Le traqueur solitaire
"Tout là-bas a changé. La flore, la faune et même le relief. Le nord du continent est devenu une terre inhospitalière et cruelle, où chaque strate de l'écosystème s'est transformée en quelque chose de plus... Je devrais sans doute trouver un qualificatif plus approprié et scientifique, mais celui qui convient le mieux serait "dangereux"."
Pr. Douglas Roberts, extrait de l'essai scientifique intitulé " l'adaptation génétique du Canada".
***
Avril 2019, Alberta, Canada.
Victoria prit appui sur les marches métalliques du train à grande vitesse et attrapa son épaisse valise. Presque chahutée par la véritable cohue assourdissante qui secouait chaque centimètre carré autour d'elle, elle descendit finalement de la voiture en remettant ses lunettes rondes en place. Tous les réfugiés se bousculaient pour rejoindre des proches séparés dans l'évacuation plus qu'hâtive du joyau de l'Alberta ou bien de la famille qui demeurait à Calgary. Les portes du TGV vomissaient des personnes paniquées à un rythme effrayant et les quais étaient désormais envahis d'une population perdue et démoralisée. Si la plupart furent réunis bien vite au gré d'exclamations de joie, certains erraient au milieu de toute cette agitation d'un air hagard, comme si leurs esprits mortifiés n'étaient plus concernés par ces considérations.
Pour ne rien arranger au moral, les nombreux écrans télévisés de la gare diffusaient les chaines d'informations nationales. Toutes titraient "la chute d'Edmonton", "la perte du joyau" ou autres "Edmonton le rempart brisé" métaphoriques. Victoria serra les dents de dégoût devant ce déballage d'audimat qui ne faisait qu'accroître le désespoir et le peur des canadiens. Et Dieu sait qu'ils auraient besoin de courage.
La jeune femme se rendit auprès des employés d'accueil, complètement submergés par les demandes. Les files d'attentes se faisaient et se défaisaient au gré des retrouvailles et des associations de familles. Au bout de longues minutes, elle réussit à se frayer un chemin jusqu'à l'un des membres du personnel et lui donna son nom pour son registre.
— Vous êtes seule? lui demanda le jeune employé surbooké.
— Oui.
Victoria se pinça la lèvre de honte devant cette réponse qui surgit naturellement de sa bouche.
— Ha. Je suis désolé, lui répondit promptement l'homme. C'est bon, je vous ai inscrite, vous pouvez y aller.
La jeune femme rougit mais n'osa pas rectifier le malentendu génant soulevé par un jeune homme dépassé par les évènements et se contenta d'un hochement de tête avant de franchir les barrières fermant l'enceinte de la gare, aussitôt remplacée par un autre réfugié suppliant.
La ville de Calgary était sensiblement différente d'Edmonton. Juchée sur une petite colline aux allures de présentoir et nichée dans les contreforts des Rocheuses à l'Ouest, la cité avait chassé bien malgré elle les arbres de son enceinte. Les majestueux parcs qu'elle gardait si précieusement autour d'elle s'étaient inclinés devant la nécessité d'une protection durable et fiable. De par sa situation géographique plus australe que la regrettée Edmonton, elle s'était permise de prendre son temps pour la forge de son armure.
Et Victoria ne put que constater la différence.
Pas de béton de seconde main, ni de mirador dangereusement élevé. Pas d'espace étroit où circuler maladroitement avec de l'équipement, ni alimentation électrique installée à la hâte. Toutes les erreurs qu'avait faites le joyau de l'Alberta. Un rempart doté de plusieurs niveaux de défenses, d'un système de communication autonome et entretenu. Des postes de veille blindés et sûrs pour les froides nuits d'hiver et des créneaux presque médiévaux marquant un chemin de garde protégé permettant d'accéder d'une tour à une autre sans replonger dans les entrailles du mur.
Les bâtiments n'étaient cependant nullement que grisaille et amertume. Si la luxuriance avait été écartée des rues et avenues, les vitres irradiantes de lumière n'auraient jamais su se taire. Les reflets irisés du soleil inondaient la ville de lumière, de telle sorte que les bâtisses paraissaient d'argent plus que de ciment. Les formes lancéolés des sommets pointaient vers le ciel azuré avec grâce. Les diffractions arc-en-ciel coloraient à leur manière ces allées de pavées et de goudron. Un autre diamant dans un écrin brut mais sophistiqué.
En cela, Calgary rappelait Edmonton. Elle représentait la faculté du peuple canadien à faire naître la lumière partout où il s'établissait. En dépit de toutes les menaces obscures.
Là, Victoria s'arrêta un instant pour admirer le Septentrion. Par delà la grande muraille, et l'horizon flamboyant, malgré les centaines de kilomètres, elle entrevit l'homme de sa vie dans son long voyage. Elle ferma alors les yeux, désormais en sécurité, et ouvrit son esprit.
Je crois en toi mon amour, bonne chance.
***
Marcus enjamba une branche tombée au sol, puis une autre. Le chemin se faisait répétitif, mais au moins, il demeurait facile. Il était satisfait d'avancer à un rythme rapide, pour une fois, son petit gabarit lui servait, son entraînement à la course également. Le méta-humain ne se laissait pas ralentir par le terrain et maintenait une allure des plus honorables. La piste du gibier qu'il poursuivait restait très nette et pour l'instant facile à suivre. Comme il l'avait prévu, elle convergeait tout droit vers Fort McMurray. Ne pas se perdre serait aisé, il suffisait de piquer plein nord jusqu'à rejoindre la grande rivière Athabasca puis longer celle-ci jusqu'à arriver au Fort. Qui plus est, le nord de l'Alberta était clairsemé de petits lacs d'eau potable – du moins, il espérait qu'elle le soit encore. Enfin, cela représentait tout de même plusieurs centaines de kilomètres soit au moins trois semaines de voyage.
Bien entendu, tout serait plus facile s'il pouvait les rattraper avant de parcourir tout ce périple, même si Marcus ne se voyait pas affronter tout un groupe de mutants armés à lui seul. À vrai dire, il n'y avait pas vraiment réfléchi. De plus, il n'avait nulle part où se retourner qui puisse être appelé son foyer désormais. Mais il avait déjà tranché ce débat intérieur: s'il ne pouvait plus reculer, autant aller de l'avant. Le fait qu'Amy ait fait seule ce trajet en sens inverse lui revint soudain en mémoire et ne fit que le remotiver à maintenir son allure. Il ne put s'empêcher d'être impressionné par la performance d'une fille si jeune pour sa survie, se voir accomplir le même périple pour lui permettre effectivement cette survie lui sembla d'un coup bien ironique.
Loin de ralentir, le jeune méta-humain effleura de ses pas le sol parsemé de roches et jonché de restes d'épineux brunis. Les arbres conifères avaient fait valoir leurs droits sur cette parcelle du globe. Leurs troncs épais ainsi que leurs larges branches parvenaient à rendre la forêt dans laquelle Marcus évoluait suffisamment ombragée pour le protéger de la chaleur naissante en cet effort prolongé. En effet, le terrain très vallonné et pentu de la région aurait tôt fait de le stopper si le soleil s'en mêlait, malgré qu'en cet hémisphère, l'air du printemps demeurait frais et prenant à la gorge. Telles étaient les contrées du Nord.
Marcus fut rassuré de noter, pour le moment, l'absence de faune hostile ni même une quelconque marque d'empoisonnement ou de contagion sur la végétation et la terre.
Il était encore relativement proche des territoires civilisés.
Le méta-humain exulta en parvenant au sommet de la montagne qu'il gravissait depuis maintenant plusieurs heures, là, il ferait la seconde pause depuis son départ ainsi que le point sur le chemin parcouru, sans compter que le point de vue le renseignerait peut-être sur son avance sur le groupe qu'il poursuivait. Une piste facile à suivre... Il était évident que les mutants, malgré leur captive, ne s'attendaient pas à être traqués, encore moins par un individu isolé. La pénible pente s'adoucit à l'approche du point culminant. Marcus accéléra, courut presque pour escalader les derniers mètres qui le séparaient de son premier objectif.
L'horizon s'ouvrit brusquement devant le méta-humain. Celui-ci se sentit soudain happé par un vide colossal. Par réflexe, Marcus se rattrapa à la branche résistante d'un pin. Devant lui naissait une falaise d'une hauteur effrayante, qui coupait littéralement le sommet en deux. Elle donnait sur un profond cratère dans lequel reposait une immense étendue d'eau.
Le jeune homme se remit peu à peu de sa surprise et s'assit en bordure du précipice. Il ne comprenait pas, ce relief n'était pas naturel. Une analyse appuyée du panorama lui fit réaliser que de nombreux autres lacs émergeaient du sol épars, plaies aqueuses et béantes défigurant le paysage.
Et quel paysage...
Les arbres apparaissaient comme figés, jaunis, même les conifères et leurs épines éternelles. Là d'où Marcus venait, la verdure printanière permettait l'émergence de quelques rares fleurs blanches qui s'éveillaient d'un hiver rigoureux. Ici bas, elle était mise en suspens, les beaux jours n'avaient pas de prise sur elle. La végétation demeurait comme immobile, ni vivante, ni morte, insensible, son existence mise en sursis par l'étrange poison qui rongeait ce territoire.
La blessure de la terre.
Remis de ces émotions, Marcus attrapa sa carte ainsi que sa boussole et détermina sa position suivant la direction qu'il avait suivie depuis son départ d'Edmonton. Son calcul lui signifia que son instinct avait vu juste. Normalement, il n'y avait pas de falaise à cet endroit. Et le lac le plus proche se trouvait à au moins cinquante kilomètres de sa localisation actuelle. Or, à vue d'œil, il en dénombrait au moins quatre. Le jeune homme écarquilla les yeux de stupeur. Digger Jones avait parlé d'une seule météorite. C'était encore pire qu'il l'avait imaginé lorsque le vieux shérif lui avait raconté son histoire cette nuit-là. Et cela allait lui faire effectuer un détour non négligeable.
Le méta-humain jura mais ne pouvait que contempler le début de la corruption des étendues nordiques. Le paradis canadien cédait lentement la place à l'enfer d'où étaient sortis les pires horreurs de ce siècle, des mutants monstrueux avides de chair humaine. Méta-humaine plus précisément. L'agneau allait de lui même essayer de sauver un autre agneau de la meute de loups. Et, dans ce paysage jaunâtre, habité par une faune hostile, quelque part...se trouvait Amy et ses ravisseurs, camouflés par le feuillage, mais bel et bien sous ses yeux.
Marcus Vermont soupira avant de prendre une rasade d'eau potable.
Cela n'allait pas être aussi facile que prévu...
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