L'homme le plus puissant de Lakeland City

— Non, je ne souhaite pas évacuer. Je sais. Ce ne sera pas nécessaire. Je vous remercie. répondit machinalement Derek Marlow avant de raccrocher lourdement son combiné téléphonique.

Le colosse eut un frisson d'excitation. Il scruta son immense fenêtre vers la cité située en contrebas, enveloppée peu à peu de la lueur du crépuscule. Une épaisse fumée noire s'élevait du centre-ville, ce qui ne faisait que corroborer l'appel qu'avait reçu le maire. De prime abord, il se mit à chercher du regard son adversaire approchant à bonds de géant, sans y parvenir. Puis il se réfugia dans ses pensées.

"Le pouvoir est tout." Cette phrase, prononcée par Carl Felonne en personne avant de se faire ôter la vie de ses mains, résonnait encore dans sa tête et parfois, hantait encore ses nuits.

C'était une autre époque. La plupart des gens chantent encore la rengaine du "c'était mieux avant", mais Derek savait pertinemment que les années quatre-vingt étaient pires, bien pires. Il fallait se battre pour survivre. Le seul moyen de tirer son épingle du jeu était d'être né dans la bonne famille, ou de travailler pour la bonne personne. Tous les autres étaient condamnés, et la seule incertitude qui restait était la nature de cette condamnation. Derek était bien loin d'être né dans la bonne famille, mais il avait bossé pour qui il fallait, peu importe le prix, le sang versé et les sacrifices. Au départ forcé de survivre par le biais de combats clandestins, il fut très vite remarqué par la pègre locale et, de part son gabarit impressionnant, servit d'abord comme collecteur de dettes. Il n'hésita pas à exécuter les ordres, peu importe les conséquences.

Après des années de bons et loyaux services, Felonne lui fit prendre du galon et l'embaucha comme garde du corps, poste assez lucratif chez les criminels, si tant est que survivre soit une possibilité durable. Avec Derek à son service, Carl Felonne s'établit bien vite comme le maître incontesté de Lakeland City, statut qu'il convoitait ardemment, depuis toujours. Tout le gratin de la ville se faisait et se défaisait au gré de ses envies, toute l'économie devait avoir son aval pour débuter, bref, toute vie se devait d'avoir son accord pour croitre.

Derek Marlow avait toujours eu un doute sur ce qui fut advenu à ce moment-là, peut-être le pouvoir lui était-il monté à la tête, peut-être voulait-il juste s'amuser, peut-être n'avait-il simplement aucune idée de ce qu'il ferait une fois son but atteint. Y en avait-il seulement un autre? Le fait est que Carl Felonne perdit la raison, et ne devint rien de plus qu'un idiot tout-puissant. Derek devint l'impuissant témoin d'un roi qui construisait et détruisait son propre château de cartes. Rien n'avançait, ne se développait, ne grandissait. Lakeland faillit être rongée jusqu'à la moelle, à tel point que même les hors-la-loi commençaient à la déserter. Ainsi, Derek hésita, douta de celui qui l'avait nourri. Et il n'était pas le seul: plus les jours avançaient, et plus la folie de Felonne devenait évidente aux yeux de ses lieutenants et subordonnés.

Ce fut là qu'il la remarqua. Escortant Carl Felonne à son club favori, ses yeux se posèrent sur elle, jolie rousse se démarquant à merveille parmi les autres femmes présentes, et à son attention. Après avoir reçu la permission de son employeur, il invita l'objet de son désir à prendre un verre. Elle était d'un raffinement palpable, qui n'avait rien à envier à la vulgarité dont était atrocement pourvues les filles dont s'entourait Carl.

Grâce à son indécent salaire, Derek Marlow s'était offert un joli pavillon dans ce qui restait du centre-ville. Il ne pouvait pas laisser un tel joyau dormir dans cet appartement miteux, loué pour un prix frisant l'obscénité, à la merci du premier voyou venu, voire pire. Mais un voyou, il était lui-même. Un meurtrier, une ordure, un bourreau. Mais elle le voyait différemment, il était poli, distingué, il n'abusait pas d'une quelconque position de force contre elle. Il aurait pu la toucher, lui faire mal, alors qu'elle dormait sous son toit, bien d'autres l'auraient fait, mais pas lui. Il voulait rester près d'elle, et elle près de lui. Il voulait la choyer, elle en valait la peine.

Mais quelqu'un ne vit pas cela du bon œil. Carl Felonne avait lui aussi remarqué cette femme et voulait la faire sienne. Il commença à envier follement son plus proche subordonné, une jalousie folle, destructrice. Il tenta de discréditer Marlow auprès de sa compagne, alors enceinte, en lui décrivant tout ce que son conjoint avait fait. Dans les moindres détails. Et lorsqu'il vit que cela ne suffirait pas, il incendia le pavillon du futur maire.

Derek Marlow ne sut, de prime abord, qui était l'instigateur, il prit donc toutes les précautions nécessaires. Il entreprit de cacher sa femme à l'extérieur de la ville, dans une habitation discrète, et lui rendit visite aussi souvent que possible. Jusqu'à ce jour funeste où elle lui fut arrachée, par quelque chose dont même lui ne pouvait la protéger: son enfant. Sa femme ne s'en était pas sortie. Son seul amour était parti. Alors quand il vit ce petit être gigoter alors qu'il prenait son premier souffle, il ne put l'aimer. Il ne ressentait que de la rancœur à l'égard de son fils unique. Il n'en avait jamais été autrement, depuis maintenant vingt-quatre ans. Il avait tué sa femme.

Les docteurs avaient déclaré avoir été impuissants quand au fait de la sauver. Pendant quatre longues années, il garda son fils à l'écart de ses affaires, payant une tierce personne pour s'occuper de lui. Moins il le voyait, mieux il se portait, sa simple vue lui rappelait sa femme disparue.

Jusqu'à ce qu'un jour, au détour d'un interrogatoire un peu plus musclé que d'habitude, on lui confia l'horrible vérité: Carl Felonne était celui qui avait menacé sa femme, tenté de la tuer, et qui avait soudoyé les médecins afin qu'il ne soignent pas sa femme. Son sang ne fit qu'un tour. Il devait faire ce que chacun attendait que ce soit fait. Il se rendit au bureau de Carl Felonne, au même endroit que celui où il se trouvait aujourd'hui. Il y trouva un homme en pleine crise de folie, jetant ses affaires sur le sol, maudissant des ennemis imaginaires, accusant ses plus proches alliés de trahison. Pourtant, alors qu'il vit son garde du corps s'approcher de lui en cette heure tardive après ce qu'il avait fait, il comprit instantanément.

"Le pouvoir est tout ce qui importe. Si tu as le pouvoir, alors tu es Dieu. Tu façonnes les personnes qui t'entourent, tu les fais, tu les modèles. Tu définis ce qu'il sont. Mais c'est un cycle, le pouvoir arrive et s'en va. C'est ton tour, Marlow. Le pouvoir est tout." eut-il déclaré avant de périr.

Derek ne sut jamais dire s'il avait été le témoin d'une ultime folie, ou bien d'un éclair de lucidité.

Il reprit progressivement les affaires du défunt parrain de la pègre, écrabouillant les crânes de ceux qui remettaient en question son jugement et son autorité, ou pire, qui menaçaient directement sa bien-aimée. Sous sa férule, la ville se rétablit peu à peu de ses souffrances passées. Même s'il était lui-même issu du milieu criminel, Derek Marlow avait parfaitement compris l'intérêt de le brider, de le contrôler, de le restreindre autant que faire se peut. Non seulement par soucis des apparences, mais aussi pour ne pas succomber à la même mégalomanie que son prédécesseur.

Malgré la peine qui était maintenant sienne, il fit évoluer son projet titanesque d'une nouvelle Lakeland, il restreignit les crimes aux seuls qu'il autorisait, et seulement à but lucratif, les contrevenants étant sévèrement punis. Il se fit élire maire d'une ville en pleine sortie de crise et se servit de sa position pour appuyer l'élaboration d'une force de police puissante et compétente, le comble pour un criminel. Il demanda pour cela la mutation du commissaire Hector Vermont, dont les états de services dans le Kansas contre la criminalité avait fait la une des journaux de l'époque.

Que de chemin parcouru, songea Derek Marlow en savourant son whisky. Il fut sorti de ses pensées par de lointains coups de feus, suivis de près par des cris de souffrance. Le maire sut qu'il était temps. Il engloutit promptement le reste de son verre et se retourna vers sa colossale porte d'entrée.

Celle-ci s'ouvrit à la volée alors qu'un cadavre était projeté contre elle avec force, enfonçant les battants avec une facilité déconcertante. Le corps inerte atterrit au milieu de la pièce et roula jusqu'au bureau du maire, qui ne put s'empêcher d'être impressionné. Il leva les yeux pour apercevoir, dans l'encadrement, celui qu'il attendait. Un jeune homme amaigri, aux cheveux tombants, les traits figés, braquant sur lui des yeux oranges de haine. Derek lui adressa un "bonsoir" d'un hochement de tête, auquel il resta de marbre.

— Tu ne t'es pas enfui? finit-il par demander.

— Non. Je t'attendais, c'est ainsi que cela doit se passer, répondit le maire.

— Et pourquoi?

Derek Marlow plongea son regard dans les yeux inhabituels de son vis-à-vis.

— Le pouvoir est tout, monsieur Slart.

***

Jeffrey Slart regardait avec incrédulité l'imposant ennemi qui lui faisait face. Pourquoi déblatérait-il de telles inepties? Pourquoi était-il resté au lieu de partir? Pensait-il pouvoir le battre? Cette seule pensée l'horripilait grandement.

— J'ai bien réfléchi Derek, je ne crois pas que vous n'y êtes pour rien dans ce qui est arrivé à Léa Vermont. Ce qui me donne deux excellentes raisons de vous tuer.

— Bien sûr que j'y suis pour quelque chose. Tu as les mêmes faiblesses que tout le monde finalement. Je n'ai néanmoins jamais souhaité sa mort, répondit calmement le maire. Peu importe ce que tu sembles croire, j'ai juste fait ce qu'il fallait pour le bien de Lakeland.

— Vous êtes la pire chose qui soit arrivée à cette ville.

— Si tu savais à quel point tu te trompes. Le passé de cette cité est bien plus obscur que tu ne le sauras jamais, Jeffrey. Le hasard a voulu que je fasse de toi ce que tu es, comme mon prédécesseur avant moi. Le jour où ta mère est morte est devenu le jour le plus important de ton existence. Pour moi ce fut une journée de boulot comme une autre. C'est ça, le pouvoir. Il faut payer un prix incalculable pour l'obtenir, et plus encore pour le garder.

— Ca ne me dit pas pourquoi vous croyez être de taille contre moi! coupa Jeffrey.

Derek Marlow soupira lourdement.

— Je deviens vieux, monsieur Slart. Je suis à cette position depuis trop longtemps, la lassitude a fini par me gagner, ce qui est une malédiction bien plus forte que n'importe quelle blessure. Je veux savoir si c'est avec vous que mon aventure finira, ou non. Mais je vous préviens, je n'ai pas l'intention de me laisser faire.

Jeffrey Slart se mit en garde avec un sourire de satisfaction. Enfin, il allait goûter à la douce saveur de la vengeance.

— Comme si ça allait faire une différence! railla-t-il.

Le géant se leva de son fauteuil en riant bruyamment, révélant des mains gantées, aussi grosse que des battoirs.

— Oh je pense que tu ne vas pas être déçu, rétorqua-t-il. J'ai pensé toute ma vie à me battre, j'ai survécu en me battant dans des caves pour gagner de quoi me nourrir! J'ai tué à mains nues plus de personnes que tu n'as passé d'années sur cette planète!

Jeffrey s'élança à toute vitesse et décocha un crochet phénoménal dans la mâchoire du colosse. Celui-ci bascula sous l'impact et s'écroula à côté de son épais fauteuil. Il cracha un peu de sang, qui colora sa barbe poivre et sel, et sourit.

— Tu es plutôt rapide, ça je dois bien l'admettre, ricana-t-il.

Jeffrey arma un autre crochet sur le maire en train de se relever, mais à sa grande surprise, le vieil homme l'anticipa en le saisissant au poignet qu'il tordit violement avant de lui-même envoyer un fulgurant direct au visage du jeune homme. Jeffrey fut projeté au sol qu'il heurta avec force.

Même avec ses nerfs complétement anesthésiés, son crâne tremblait sous la puissance du choc. Derek était d'une force phénoménale, quasiment au summum de ce qu'un homme peut acquérir.

Le maire arracha son siège du sol, et l'envoya valdinguer dans un coin de la pièce. Il saisit l'ancien héros par la nuque et le souleva de terre comme un sac de patates. Il l'agrippa ensuite par le cou avec son autre main. Jeffrey sentit que ses pieds ne touchaient même plus le sol alors qu'il commençait à peiner pour respirer. L'adrénaline parcourant son corps assurait un apport d'oxygène considérablement augmenté, mais cela ne lui était d'aucune utilité s'il ne pouvait pas en fournir ses poumons.

— Tu as beau être fort, tu restes un poids plume gamin, railla Derek Marlow.

Jeffrey se débattit, tenta de faire lâcher prise à son immense adversaire, mais réalisa qu'il avait toujours nécessité des appuis au sol dans ses combats. Les mouvements faibles et désarticulés qu'il produisit ne firent qu'esquisser un rire au géant au bras comme des troncs d'arbre.

Celui-ci asséna un coup de poing dans le ventre de sa prise, ce qui acheva de couper son souffle, puis le balança contre le mur d'un geste puissant. Jeffrey s'écrasa contre le support et sentit même celui-ci s'enfoncer sous le choc de son dos. Sa vision se brouilla, sa tête lui tournait, et par dessus tout il perçut même la douleur tant redoutée se faire à nouveau jour à lui, ce qui lui fit serrer les dents.

— J'avais dit que tu ne serais pas déçu. Je ne pensais pas, moi, l'être autant. provoqua Derek.

Jeffrey recouvra ses sens uniquement pour voir son gigantesque opposant se précipiter pour l'écraser. Il mobilisa sa rapidité prodigieuse et esquiva au dernier moment la charge du géant. Ce dernier fracassa le pans de mur qui s'effondra dans un cri de souffrance. Sans coup férir, le jeune homme enchaîna en plantant son pied dans les côtes désormais exposées de son adversaire.

Derek laissa échapper un cri de douleur et tenta de se remettre en garde en protégeant ses points sensibles touchés. Il essuya aussitôt une volée de coups qui le fit reculer lentement au milieu de la pièce. Jeffrey ne semblait pas connaître la fatigue, il frappait, frappait de toutes ses forces, sans prêter attention au sang orangé perlant de ses phalanges, ni de celui, écarlate, commençant à apparaître sur les avants-bras du maire. Il hurla d'une fureur vengeresse alors qu'il intensifia chacune de ses frappes, molestant l'épaisse carcasse vieillissante du maire de Lakeland City.

Soudain, Derek se déroba sur la droite, faisant plonger Jeffrey en avant sous l'impulsion de ses frappes. Il en profita pour asséner un violent coup sur l'épaule gauche du jeune homme, qui sentit, malgré l'absence de douleur, celle-ci lâcher. Désormais réduit à un seul bras valide, Jeffrey ne put parer l'attaque suivante, qui l'envoya au seul dans un claquement de tonnerre.

Il atterrit sur son bras gauche meurtri, ce qui finalement surpassa la morphine qui circulait dans son système sanguin. Jeffrey cria, cria tellement fort qu'il s'en étonna lui-même, tellement il aurait voulu que cette sensation disparaisse à jamais. D'une nonchalante poussée du pied, le maire le remit sur le dos, et d'un coup sec, écrasa son immense semelle sur la cage thoracique de Jeffrey dans un craquement osseux.

— Putain... laissa péniblement échapper un Jeffrey étouffant.

Le colosse maintenait son emprise pesante, tout en reprenant son souffle de manière bruyante, il n'avait plus l'endurance de sa jeunesse.

— Ton problème... articula exagérément Derek Marlow, c'est que ta quasi-absence de douleur, du moins jusqu'à présent, ne te pousse pas à protéger tes points faibles.

Le maire appuya son propos en accentuant encore la pression exercée par son pied sur le thorax du jeune homme, littéralement cloué au sol. Jeffrey agrippait, griffait désespérément la jambe imposante qui le maintenait impuissant. Très bientôt, ses côtes enfoncées le feraient mortellement manquer d'air. Le Vitium ne l'en sauverait pas.

Sa dernière injection remontait à plusieurs heures, et il ressentait désormais ses prodigieux effets progressivement s'estomper, comme siphonné par un évier. Jeffrey réalisait qu'il était incapable de se libérer.

Son esprit assailli par une douleur vorace, il chercha frénétiquement de son bras valide son seul et dernier injecteur de réserve, en espérant de toute son âme qu'il ne se soit pas brisé. Il perçut au toucher la paroi lisse et intacte du dispositif, et attendit quelques secondes d'inattention de la part de Derek. La sueur coulait à flots sur son front, il comprit qu'il avait sous-estimé son adversaire, ainsi que ses propres lacunes. Une leçon d'humilité qui serait sans doute sa dernière s'il ne saisissait pas sa chance.

Aussitôt, profitant de ce qu'il crut être un instant de faiblesse de son opposant, il sortit précipitamment son stylo de sa poche, dégoupilla le bouchon d'un geste rapide du pouce, et leva autant que possible sa faible poigne afin de s'enfoncer l'aiguille salvatrice dans la cuisse.

Soudain, l'immense poigne de Derek happa la sienne. Jeffrey hurla, protesta alors qu'il tentait désespérément de retenir sa seule opportunité de salut, mais malgré tous ses efforts, Derek Marlow lui arracha son injecteur des mains et se mit à inspecter minutieusement son contenu.

Le maire regardait avec fascination l'étrange liquide orange, tournait son contenant dans diverses positions, comme pour en observer les divers aspects. Il s'en amusa presque, la couleur inhabituelle du mélange donnait une nuance fortement ludique et légère-décidément pas celle d'une drogue de combat-ce qui rappela à Derek son incrédulité première lorsqu'il entendit pour la première fois l'histoire du héros à la force prodigieuse. Mais les faits étaient là, et maintenant qu'il était dans cette position, et son jeune adversaire à terre devant lui, cela lui paraissait risible.

Derek Marlow examina la fine aiguille avec curiosité, puis railla à nouveau sa victime, sourire en coin:

— C'est donc ça qui te rend si fort? Vu tes résultats, pas de quoi en faire une montagne...

Jeffrey, à bout de souffle, ne put se résoudre à laisser cette énième provocation passer, il chercha dans le peu d'air que ces poumons parvenait à lui apporter. Il commençait à suffoquer en essayant péniblement de rapprocher de quelques millimètres ses doigts de sa substance perdue.

— Donne... te faire la peau... articula-t-il.

Derek sourit, il avait une autre opportunité maintenant que son adversaire avait échoué. Une autre occasion de combattre ce qui l'accablait depuis tant d'années. La vieillesse, l'impasse, ce sentiment d'avoir tout fait, d'être au sommet, et de ne plus devoir que tomber et mourir.

Sous les yeux exorbités de Jeffrey, il appliqua le dispositif sur sa propre cuisse, et appuya de toute ses forces afin de vider l'injecteur de son contenu, avant de le jeter avec nonchalance une fois qu'il fut vide. Il scruta la paume de son imposante main, après avoir enlevé son gant, guettant un quelconque changement ou n'importe quelle sensation.

Aucune ne vint. "Quelle déception, tant pis." pensa Derek.

Puis brutalement, il sentit que quelque chose n'allait pas. Son cœur accéléra brutalement, ses pupilles se dilatèrent, sa tête se mit à tourner, son esprit soudain emmené dans une danse folle. Il eut d'abord un doute, était-ce le produit qui agissait? Mais seulement voilà, il se sentait mal, horriblement mal. Il tituba et s'appuya sur son bureau, relâchant bien malgré lui la masse écrasante de son pied jusqu'alors pesante sur la cage thoracique de Jeffrey.

Le jeune homme emplit à nouveau ses poumons d'oxygène, reprit peu à peu son souffle, tenta de se relever alors qu'il ressentait encore l'énorme pression du pied de Derek sur le torse. Il entendit tout d'abord le maire respirer bruyamment, puis le vit, ployé, se tenant péniblement sur le rebord de sa table, l'autre main sur le cœur. Ses veines se devinaient maintenant sur son front, ses yeux devenaient d'une couleur écarlate. Alors Jeffrey comprit ce qu'il en était. Il avait lui-même calculé les doses nécessaires pour que son métabolisme tienne le coup.

Le sien, et personne d'autre.

Il se redressa tant bien que mal sur ses jambes, et fondit sur son ennemi affaibli. Jeffrey puisa dans ses dernières réserves d'énergie pour asséner à Derek un coup phénoménal qui fit exploser son propre bureau sous le choc, alors que le maire heurta le bord avec un craquement terrible. D'une pression sèche, le jeune homme se remit son épaule en place dans un grincement de dent.

Jeffrey, complètement las, surplombait à présent le géant allongé les bras en croix sur les restes boisés de son mobilier. Il respirait encore, tant bien que mal, et dardait un regard sanglant sur les iris orangés de l'ancien héros.

— Qu'est-ce que tu m'as fait? Qu'est-ce qui m'arrive? souffla-t-il d'une voix étouffée.

— Il aurait peut-être mieux valu...que tu me le laisses en fin de compte! cracha Jeffrey avec mépris.

D'un geste vif, il saisit de ses deux mains le col et la ceinture de Derek, et dans une dernière mais difficile poussée, le hissa au dessus de sa tête. Jeffrey hurla sous l'effort incalculable que cela lui réclamait.

Le jeune homme souleva péniblement, à bouts de bras, le colosse qui hantait ses pensées depuis tant d'années. La douleur qui le prenait aux côtes et à l'épaule exaltait alors qu'elle enveloppait le corps meurtri de Jeffrey, ricanante, lancinante, voulant plus que tout faire échouer sa pauvre victime. Jeffrey amorça un pas, puis un deuxième, puis un autre, jusqu'à arriver en face de l'imposante fenêtre que Derek aimait tant scruter, à la recherche de Dieu seul sait quoi. Dans un dernier cri de souffrance et de fatigue, Jeffrey projeta finalement Derek Marlow à travers la grande interface vitrée, qui se fendit tel une cascade tranchante. Le corps gigantesque chuta lourdement dans l'herbe de la colline en contrebas, accompagné de multiples semblants de larmes transparentes qui s'éparpillèrent tout autour de l'énorme masse noire.

Le corps de Derek roula sur quelques mètres, puis s'immobilisa finalement sur le ventre, et ne bougea plus. Jeffrey contempla son œuvre à travers l'ouverture brisée de la fenêtre, quinze mètres plus haut, et sut que c'était fini. L'homme le plus puissant de Lakeland City gisait à terre, et de facto, ne l'était plus.

Pour ma mère, pour Léa, et pour Lakeland.

Il leva les yeux au ciel, et vit que la nuit commençait à tomber. Il régnait en cette altitude un vent brulant venu du sud, qui vient fouetter son visage et le fit pleurer légèrement. Jeffrey accompagna ces larmes de celles que ses émotions présentes lui faisaient ressentir. Enfin, il avait eu sa vengeance, le but ultime de sa vie avait trouvé son accomplissement. Il avait vengé ses êtres aimés, et n'était plus considéré comme quelqu'un de faible, un sous-homme inférieur aux autres.

— Je suis l'homme le plus puissant de Lakeland! hurla-t-il aux cieux agités.

Sa souffrance le rappela soudainement à l'ordre alors que la lune montait dans le ciel. Il n'avait plus beaucoup de temps. Sa vision devenait trouble et son cœur ralentissait dangereusement, il le sentait. Il tituba jusqu'à la sortie de la grande demeure de Marlow, parfois en s'appuyant les murs ou même les tableaux baroques ornant ceux-ci. Il enjamba les cadavres qu'il avait laissé sur son chemin, et progressa jusqu'au lourd portail en fer fermant l'accès à la villa.

Il fut surpris de réaliser qu'une voiture noire l'attendait déjà à l'extérieur, les deux agents, Klaus et Jonas, appuyés le dos sur les portières. Sa destination n'avait jamais été un secret.

— Vous semblez dans un piteux état monsieur Slart, lança Klaus dans le sarcasme qui lui était propre.

— Côtes enfoncées... épaule déboitée...pas bien remise en place...phalanges brisées...ai connu mieux. Besoin Vitium... marmonna-t-il.

— Venez avec nous, nous vous fournirons sur-le-champ une prise en charge médicale. Du moins, si vous acceptez toujours notre offre.

Jeffrey posa ses iris orangés tour à tour sur chacun des deux hommes puis baissa la tête.

Ils ont raison. Et puis, je n'ai pas vraiment le choix.

La main soutenant son épaule gauche endolorie, Jeffrey hocha faiblement la tête. Alors qu'il montait dans la voiture, il eut un dernier regard pour la cité en contrebas.

— Permettez-moi de vous reposer la question, monsieur Slart, que savez-vous de l'Irak?

***

Marcus ne vivrait que quelques secondes de plus s'il ne parvenait pas à achever son travail. Les deux agents pointaient sur lui leurs deux armes de service, et leur air absolument impassible laissait deviner qu'ils n'hésiteraient certainement pas à le supprimer. Comment pouvaient-ils être au courant de tout ce qu'il leur avait raconté? Étaient-ils au courant de ce qu'il s'était passé ensuite ? De comment Marcus avait retrouvé le commissariat en flammes ? Que sa mère ne sortit plus de la mélancolie jusqu'à son décès ?

Du fait que par hasard, dans sa quête de réponses, il passa proche de la mort et obtint une capacité hors du commun  ?

Il allait très vite le savoir.

— Au moins, vous rejoindrez votre sœur et votre famille, monsieur Vermont, et non pas monsieur Slart en Irak. Avez-vous une dernière déclaration, que Jonas et moi puissions aller diner?

Ce fut à ce moment précis que Marcus entendit le petit cliquetis métallique, perçu de lui seul et signifiant sa seule chance d'échappatoire. Malgré sa surprise et le danger de mort, il se mit à sourire.

— Oui. Aimez-vous les tours de passe-passe?

A ces mots, il leva ses bras, désormais libérés, desquels pendaient nonchalamment ses menottes ouvertes.

— Merde! laissa échapper Jonas en appuyant sur la détente de son arme.

Mais soudain, Marcus disparut.

La balle de Jonas se ficha dans le mur qui lui faisait face. Klaus se précipita vers la chaise où se tenait leur prisonnier quelques instants plus tôt, uniquement pour recevoir un énorme choc au menton qui le mit au sol. Complétement paniqué, Jonas vida alors son arme en divers endroit où Marcus pourrait se trouver, mais ne provoqua que quelques chutes de plâtre et quelques éclats de verres.

— Où es-tu salopard?! cria-t-il.

Son cœur battait la chamade, ses sens à l'affut du moindre bruit pouvant trahir la présence de Marcus. Il ne sentit finalement que trop tard un souffle dans son oreille.

— Ici... chuchota une voix.

Jonas voulut se tourner, mais ne reçut qu'un énorme impact métallique de menotte sur le front. L'agent tomba à terre, assommé. Marcus sortit alors de la salle en passant par la pièce d'observation. Comme il l'escomptait, les agents voulaient rester confidentiels, et personne n'était là à assister à leur interrogatoire. Mais il n'aurait pas beaucoup de temps devant lui avant que les alarmes...

Comme pour lui donner raison, un son strident retentit alors dans tout le bâtiment. Mais à nouveau, comme il l'espérait, les agents n'avaient mis aucun policier au courant de son...aptitude. Il regardait prudemment les officiers déambuler dans les couloirs, lampes-torches et armes aux poings, passant à côté de lui comme s'il n'était pas là. Aucun détecteur infrarouge ne viendrait lui compliquer la tâche. Ainsi, ses bruits couverts par celui du système de sécurité, Marcus se faufila jusqu'à la sortie du bâtiment de police, et profita d'un passage hâtif pour franchir la porte.

Il mit quelques rues d'écarts entre lui et les policiers, tout en prenant garde à ne pas bousculer un passant affolé. Rien ne trahissait sa présence désormais. Sentant la fatigue et la tension monter, il choisit de réapparaitre à l'abri des regards dans une ruelle. Il s'écroula alors le dos au mur, et fit le point sur ce qu'il avait, lui, appris.

Les fédéraux étaient au courant, dans les moindres détails, à ce qu'il était arrivé à sa famille, voire à lui-même, et semblaient fortement s'intéresser à Jeffrey Slart. La seule pensée de son ancien mentor fit monter en lui un sentiment de dégout et de revanche. Jeffrey avait disparu depuis de nombreuses années, et ses quelques tentatives pour retrouver sa trace se sont soldées par des échecs, et plus récemment, par sa capture. Il était passé à deux doigts de la mort, il le savait, cela ne pouvait continuer ainsi.

Mais il devait savoir, cette question l'obsédait. Il avait obtenu une information cruciale: Jeffrey avait disparu vers l'Irak. Un élément de réponse certain, Marcus ne crut jamais à l'hypothétique mort de Jeffrey, et devait se tenir prêt à son éventuel retour.

Jeffrey Slart allait sans doute un jour revenir, et lui, Marcus Vermont, allait le tuer.

***

Salut à tous et toutes! J'espère que vous vous êtes bien accrochés à ce looooong chapitre, extrêmement important puisqu'il clôture enfin le premier arc narratif du Vœu d'être meilleur. Une page se tourne, une autre commence. De nouvelles aventures, un grand projet, de nouveaux personnages, vous attendent dans le second et dernier arc de ce premier tome.

Oui, je lâche qu'il y aura une suite, une trilogie même, je vois que ça! N'hésitez pas à me faire part de vos retours, je suis bien conscient que ce premier arc, malgré mon travail, est loin d'être parfait. Mais après tout, on peut essayer de devenir meilleur ;)

En vous remerciant de votre fidélité et de votre soutien,

Chimiquement vôtre, Kara Warren.

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