De l'autre côté du désert
Avril 2013, Bagdad, Irak.
— Et c'est ainsi que la place-forte d'An-Nasräm fut reprise seulement le lendemain de sa chute par nos armées! Les américains subissent de lourdes pertes partout où nous avançons! Dans quelques mois nous les rejetterons dans le Golfe d'où ils ont eu l'audace d'affronter la Confédération!
Le général Saham eut la satisfaction de voir les forces rassemblées sur la place pousser de tonitruantes exclamations guerrières, comme un seul homme. De sa tribune, le gradé ne pouvait qu'admirer l'immensité de la puissance de frappe irakienne exulter de joie à l'idée d'en découdre. Leur foi était sans limites, tandis que l'énergie de leur ennemi était, quant à elle, sapée par un long combat hors de son élément. Sa technologie ne pouvait plus l'aider sans mains pour la manier. Seul son ego le poussait à continuer une bataille déjà perdue.
— Ensemble, nous unirons dans l'Islam les pays du Proche-Orient, poursuivit-il, nous formerons une puissance internationale avec laquelle il va falloir compter! L'Europe l'a déjà compris, les Etats-Unis ne vont pas tarder à le réaliser dans la destruction de ses armées! Nous sommes guidés par notre foi en Allah et nous ne faillirons pas!
Bagdad lui répondit comme une seule entité. Supérieurs en nombre, ses soldats n'attendaient plus que de débarrasser leur pays des envahisseurs occidentaux. Les bâtiments blancs de la ville étaient noyés par une gigantesque masse noire et sarrasin grouillante, dépassant de chaque rue, chaque fenêtre. Tous voulaient ardemment boire les paroles et admirer le plus longtemps possible celui qui se posait depuis de nombreux mois comme le sauveur de la nation. Ses décisions audacieuses et son étrange capacité d'anticipation avait permis au général Saham de gravir les échelons à une vitesse prodigieuse, au détriment de ses rivaux. Le principe de fonctionnement de l'Irak permettait un régime de guerre totale, durant lequel il dirigeait pour ainsi dire le pays. Et gare à quiconque viendrait contester cet état de fait...
Baigné par les applaudissements pendant de longues minutes, Saham coupa court aux réjouissances et s'en retourna dans ses appartements du palais. Ses quartiers privés étaient pourvus de tout le luxe que l'Irak pouvait offrir. De fines étoffes rouges et vertes, du mobilier précieux, dans des propensions démesurées. Là, il s'assit derrière un lourd et imposant bureau de bois brillant. Sur celui-ci se trouvaient des cartes du pays, des plans, des croquis, ainsi qu'une mappemonde détaillée soutenue par un support doré. Le général Saham commença à scruter les plans de son pays et à soigneusement mettre à jour les positions de ses troupes afin d'élaborer ses futures stratégies.
Soudain, un brusque courant d'air fit onduler le papier qu'il tenait en main. La brève surprise qui le gagna le fit presque oublier qu'il savait de quoi, ou plutôt de qui, il s'agissait. Saham leva ses yeux de la feuille filigranée. Dans l'encadrement de la fenêtre qu'il était pourtant certain d'avoir laissée close, se tenait une forme toute nimbée de noir qu'il ne connaissait que trop bien à présent.
— Un jour prochain, vous pourriez apprendre à utiliser les portes, lança-t-il une fois son calme revenu.
La surhumaine ne réagit pas à cette remarque et atterrit sur le sol d'une manière svelte, sans le moindre bruit. Le général ne s'étonnait plus de cette attitude depuis longtemps. Dès lors qu'une surhumaine irakienne était venue le trouver un beau soir pour lui proposer assistance dans la défense du pays en prétextant être une envoyée d'Allah, tout lui a souri. Il devait presque tout à une femme mystérieuse emmitouflée dans une épaisse parure ténébreuse, dont il ne connaissait ni le visage, ni le nom. Sans parler des légions d'androïdes qu'elle menait... Mais peu importait, cette force brumeuse et énigmatique lui donnait l'ascendant sur les américains, et c'était tout ce qui comptait.
— J'ai eu vent de votre petit numéro à la caserne, reprit Saham, toutes mes félicitations! Moi qui pensais que vous préfériez la discrétion. Puis-je savoir pourquoi ne l'avez-vous pas tué?
L'irakienne s'approcha lentement des étoffes accrochées aux murs, et les effleura lentement de la pulpe de ses doigts.
— Je devais d'abord tuer ce qu'il représentait. L'espoir. Beaucoup de nos ennemis croyaient en lui, en sa capacité de mettre fin à ce conflit. Je leur ai montré qu'il n'en était rien.
Cette voix féminine mais pourtant mécanique tranchait le silence comme une lame la chair.
— Vous auriez quand même pu le tuer ap...
— Le Seigneur de Tout a d'autres plans en ce qui le concerne, coupa-t-elle.
Le général s'offusqua de cette interruption. Si proche de la victoire finale, de tels jeux commençaient à l'irriter. Et la désagréable habitude de son étrange alliée de parler par énigme n'arrangeait rien. Le surhomme américain représentait pour lui le seul rempart à son avancée ou du moins, le pouvait encore s'il était en vie.
— Mettre un terme à sa vie aurait assuré une victoire encore plus expéditive! vociféra-t-il.
En un battement de cil, l'assassin traversa la pièce et s'arrêta face à face avec son interlocuteur. Le vétéran irakien ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux devant cette prouesse pourtant habituelle.
— Le croyez-vous? posa la surhumaine d'un ton dur comme l'acier.
La réplique cinglante que l'homme autoritaire s'apprêtait disparut au fond de sa gorge. Ses cordes vocales n'osaient même plus vibrer alors qu'il déglutit bruyamment. La silhouette de noirceur qui se tenait à quelques centimètres de lui dégageait une aura de prestance écrasante, terrifiante. Une aura de mort.
— Bien sûr que l'américain se remettra. Cela fait partie de ce qu'Il a prévu. Seulement trente pourcent de mes capacités ont été nécessaires pour le terrasser, mais cela ne doit pas rester ainsi. Non. Il doit devenir plus fort. Qui plus est...
L'ombre surhumaine approcha ses doigts du globe, et avec une précision effarante, le tourna pour pointer le Nouveau Monde.
— Le Seigneur frappera bientôt l'ennemi directement sur son sol, au nord du continent. C'est pourquoi les choses ici doivent suivre leurs cours et que votre rôle est essentiel.
— Frapper? Mais... Avec quelle armée? bafouilla Saham.
L'irakienne appuya de sa pulpe gantée le Canada.
— Il la lèvera sur place.
Encore un mystère de plus. Le glorieux général Saham ne comprenait toujours qu'à moitié les mots et insinuations de son étrange alliée de circonstance.
— Je me suis également permise, poursuivit la surhumaine avant que le général ne puisse lâcher son ressentiment, d'écouter votre discours. Pourquoi ne pas leur avoir dit la vérité? Que ce sont mes androïdes qui ont repris votre misérable village? Vos hommes, si on peut les appeler ainsi, ne sont pas si performants que vous le croyez. Peut-être devrais-je allouer un bataillon de soldats cybernétiques à vos tâches quotidiennes...
La rage de Saham surmonta enfin l'auréole de crainte qui le tenait en respect.
— Comment osez-vous douter de mes guerriers? Leur foi est inébranlable et les a portés plus loin qu'aucun homme n'aurait pu aller!
— Alors dites-moi, dit la surhumaine, comment se fait-il que plusieurs centaines de vos... guerriers ont opposé moins de résistance aux trois américains que mes cinq androïdes? Sans doute que leur foi n'était pas assez forte? Ou tout du moins ne les protège-t-elle pas des balles... Les androïdes servent les intérêts du Seigneur avant tout, pas les vôtres.
— Blasphème! éructa Saham.
D'un réflexe rageur, il ouvrit son tiroir pour prendre son arme et la pointa vers la visiteuse obscure, qui ne trahit pas la moindre réaction.
— Allons général, si je n'avais aucun moyen de gérer un projectile de petit calibre, nous n'aurions pas cette conversation, signifia-t-elle.
Comprenant sa sottise, Saham abaissa son pistolet, non sans trembler de colère vis-à-vis de son irrespectueuse interlocutrice. Malgré tous les semblants de sarcasmes et de piques qu'elle envoyait, ce ton monocorde dérangeant cassait toute impression de naturel et ne réussissait qu'à mettre le vétéran mal à l'aise.
— Votre colère est inappropriée et illogique. Nous sommes tous des pions du Seigneur ici-bas, votre peuple, vous-même, moi... Mais si moi je suis la reine, ne croyez surtout pas être le roi.
— Jamais n'a-t-on osé me parler ainsi, femme! rugit-il.
À ces mots, la surhumaine irakienne se saisit des pièces d'étoffes recouvrant sa tête et d'un geste sec les arracha de son crâne. Le tissu claqua sur le sol en bois dans un bruit de tonnerre.
Le général Saham se désintégra devant l'horrible spectacle qui lui faisait face. Il en lâcha son arme de stupéfaction alors que son autre main vint couvrir sa bouche pour l'empêcher de hurler. Lui qui avait vu tant de choses sur les champs de bataille. Ses yeux écarquillés furent voilés d'une terreur indescriptible. Cette vision hanterait ses paupières pour l'éternité de ses nuits.
— Et maintenant, vous trouvez toujours que je ressemble à une femme?
Le général blêmit. Cette fois, la voix avait changé. Ce n'était plus le même timbre monotone et dénué d'âme. Non, ce qui suintait maintenant de cet être était acide, mortel. De la haine la plus fondamentale.
D'un mouvement flou, n'attendant pas de réponse de l'homme qui se tenait face à elle, la surhumaine rattrapa et remis ses haillons ténébreux sur son crâne.
— Par Allah... laissa finalement échapper Saham.
— Appelez-Le comme vous voulez.
L'irakienne se dirigea vers la fenêtre encore entrouverte d'où elle avait surgi tantôt. Elle se retourna vers l'homme encore apeuré.
— Continuez à jouer votre rôle et à servir Ses desseins, tant qu'ils convergent avec ceux de votre peuple, je vous prêterais assistance. D'ici là, faites saigner l'Amérique.
Elle n'avait pas dit de ne pas ébruiter son apparence, mais le ton sec fit très clairement comprendre au général Saham que ce ne serait pas une bonne idée. Après tout, il réalisait pleinement qu'il n'était pas le seul chien de guerre présent dans ce pays.
Après avoir déclamé sa mise en garde, l'assassin disparut dans l'immense ville en liesse.
***
La surhumaine irakienne filait comme le vent à travers les dunes de sable. Tout son corps et son esprit ne fonçait que vers un seul but: l'accomplissement des desseins de son maître. Celui qui meut le désert.
Sa course la menait tout droit vers la Zone Noire, anomalie spatiale située au Sud-Ouest de l'Irak qui réprouvait la plupart des lois physiques connues. Elle tenait néanmoins fort bien son nom. L'assassin ralentit en pénétrant dans cette frontière ténébreuse, et, sans stopper le pas, fut absorbé par la noirceur de cet endroit étrange. Les androïdes Syenemer, gardiens de cet endroit abominable, ne bougèrent pas d'un millimètre à l'approche de l'irakienne, immobiles pantins de métal sous le souffle brûlant et ardent de l'Orient.
Sans que l'on ne sache trop comment, cette zone naquit il y a quinze années de cela, et avait conduit Saddam Hussein, guidé par une envie dévorante, à déclencher la guerre du Golfe pour se procurer les ressources nécessaires à l'exploitation de ce qui demeurait sous les sables. Cela avait entraîné sa perte.
Les haillons recouvrant la silhouette de l'assassin ondulait et se levait au mépris de la gravité dans cet endroit aberrant. Si la surface du désert pouvait être devinée, l'air ambiant, lui, se tordait dans des courants infernaux de flux et de reflux obscurs. Le soleil ne brillait plus, plongeant la zone dans une nuit écrasante qu'aucun ne saurait qualifier de naturelle. Depuis longtemps habituée à ces phénomènes contre-nature, l'irakienne poursuivit sa route d'une marche rapide.
Là, au cœur des ténèbres, émergeant à moitié des dunes grises, se trouvait un temple ancestral d'une civilisation aujourd'hui disparue. Les restes et les bases de colonnes tombées depuis longtemps semblaient presque les dents acérées d'une créature des sables. La surhumaine entra par l'ouverture imposante où se tapissait une obscurité totale. Elle ne se laissa pas ralentir alors qu'elle se dirigeait dans le noir sans une seule source de lumière. Arrivée dans une grande salle décorée de gravures dévorées par les âges, elle plaça sa paume sur un pan de mur où elle reconnut un motif particulier. Comme elle l'espérait, la pierre blanche s'ouvrit, révélant un passage que l'irakienne avait déjà emprunté de nombreuses fois. Machinalement, elle s'avança dans le couloir secret et s'immobilisa sur une plate-forme coulissante, celle-ci descendit sur plusieurs dizaines de mètres dans de multiples frottements pierreux.
Enfin, une fois l'antique ascenseur stoppé, la surhumaine irakienne traversa ce qui se trouvait être un pont extrêmement long qui surplombait une gigantesque salle oubliée de tous, dont le plafond ne pouvait même plus s'apercevoir. D'immenses colonnes pourvues de torches désormais moisies ceignaient l'ensemble et soutenaient la structure. La construction était si vaste que même avec une lampe-torche, il n'aurait été possible d'en distinguer le périmètre. En contrebas ne pouvait se deviner qu'un sol antédiluvien, recouvert des ossements de tous ceux qui, à travers les siècles, avaient tenté de percer les mystères de cet édifice. Les orbites vides scrutaient dans l'obscurité la marche du parangon irakien.
Arrivée au dernier quart du chemin, la surhumaine s'immobilisa. D'un lent mouvement qui ne lui était pas coutumier, elle mit un genou à terre, puis les deux poings tout en courbant l'échine.
— Seigneur, je me présente à nouveau devant vous.
Seul le résonnant silence lui répondit.
— Votre plan suit son bon déroulement, l'Occident est saigné à blanc et vulnérable. Ici, le général Saham pourra bientôt porter le coup de grâce à ce qui reste de l'OTAN.
La voix mécanique et froide se répercuta dans chaque recoin de l'immense espace. Un instant, l'irakienne tressaillit.
— L'américain? Il est en vie, reprit-elle, j'ai accompli ma tâche telle que Vous me l'avez ordonné. Je n'ai aucunement mis en doute vos intentions, Seigneur.
Dans l'ombre de la noirceur abyssale face à elle, se dressaient les traits d'un trône de pierre sombre. Pas un geste, pas un souffle n'était perceptible, l'air poussiéreux lui-même restait de marbre.
— Je n'existe que pour Vous servir, Vous m'avez tout accordé, reprit-elle dans son monologue.
Soudain, l'assassin eut un brusque mouvement de tête, sans doute avait-elle perçue une menace imminente dans le pesant silence. Ses épaules se voutèrent, marquant encore plus la posture de totale soumission qu'elle avait présentée dès son arrivée.
— Non. Non! Pitié Seigneur, pas ça! cria-t-elle.
Aussitôt, la surhumaine haleta. Elle contempla sa propre main, comme si elle la voyait pour la première fois. Puis elle hurla. Hurla d'horreur, de terreur, de souffrance.
S'effondrant sous son propre poids, elle se tordit de douleur sur le sol. Son corps la trahissait et ne lui renvoyait plus que des signaux mortifères. Gesticulant de tout son être, l'irakienne tentait de se relever, mais paraissait irrésistiblement agrippée par la gravité. L'ampleur de cette sensation atroce était tel que n'importe quel être humain en serait mort. Mais pas elle.
— Qu'est ce qui m'arrive? fit-elle d'une voix anormalement larmoyante, pourquoi? Que se passe-t-il? J'ai mal, si mal!
Les mots qui restaient piégés dans cette enceinte mystérieuse n'étaient plus ceux d'une tueuse sans remords ni sentiments. Ce n'était même plus ceux d'une surhumaine.
Ils venaient d'une jeune femme.
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