Dernière sortie

« Tout est créé cassé. »

Proverbe zen.

***

Ville de Najaf, Irak, août 2013.

L'alarme jouait son ballet lancinant depuis de longues minutes maintenant. Une détonation stridente retentit alors qu'une balle se ficha dans le mur de la bâtisse, aussitôt suivie par une rafale entière. Elles furent toutes trop lentes.

Jeffrey Slart avait déjà foncé vers une autre cible.

Toute la caserne de Najaf sonnait son branle-bas-de-combat. Des colonnes entières de soldats surgissaient en continu de toutes les issues pour ne rencontrer que leur trépas. La cour était jonchée de débris de béton, d'acier, de cadavres et de sang. Le liquide épais teintait le sable comme le goudron de tâches vermeilles. Les munitions tirées fendaient l'air d'un sifflement strident et féroce, mais le guerrier demeurait insaisissable.

Il se déplaçait à une vitesse folle, brisant un adversaire après l'autre, littéralement. Les irakiens furent d'abord surpris d'être attaqués par un homme seul, sans appui ni protection d'aucune sorte. Or, ils comprirent bien vite que leur assaillant n'avait rien d'ordinaire, et, loin de laisser la peur les submerger, leur ferveur fanatique les poussait à la défense de leur cité.

Située au sein d'une position stratégique sur la rive sud-ouest de l'Euphrate, la ville de Najaf abritait une importe garnison permanente, et sa prise signifierait un accès durable à de l'eau douce ainsi qu'une menace sérieuse sur Bagdad, sise seulement cent kilomètres au nord. Mais ce n'était pas la conquête de Najaf qui préoccupait Jeffrey.

Il suivait un tout autre but.

Non-vêtu de son exosquelette Apogée, le guerrier aux yeux orange était néanmoins équipé d'autant d'armes qu'il pouvait en porter. Lui qui répugnait tant l'usage d'armes à feu ou blanches, privilégiant la mise à mort de ses propres mains, il était bardé d'acier ésotérique. Une multitude de couteaux, plusieurs épées, pistolets, même une lance et un fouet.

Les choses avaient changé. Car Jeffrey Slart aussi.

L'optimisé s'était toujours cru invincible, parce qu'il le fallait. Il n'avait représenté plus rien d'autre depuis quatre ans. Au Guatemala, il avait tué pour soulager sa douleur, sa peine et sa frustration. Des hommes, des soldats, des guerriers. Mais aussi des femmes, des enfants. Exécutés systématiquement de ses propres doigts, comme pour mieux palper les derniers instants de ses victimes. Communier avec la mort peut-être. Il n'était pas le héros de son enfance. Il ne l'avait jamais été.

Cependant, sa confrontation avec Blackout avait tout bouleversé. Le rappel de sa propre mortalité l'avait heurté plus que n'importe quel coup fatal. La sensation d'une douleur effroyable à laquelle il n'avait plus été habitué depuis longtemps l'avait fait changer, comme la nuit où Léa Vermont était morte.

Il regardait ses adversaires avec un respect martial plus prononcé, avant de faire jouer sa supériorité physique pour les tuer sans souffrances inutiles. Ce jour-là, il avait emporté de quoi tester son entraînement des dernières semaines. Jeffrey se fendait, esquivait les balles pouvant menacer son absence de protection et frappait de gestes presque gracieux. Tout le contraire de sa férocité habituelle. Il savait que quelques semaines de pratiques, fussent-elles aussi intenses que les siennes, ne l'aurait pas transformé en tireur hors pair, en épéiste émérite ou en as du couteau, mais couplées à ses capacités surhumaines, une connaissance sommaire du maniement de ces armes étoffera son potentiel offensif face à la surhumaine irakienne.

Les soldats mourraient les uns après les autres à un rythme hallucinant. Jeffrey Slart avait à sa main une épée à lame courbe, couverte d'un alliage brillant au soleil, maintenant luisante de sang. D'une pointe de vitesse vertigineuse, il coupa en deux une colonne de ses opposants. Insatisfait, le guerrier remit l'arme dans son dos. Avec un geste rapide, il se saisit de la seconde épée, droite, plus proche d'un couteau tactique de près d'un mètre de long. Jeffrey fit une roulade sur le côté pour esquiver les projectiles qui lui étaient destinés. Dépourvu à dessein de son armure, cela l'obligeait à sentir le danger, le ressentir plutôt. Il se maintenait volontairement dans une vulnérabilité artificielle, tout aussi factice que son invincibilité, mais en même temps aussi véritable que la fragilité de n'importe quel être humain.

Jeffrey transperça un énième irakien d'un estoc imparfait, avant de saisir un couteau à sa ceinture et le projeter vers un lointain adversaire. Le lancer était imparfait, rustre, empreint d'une technique rudimentaire, cependant l'acier partit avec une telle force que, finalement, la lame se ficha dans la poitrine de l'individu. Jeffrey sourit. Il avait fait des progrès. Les soldats irakiens étaient impuissants, et à chaque seconde s'accumulaient les cadavres. Le guerrier aux yeux orange fendit le crâne d'un assaillant du tranchant de la main sans se soucier des éclaboussures écarlates qui baignèrent ses cheveux ou son visage. Les nouveaux prétendants à une mort expéditive commencèrent à se faire plus diffus.

D'un coup de pied monumental, Jeffrey propulsa un véhicule avec ses infortunés occupants en un roulé-boulé tonitruant. Il testait méthodiquement ses armes hétéroclites, l'une après l'autre, afin d'écarter celle qui ne lui correspondaient pas. Pour autant, il n'oubliait pas ses connaissances en art martiaux. Il essayait de travailler ses déplacements, ses mouvements tout en combattant. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de penser que Blackout aurait fait mieux. Beaucoup mieux.

Écartant cette idée parasite qui sapait son moral, Jeffrey poursuivit son massacre de la garnison de Najaf. Au bout d'un temps, le flot de combattant se tarit. Le guerrier acheva les derniers soldats blessés le plus rapidement possible. Son regard décrivit un cercle tout autour de lui. Le complexe militaire avait été vidé de ses occupants, il n'y avait plus que des épaves fumantes, des débris de métal et des corps inanimés. Jeffrey n'avait jamais pris plaisir à occire ses opposants, or, cette vue lui esquissa un léger sourire. Ses tests étaient concluants. La bataille finale approchait et il n'allait pas laisser passer sa chance. Non pas que la hâte du combat le submergeait comme à l'accoutumée, mais il n'aurait pas droit à l'erreur.

L'alarme continuant son tintamarre, Jeffrey décida de ne pas s'éterniser. Peut-être qu'Elle viendrait. Néanmoins, il voulait qu'elle sache. D'un geste sec, il appliqua son couteau sur sa paume gauche et s'entailla la peau avant de projeter son sang orangé caractéristique sur le mur en briques blanches de la caserne. En séchant, cela ne laisserait aucun doute quant à son identité. Du moins, pour ceux qu'il visait.

Une fois son œuvre signée, Jeffrey partit comme une flèche dans le désert en direction de la base des forces spéciales. Pendant qu'il fonçait à travers les sables, il se souvint de sa nuit avec Raquel. Il n'avait jamais passé de nuit avec une autre femme que Léa. Cela nourrissait en lui des sentiments contraires, de soulagement mais aussi de culpabilité. Il avait cru qu'accepter une telle relation permettrait de guérir une blessure, la plus terrible qu'il ait reçue. La seule dont il se souvenait.

Que ressens-tu? lui avait-elle demandé une fois leur nuit terminée. La fin drap blanc recouvrait encore sa nudité. Quant à lui, il était déjà sorti du lit. Comme d'ordinaire, il n'avait trouvé qu'un sommeil peu profond.

Comment ça? avait-il rétorqué.

Que ressens-tu avec le Vitium ?

Rien. avait lâché Jeffrey.

Devant la perplexité de Raquel, il se fut senti obligé de développer alors qu'il se rhabilla pour l'entraînement matinal.

Je ne ressens rien. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j'ai eu faim, que j'ai eu froid. J'aurais juste aimé ne plus me souvenir de la douleur. Mais c'est impossible. J'ai créé cette chose pour ne plus ressentir cette souffrance. Mais avec ma mère, ça a démarré dans la souffrance, et avec Léa, ça s'est poursuivi dans la souffrance. Je suis poursuivi, dans mes rêves et dans mes cauchemars. C'est quelque-chose dont même la morphine ne peut me protéger. Je ne veux plus. Et malgré ce qu'on a fait ce soir, si tu tombes au combat, je ne ressentirais rien. Je m'y efforcerais. Rien de personnel.

C'est pour ça que tu ne voulais pas te rapprocher des autres ? De nous ?

Vous ne mourez qu'une fois. Moi, je meurs un peu plus chaque seconde.

Trois-cents kilomètres de course à travers le désert. En moins d'une heure, Jeffrey arriva en vue du complexe camouflé. Bien entendu, aucun accueil ne lui fut réservé. Il ne resta pas à en attendre et se rendit immédiatement dans l'aile scientifique. Au moment de prendre l'ascenseur qui menait au quartier enfoui, une voix familière l'interpela.

— Puis-je savoir où vous étiez, monsieur Slart ?

— Je pensais que vous saviez tout ce qu'il se passait ici-bas, général Carls, répondit Jeffrey en prenant place dans l'ascenseur.

La femme vieillissante le rejoignit sans attendre. Son visage était cerné, ses traits, fatigués. Sa voix, elle, n'avait cependant rien perdu de sa superbe ni de son autorité.

— Encore parti en vadrouille ? Si je le pouvais, je vous ferais enfermer. Vous vous mettez en danger inutilement, ainsi que toute l'opération !

— Si je ne prends pas mon armure, c'est que je sais qu'elle est équipée d'un dispositif de localisation GPS. Vous voulez savoir où je vais, ce n'est pas mon cas.

Le guerrier examina vaguement la paume qu'il avait entaillée une heure plus tôt. Aucune trace n'en subsistait.

— Combien en avez-vous tué ? interrogea le général.

— Environ quatre-cents. Ils ne s'attendaient pas à être attaqués ici.

— Et c'est où ici ?

— Najaf.

La colère de Carls retomba aussi vite qu'elle était montée. Malgré sa défaite, pour des raisons qu'elle ne comprenait pas encore, Jeffrey s'investissait d'une manière étonnante dans ce conflit, qu'il prenait auparavant avec nonchalance. S'il avait vaincu la garnison de Najaf, sans protection, avec pour seul allié le Vitium qui circulait déjà dans ses veines, alors peut-être y avait-il un espoir.

Les portes chromées s'ouvrirent pour laisser place à la lueur bleutée de l'aile scientifique. À mesure qu'ils avançaient, ils virent les armures encore trôner dans leurs cylindres de verre, ainsi que les deux lieutenants, Raquel et Lucius. Leur présence étonna Jeffrey. Il prit à partie un scientifique travaillant dans la section armement.

— Le fouet, on oublie. La lame courbe aussi, il faudrait m'allonger l'autre épée de trente centimètres environ. Je garde les couteaux et les flingues, plus j'en aurai, mieux ce sera.

Après s'être déchargé de l'arsenal qu'il transportait, il s'approcha de ses partenaires et du général Carls.

— Si je vous ai réunis ici, du moins, deux d'entre vous, c'est que je ne pouvais plus attendre davantage. Je me souviens tout à fait des raisons et des missions sur lesquelles on vous a amenés en Irak et je ne les oublie pas.

Pas de politesses cette fois, étrange...

— Nous ne pouvons nier que tout ne s'est pas passé comme prévu. L'intervention précoce des androïdes Syenemers menés par Blackout nous force à abattre nos atouts sur la table d'une manière que j'aurais voulu retarder le plus possible.

Aucun des trois équipiers ne prononça un seul mot. Jeffrey put percevoir les scientifiques proches lâcher à moitié leurs travaux pour écouter d'une oreille. Le suspens n'en était pas un–il n'y avait de secret pour personne.

— Nous avons appris que le général Saham a mobilisé sa grande armée de fanatiques. Nous allons venir à sa rencontre dans le village de Samawah.

Après avoir évalué l'absence de réaction chez ses subordonnés, le général Carls poursuivit.

— Cela sera notre grand combat. La totalité de nos forces va affronter, dans ce village en ruines, la quasi-totalité des siennes. Nous ne pouvons supporter cette guerre d'usure plus longtemps. Nous disputerons la plus grande bataille de notre temps. Si nous échouons, ce sera la fin, il ne nous restera plus que la retraite.

Lucius Gartner approuva d'un signe de tête formel. Raquel Demanza illumina son regard d'une lueur déterminée. Jeffrey sentit lui son cœur ralentir dans sa poitrine.

— La bataille sera rangée, nous lutterons pour chaque maison, chaque rue, et nous ne devrons nous arrêter qu'à la défaite irakienne, de sa reddition, ou de notre mort. Je sais que chacun d'entre vous s'était préparé à ce jour, et je sais que vous ne décevrez pas les États-Unis d'Amérique.

Si seulement nous gagnions.

Jeffrey savait Carls sur la corde raide. Toute cette opération en Irak était son plan, son idée, son projet. Le Congrès, représenté par le colonel Rollder, ne tolérerait pas un échec plus sévère. Elle serait destituée de son commandement, de sa crédibilité, et rentrerait dans la honte. Si elle rentrait.

— Vos ordres d'affectation sont également tombés. Vous rejoindrez le treizième régiment d'infanterie stationné à Nassiriyah, les accompagnerez au combat et leur apporterez aide et protection.

L'assurance de Lucius s'écroula comme un château de cartes tandis que Raquel devint presque blême. Jeffrey ne comprit pas une telle réaction chez ses partenaires.

— Excusez-moi, mon général, dit Lucius, mais j'ai peut-être mal entendu. De quel régiment avez-vous parlé.

— Le treizième d'infanterie, lieutenant Gartner, vous avez bien entendu.

— Ma générale, avec tout le respect que je vous dois, explosa Raquel, je pense qu'il doit s'agir d'une erreur Nous ne...

— Qu'est ce qui vous fait croire que ce que vous pensez m'intéresse, lieutenant Gartner ? coupa Carls. De plus, je ne fais aucune différence du fait que vous soyez une femme, vous êtes priée d'en faire de même ! Vous partez dès demain. Nous sommes prévus de rencontrer les forces irakiennes dans six jours très exactement. Rompez !

Étonnamment, ce fut le général Carls qui tourna les talons et s'en alla, laissant les deux lieutenants dans un mélange d'indignation et d'incompréhension. Ce dernier sentiment était le seul partagé par Jeffrey.


— Heu...Dites-moi, c'est quoi le problème avec le treizième régiment ?

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