chacun des mirador. La portée très physique de la tâche le pesait de plus en plus alors qu'il devait tour à tour gravir puis descendre les nombreux escaliers menant aux tours. Sa chanson abstraite résonnait dans le gigantesque et sobre couloir en béton. Alors qu'il allait débuter l'ascension d'un autre escalier, son attention fut attirée par un énième néon défectueux.

L'adjoint souffla d'ennui alors qu'il allait inspecter ce dysfonctionnement fréquent dans une fortification érigée à la hâte. Il releva l'emplacement du défaut puis s'apprêta à repartir lorsqu'il étendit un très fin grincement venant du sol. Curieux, il colla son oreille sur le sol de ciment et constata qu'il n'avait pas rêvé. De discrets petits grattements venaient de sous le béton, tel un animal blessé cherchant un refuge.

- Mais qu'est-ce que c'est que ça? laissa-t-il échapper.

Il n'eut pas le temps d'en dire plus.

Une gigantesque explosion fit sauter cette partie du mur. Le rempart s'ouvrit comme un barrage poussé à bout par un cours d'eau féroce. Une pluie de béton s'éleva dans les airs avant de s'abattre vers l'intérieur de la ville. Les deux malheureuses tours situés de part et d'autre de l'impact vacillèrent avant de chuter trente mètres plus bas en écrasant les habitations dans un mugissement plaintif.

Le vacarme et la secousse épouvantables jetèrent Digger et Marcus hors de leurs chaises. Ils ne purent que constater avec effroi le trou béant qui s'était formé dans le secteur nord-ouest de la muraille.

- Marcus, dit le vétéran en essayant de se contenir, descends voir si tu peux pas aider des rescapés, j'appelle des renforts.

Le méta-humain souleva la trappe métallique et descendit à toute vitesse dans l'escalier.

L'écrin d'Edmonton venait de céder.

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