Absolution

Extrait du rapport 14001F, date confidentielle: la Zone Noire.

" La nature de ce qu'il est advenu de ce bout de désert du sud-ouest de l'Irak demeure un mystère. Près de trente kilomètres carrés ont disparu dans ce que l'on pourrait appeler le néant. Littéralement. Les images satellites n'ont montré qu'une ombre sphérique où même la lumière est interdite. Totalement noire, d'où son nom. Tous nos efforts pour tenter de déterminer ou de scanner sa surface ont échoué, même les radars renvoient un signal distordu et fluctuant, ce qui nous permet d'affirmer que les lois de la physique ne s'y appliquent pas. Plus devrait-on dire. Le plus troublant est que cette anomalie spatiale s'étend d'année en année, à raison de quelques mètres par mois. Si la Zone Noire rend quasiment impossible toute transmission de signal, elle pose également une aire de perturbation radio jusqu'à cent kilomètres autour d'elle, qui, par extension, a été nommée la Zone Grise. 

Toute cette parcelle de désert a été classée interdite par l'état-major et les troupes ont donc interdiction de s'en approcher. À vrai dire, les reconnaissances montrent que même les forces irakiennes ne s'y aventurent pas. 

Nous ne savons pas ce qui se trouve au cœur de ces ténèbres, si la Vie y est demeurée ou non. Les plus superstitieux prétendent que l'Enfer est parmi nous et que ce lieu est peuplé de démons et autres entités retorses. Sans croire à ces racontars, le fait que la Zone Noire soit le point d'émergence des androïdes Syenemer, bien plus avancés que tout ce que nous pouvons produire, prouve un seul et unique fait...

Il y a bien quelque chose là-bas, dans l'obscurité."

***

Mai 2013, quelque part dans la Zone Grise, Irak.

Le calme morbide et silencieux du désert irakien était tenace, il perdurait des semaines durant, sans une once de grésillement ni de vent. Rien ne pouvait arracher une parcelle de terre ou un quelconque être vivant à la morsure ardente du soleil roi du ciel. Ceux-là l'avaient chèrement payé. 

Mais il y avait une chose qui avait le pouvoir de briser cette monotonie sans vie. Elle était annoncée par des rafales sifflantes rasant les dunes, et qui finissaient par soulever des milliards de grains de sable pour les muer en une force ravageuse. Ces minéraux acérés balayaient les reliefs et griffaient la pierre comme pour rappeler que le désert vivait encore. 

Raquel se sentit d'un coup ballottée entre différents courants ascendants, elle força sur ses immenses ailes argentées afin de se maintenir en altitude. La lieutenant sut aussitôt à quoi se préparer. Le gigantesque mur volatile qui se rapprochait à l'horizon ne fit que confirmer ses craintes, et, comme prévu, la voix de Lucius ne se fit pas attendre. 

— Descendez...tempête... perçut la jeune femme dans son oreillette.

La Zone Grise n'était pas si différente du reste des terres désolées du Proche-Orient, mais les perturbations dégagées par les ténèbres suffisaient à rendre n'importe quelle communication difficile. Les mots de Gartner lui parvinrent hachurés et distants, comme si elle se trouvait à des kilomètres de là. Même si la perceptive d'atterrir en terrain hostile ne l'enchantait guère depuis son expérience à An-Nasräm, Raquel Demanza fut forcée de se rendre à l'évidence : l'ouragan qui se profilait à l'horizon ne lui permettrait pas de rester dans les cieux. 

Les tourbillons grondants se rapprochaient de plus en plus à chaque seconde qui passait. Ils envoyaient déjà leurs émissaires soufflants déstabiliser l'oiseau de métal qui peinait à maintenir son assiette. Raquel ne chercha pas à lutter davantage. Elle replia ses ailes angéliques pour piquer vers les dunes de sable. Là, elle repéra sans peine la lourde armure Guardian de son équipier imposant et atterrit à ses côtés. 

À couvert des monticules sablonneux, les deux lieutenants se trouvaient juste en face d'un immense dôme de noirceur infinie qui recouvrait l'horizon.

 La Zone Noire. 

 Inflexible, Lucius était resté des heures à épier le moindre recoin de la frontière infernale. Ses optiques jaunes analysaient scrupuleusement le décor à la recherche de la moindre faille exploitable, de la moindre donnée ou anomalie. À ceci près que tout ce territoire était en lui-même une anomalie. Les lances ardentes célestes se heurtaient à l'infranchissable mur de boucliers noirs qui obscurcissaient le champ de vision. 

— Combien de temps allons-nous rester là comme des poteaux? cracha Raquel.

— Le temps qu'on nous l'aura ordonné.

La jeune femme jura. Depuis la déconvenue d'An-Nasräm et la défaite de Jeffrey, rien n'était comme avant. L'heure de gloire n'avait pas perdurée bien longtemps. Les deux lieutenants, en particulier Lucius, s'étaient attiré les foudres du Congrès, matérialisé par le colonel Rollder en personne. Celui-ci cherchait à déstabiliser le commandement du général Carls en lui faisant porter la responsabilité de cet échec ainsi que le poids financier de l'équipement de trois armures au prix indécent. Le soldat de Harlem avait reçu un blâme après s'être fait signifié son incompétence à défendre celui qu'il avait été chargé de protéger. Quant à elle, elle fut officieusement remise à sa place de femme parmi les hommes. Une sous-guerrière. Si l'honneur de Gartner ne l'avait fait protester ne serait-ce que d'un mot et le faisait souffrir de la disgrâce en silence, Raquel ne manquait pas une occasion de rabrouer quiconque lui manquait de respect à ce propos. 

Pour ajouter à l'insulte, Jeffrey se trouvait dans un coma profond, et son absence les avait relégués à un simple rôle de reconnaissance. Loin de tout conflit. Les vigies les plus onéreuses de l'Histoire. 

Quelques secondes avaient suffit à ce que la tempête les rejoigne. Les bourrasques et les grains pointues de sable frappaient sans coup férir sur les épais exosquelettes blindés, heureusement parfaitement adaptés dans leurs conceptions aux rigueurs du désert. Les vétérans s'accroupirent afin de moins souffrir des effets du vent rageur. Voilà près de deux semaines qu'ils en étaient réduits à faire le tour de la Zone Noire, où ces événements météorologiques se produisaient plus souvent que la moyenne.

 Dans les Enfers, cet endroit était le Tartare. 

— Raquel, je capte une activité! dit soudain Lucius. 

La jeune femme ajusta ses propres optiques de vision pour parvenir à percevoir une quelconque anomalie parmi ce maelstrom aride. Elle vit alors une forme indiscernable sortir à toute vitesse du dôme de ténèbres pour s'éloigner vers les profondeurs de l'Irak en laissant une trainée de sable derrière elle. La scène n'avait duré que quelques battements de cil. 

— Moi qui désespérais à l'idée de ne mettre que des tempêtes sur mon rapport, plaisanta le lieutenant, je vous parie que ça doit être notre fameuse amie dont nous ne savons rien. 

— Génial! Maintenant qu'elle est partie, mettons-nous au boulot et rendons-nous dans la Zone Noire! s'exclama Raquel en se redressant.

 — Hors de question, trancha Lucius. D'une part, parce que nous ignorons tous des conditions et de l'environnement qui règnent à l'intérieur, et que d'autre part...

Le soldat de Harlem pointa du doigt vers la lisière du dôme d'ombre.

— Zoomez, intima t-il.

Alors que la fille des airs grossissait l'image, elle perçut de plus en plus se détacher de grandes silhouettes sombres et immobiles. Des Syenemer.

— Avec la chaleur du désert environnant, impossible de les repérer aux infrarouges, expliqua Lucius, en plus, ils se trouvent dans une sorte d'état de veille qui ne produit pas d'activité particulière sur nos capteurs. Des pièges mortels pour tout homme qui s'aventurerait jusqu'ici.

La déconvenue de se retrouver si proche du but et pourtant si loin fit jurer Raquel de frustration. Les androïdes se trouvaient à la même distance les uns des autres exactement. Une distance suffisante pour leur permettre de tous s'assister en cas d'attaque ou d'intrusion. La jeune femme se souvint combien leur affrontement avec seulement cinq d'entre eux avait failli être le dernier, et comment un seul lui avait presque arraché la vie. 

Les statues de métal, éternelles sentinelles du désert, leurs tissus noirs virevoltant au gré du vent cinglant, demeureraient à leurs postes jusqu'à nouvel ordre, ou jusqu'à être avalées par les sables cruels. Les bourreaux du désert étaient ici chez eux, dos aux ténèbres, face au reste du monde civilisé. 

Raquel Demanza baissa son heaume aquilin alors qu'elle comprit ce que Lucius avait peut-être déjà réalisé depuis maintenant de nombreux jours. Ils n'attaqueraient pas, parce qu'ils ne pourraient pas triompher. 

Non, ils ne pourraient pas gagner cette guerre.

Lucius se redressa finalement à son tour. 

— Nous n'attendrons pas la fin de la tempête, dit-il, nous allons nous replier pour nous reposer, puis nous prendrons une autre position dès demain. 

L'imposante armure Guardian n'attendit pas de réponse de la Condor et s'éloigna d'un pas lourd dans les sables tournoyants. Si le cœur rempli de fougue de Raquel ne demandait qu'à se jeter à l'assaut, son esprit avait parfaitement intégré l'idée que ce serait du suicide. Il n'y avait rien qu'elle puisse faire. 

À son tour, elle tourna les talons à son absolution.

***

Le général Carls faisait les cent pas dans son bureau avec une frénésie qui ne la caractérisait guère. Si son expérience lui avait permis de savoir réfléchir ses décisions de manière calme et posée, il lui fallait bien admettre que cette fois rien ne s'était passé comme prévu. N'y tenant plus, la gradée envoya voler les plans disposés sur son meuble de travail. Elle était dans l'impasse. Et cela l'empêchait de trouver le sommeil. 

À peine le papier eut-il finit de virevolter qu'une ombre fit son apparition dans un coin de la pièce. Une forme toute enveloppée d'une tunique noire. La générale sursauta.

— Vous! lâcha-t-elle en pointant son arme vers l'intrus.

— Mes respects, générale Carls, enfin nous nous rencontrons, déclara la surhumaine irakienne.

— Comment êtes-vous entrée? demanda la gradée par réflexe.

— Par la même porte que vous. 

Carls cligna des yeux pour vérifier si elle ne rêvait pas. Las, se tenait toujours au centre même de ses appartements cette présence imposante et terrifiante qui la paralysait totalement. Elle s'en trouvait incapable de demander du secours, complètement tétanisée. Si son mystérieux opposant le voulait, elle serait morte depuis longtemps. 

— Je suis venue vous dire, continua l'irakienne, que vous jouez parfaitement votre rôle. Vous échouez là où il faut que vous échouiez. Mais votre purgatoire aura une fin, je vous l'assure. 

— Si vous voulez me tuer, allez-y, je mourrai en soldat américaine comme chacun d'entre nous dans cette armée, mais faites-le avant que je ne meure d'ennui devant vos élucubrations! 

Malgré son assurance, les doigts de la générale restaient tout simplement crispés à son arme, incapables de mobiliser un seul tendon. Incapables d'appuyer sur la détente. 

— Je ne veux pas votre mort, générale Carls. 

— Alors qu'est-ce que vous voulez? cria la femme vieillissante au bord du désespoir. Vous jouez avec moi? Avec nous tous? Vous auriez pu tuer Jeffrey Slart à An-Nasräm, pourquoi ne pas l'avoir fait? Vous auriez pu mettre un terme à ce conflit il y a longtemps! Il est dans votre intérêt que nous perdions cette guerre! 

— En fait, il est dans l'intérêt de Celui que je sers que vous ne la perdiez pas trop vite

Eberluée par une telle déclaration, la générale Carls en perdit le peu de mots qu'il lui restait. Elle en lâcha son arme d'impuissance, alors que la silhouette encapuchonnée se dirigeait vers la porte de ses appartements. Le faible sentiment de sécurité qu'il lui demeurait, tant pour elle que pour ses stratégies militaires avait été réduit à peau de chagrin. L'ennemi savait où était leur base. C'était sans espoir. La partie était perdue depuis bien longtemps. 

— Vous êtes désespérée? lui asséna la surhumaine, bien. Ceci dit, une bonne nouvelle ne va pas tarder à vous parvenir. 

L'ombre ténébreuse disparut alors dans la nuit noire, laissant la pauvre générale dans une incompréhension encore plus palpable. 

De longues minutes passèrent. Carls avait rassemblé machinalement ses papiers éparpillés sur le sol, le regard vide. Il n'était pas question de parler de cette visite impromptue. On la prendrait pour une folle, au mieux, pour une coupable de haute trahison, au pire. Rollder y veillerait. 

Soudain, un bruit insistant toqua à la porte.

— Entrez, intima le général d'une voix fatiguée.

Un médecin encore vêtue de sa blouse blanche à une heure si tardive fit irruption dans la pièce.

— Général, j'arrive du bloc médical. Jeffrey vient de se réveiller.

Un léger sourire naquit en dépit de tous les récents revers. 

— Allons lui souhaiter le bon retour parmi l'enfer des vivants.

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