Chapitre 1


Saandar s'éveilla en sursaut lorsqu'il sentit un poids comprimer sa cage thoracique, chassant instantanément l'air de ses poumons. Il suffoqua et hoqueta tandis qu'un rire plein de joie retentit dans l'espace clos.

Le jeune garçon ouvrit des yeux embués de larmes et frappa son poitrail du plat de la main pour récupérer un semblant de souffle. A cheval sur ses jambes se tenait une fillette en haillons qui le dévisageait avec un grand sourire.

-Amûn! dit-il sur un ton qu'il aurait souhaité plus sérieux, combien de fois t'ai-je déjà dit de ne pas me réveiller aussi brusquement! Tu sais combien je déteste ça!

-Oui je sais, répondit-elle en faisant la moue, mais c'est tellement drôle de te voir batailler dans ta couche! Et puis, tu n'avais qu'à te réveiller quand je t'ai appelé les premières fois! D'ailleurs, tu devrais me remercier, tu allais encore dormir jusqu'à l'Heure d'Asôn. Tu es pire qu'une marmotte!

-Que sais-tu des marmottes, fillette? Tu n'en as jamais vu si ce n'est sur les Parois du Souvenir!

Blessée par la réponse et par le ton hautain de son ami, la dénommée Amûn devint rouge de frustration, se releva prestement puis se dirigea d'un pas rageur vers l'entrée de la hutte. Lorsqu'elle eu atteint la peau de cornus qui servait de cloison d'entrée, elle se retourna et brandit un doigt malvenu tout en tirant la langue.

Saandar tenta vainement de s'excuser et l'appela sans succès. Il s'affaissa sur sa couche et hésita à courir après pour jouer avec elle et lui faire oublier sa mauvaise humeur, qui disparaît toujours rapidement de toute façon, mais il n'en fit rien. Quitte à se lever, autant commencer par faire sa toilette matinale. Saandar repoussa donc le fin drap de coton sale au pied de sa couche et se leva en grommelant. Il passa les doigts dans sa tignasse noir de jais et tenta vainement de démêler les nœuds qui s'y trouvaient, sans succès. Il abandonna l'idée d'organiser le chaos capillaire qu'il avait sur le crâne et laissa ses cheveux épais en liberté. Ceux-ci lui arrivaient déjà jusqu'aux épaules. Le jeune homme décida donc d'aller faire un tour aux sources chaudes et rangea cette idée dans le planning mental de sa journée.

Saandar s'étira, tendant les bras le plus loin possible au-dessus de sa tête, jusqu'à ce qu'il sente le sang affluer dans ses membres encore engourdis par le sommeil. Puis il fit quelques mouvements complexes de gymnastique, des gestes qui lui avaient semblé étranges la première fois qu'on les lui avait montrés mais qui maintenant faisaient partie intégrante de son rituel du matin. Saandar se surprit à sourire en repensant à cette première session de gymnastique improvisée en compagnie de son ami, Sigbert le marchand, au milieu de la place entouré des enfants du village.

Lorsqu'il fut bien échauffé, Saandar jeta un regard sur ses maigres possessions. Sa hutte était petite et étroite,  le sol en terre battue était recouvert de peaux d'animaux du désert, des Cornus principalement, mais aussi un Long-cou à la robe jaune paille tachetée de brun. Une simple peau de bête tannée séparait l'intérieur du reste du monde, un fin rai de lumière pénétrait l'habitacle au grès des courants d'air. Sa couchette, disposée à même le sol, se trouvait dans le coin sombre le plus éloigné de l'entrée, contre la paroi fraîche en pierre rouge, idéal lorsque les températures devenaient insoutenables puisque Saandar pouvait dormir le dos contre la pierre et refroidir ainsi son corps.

Le refuge de Saandar était la naissance d'une ancienne galerie qui aurait dû transpercer de part en part la montagne-village, mais pour des raisons oubliées depuis longtemps, le projet ne fut jamais mené à terme. Ce n'est que bien plus tard que Saandar s'appropria l'espace laissé à l'abandon. Ce n'était d'ailleurs pas pour déplaire au jeune garçon qui depuis toujours aimait la solitude de son habitation. Loin des quartiers surpeuplés se trouvant à l'intérieur de la montagne, où les gens se marchaient dessus même la nuit. Ce n'était pas un traitement de faveur que d'avoir ce refuge, ou un quelconque signe de rébellion, loin de là, il s'agissait juste d'un espace vide inutile. D'ailleurs Saandar avait dû travailler dur pour rendre cette portion de pierres habitable : il avait passé des journées entières à marteler de son burin et de son marteau la paroi aux formes inégales ainsi que les marches qui étaient, d'ailleurs, loin d'êtres finies.

Il tâta du poing son habitacle puis posa son regard sur un coffre en bois. Celui-ci avait traversé nombres d'épreuves car l'on pouvait voir sur son bois de nombreuses cicatrices de brûlures, d'entailles faites par des lames, mais aussi des traces d'humidité. Saandar se mit à genoux et ouvrit le contenant. Une légère odeur indéfinissable s'en dégagea, puis il plongea les avant-bras à l'intérieur et en ressortit une tunique bleu cobalt, une longue écharpe décousue par endroit, un pantalon beige en toile ainsi qu'une paire de chausses montantes en cuir brun. Avant toute chose, Saandar enveloppa ses pieds dans de fines bandelettes en coton usagé et se fit des chaussettes improvisées. Puis il revêtit ses vêtements et enroula une longue ceinture en tissu ocre aux teintes dorées autour de sa taille fine. Ensuite, il attrapa son sac marin en toile de jute et le jeta sur son épaule. Fin prêt, il épousseta ses vêtements et s'avança d'un pas décidé vers la peau de bête qu'il écarta d'un geste ample.

La lumière du soleil rougeoyant à l'horizon, déjà intense à cette heure matinale, l'accueillit avec un mur de chaleur, il dut lever une main pour se protéger des rayons éblouissant. Saandar prit quelques secondes pour s'acclimater à la luminosité ambiante, il en profita pour observer la place en contrebas de son promontoire rocheux. Celle-ci était déjà mouvementée : les apprentis venaient de se lever au premières lueurs de l'aube et profitaient des derniers instants de fraîcheurs nocturne pour échanger les derniers potins du village avant de passer une nouvelle journée éreintante auprès de leurs différents maîtres. Saandar s'avança dans les escaliers à sa gauche, ceux-ci s'enfonçaient à travers une succession d'arches taillées à même la roche granuleuses, aux tons rouges et ocres, puis serpentaient jusqu'à la Place de la Fontaine.

Après quelques instants de marche, le jeune garçon arriva sur la Place de la Fontaine. Bien que ce terme fût exagéré pour représenter cet espace exigu, car la place en question n'était qu'une cavité naturelle à ciel ouvert où l'on pouvait difficilement réunir une vingtaine de personnes. Quelques traînards d'apprentis aux yeux encore rougis de sommeil couraient vers les bas-quartiers, ils saluèrent Saandar d'un geste rapide accompagné d'un sourire malicieux. Saandar reconnu l'apprenti du Métalleux et eu un élan de pitié en pensant à la mauvaise leçon qu'allait recevoir l'enfant. Peu lui importait, après tout, mais la mauvaise humeur du métallurgiste était légendaire dans tout le village.

Saandar soupira puis se dirigea vers la fontaine taillée à même la roche : la construction représentait un Cornu, cet animal du désert, à la robe brun clair, aux pattes élancées et au crâne surmonté de quatre appendices osseux aussi dangereux que recherchés. Le Cornu était une ressource inestimable pour les habitants du désert car sa peau, ses os, mais surtout ses cornes avaient des usages divers qui permettaient un commerce lucratif grâce à Sigbert. Le marchand itinérant faisait halte une fois par mois dans la montagne-village. Saandar joignit ses mains et adressa une prière silencieuse, il les plongea ensuite dans l'eau claire et fraîche, en but de longues gorgées puis s'humecta le visage et la nuque. Désaltéré et rafraîchi, le jeune garçon décida d'aller prendre son déjeuner avant d'entamer sa journée de collecte. Il s'avança donc dans la lumière du soleil et sortit par l'embouchure par laquelle, un peu plus tôt, les apprentis s'étaient faufilés. Saandar descendit une nouvelle volée d'escaliers sinueux et jeta un rapide coup d'œil en contrebas.

Le cœur du village s'étendait sous lui : il s'agissait d'un labyrinthe de couloirs exigus taillés dans la pierre par l'érosion, le vent et le temps. L'agencement particulier créé par la nature permettait à l'ombre bienfaitrice d'être présente une grande partie de la journée, excepté à l'Heure d'Asôn. De nombreuses personnes, principalement des femmes, s'affairaient dans les tranchées étroites. Certaines portaient une manne de linge sur le haut de la tête, d'autres se rendaient vers les échoppes troglodytes qui se trouvaient en circonférence du dédale de roches. Saandar s'engagea lui aussi dans le labyrinthe et prit la direction de son établissement préféré. Le jeune homme s'avança dans les allées étroites, adressant diverses salutations aux passants. Certaines femmes n'étaient vêtues que d'un pantalon ample et de chausses à lanières. Saandar ne fut nullement gêné par la tenue légère de ses voisines : le village étant en plein désert, la chaleur était accablante dès les premières lueurs du jour donc les habitants avaient pour habitude de prendre leurs aises vestimentaires lorsqu'ils étaient à l'ombre des rochers.

Le jeune garçon se souvint d'avoir entendu Sigbert témoigner que dans d'autres villages, qu'il appelait cités ou villes, les règles vestimentaires étaient beaucoup plus strictes envers les femmes mais aussi les hommes. Saandar avait du mal à concevoir des villes où les femmes ne se baladaient pas poitrine nue comme les hommes et tenta, vainement, d'imaginer une communauté où chacun devait respecter un protocole de politesse bien précis mais son imagination lui fit défaut. Quelques instants plus tard, ses pas le menèrent devant une échoppe creusée profondément dans la parois, l'entrée était surmontée d'une planche de bois lustrée par le vent et le sable mais l'on pouvait encore y voir des lettres gravées profondément : "Ankel".

Ankel était un homme imposant et de haute stature, taillé comme un bœuf, aux avant bras épais et au poitrail développé, ses muscles congestionnés roulant sous une peau basanée. Malgré son physique impressionnant, c'était surtout son visage qui parvenait à intimider même les plus vaillant : en effet, Ankel arborait une épaisse barbe tressée en de complexes fioritures, agrémentée de perles de métal poli et d'or, qui lui mangeait une partie du visage. Son unique œil valide, le gauche, était d'un bleu si clair qu'on eût dit du gris. Il semblait pouvoir lire dans l'âme-même de son interlocuteur tandis que son œil droit arborait une profonde cicatrice qui montait jusqu'au sommet de son crâne rasé. C'était un géant impressionnant et intimidant, mais dès qu'on apprenait à le connaître, même les plus méfiants ne pouvaient rester de marbre devant tant de bonne humeur et de sympathie. Ankel était le boucher du village, épicier mais aussi éleveur de Cornus pour la communauté. C'est d'ailleurs en soignant l'une de ses bêtes qu'il perdit son œil, même si il aimait à raconter aux enfants des histoires de poursuites dans le désert avec moult pillards assoiffés de sang.

Saandar entra dans l'échoppe et fut accueilli par la fraîcheur bienfaisante de l'habitacle. Il n'y avait qu'une grande et unique pièce séparée en plusieurs compartiments. Sur la gauche se trouvaient des tables et des chaises assemblées à partir de morceaux de métal divers récupérés lors de ses fouilles dans la Grande Cité. Sur la droite se trouvait un comptoir rocheux surmonté d'un plan de travail, inégal ; le bois était marqué de très nombreux coups et entailles qui témoignaient de la vie mouvementée du cadre. Soudain, une exclamation de douleur et un grognement guttural étouffé parvinrent aux oreilles de Saandar. Surpris, celui-ci contourna le comptoir et découvrit une trappe ouverte vers un étage inférieur. Le jeune homme s'avança avec précaution, haussant un sourcil en signe d'intérêt, puis sursauta quand une puissante percussion métallique retentit avec force dans la pièce. Saandar décida de descendre les quelques marches branlantes, celles-ci grincèrent sous le poids du garçon, en quête de l'origine de ce vacarme.

Il arriva dans une petite pièce, éclairée faiblement par une lanterne à huile suspendue, surchargée de cornes de Cornus, de peaux et de crânes blanchis. Près de l'entrée était disposé un meuble en bois, rafistolé à de multiples reprises, comme en témoignaient les planches en piteux état, cloutées en de nombreux endroits. Sur ce meuble reposait un épais tablier de cuir et des gants tout aussi épais. Un grommellement attira l'attention de Saandar vers le fond de la pièce. Près d'une paillasse en paille se tenait une ombre imposante qui s'agitait dans des positions improbables.

-Ho! Ankel! C'est toi? demanda Saandar avec appréhension.

Une voix bourrue et mal réveillée lui répondit avec mauvaise humeur.

-Évidemment que c'est moi, imbécile! Tu connais d'autres villageois qui pourraient habiter sous mon bar! Nom de...! Et Ankel de se débattre encore un peu plus.

-Mais... Qu'est-ce que tu fabriques?! S'impatienta Saandar. Il s'avança vers son ami et en profita pour décrocher la lanterne qu'il brandit devant lui. La lumière vive écarta les ombres sur son passages et révéla la masse imposante de Ankel, rougeoyant et haletant sous l'effort, qui tentait avec difficulté d'enfiler son pantalon. Une forte odeur d'alcool agressa les narines de jeune homme. Saandar soupira face à l'état d'ébriété de son ami puis leva les yeux au ciel avant de se saisir d'une gourde en peau de Cornu disposée à même le sol. Il déboucha le contenant et en huma l'intérieur mais ne sentit aucune odeur alcoolisée. Sans hésitation, il renversa le contenu sur son ami qui, surpri, s'exclama dans un mélange de borborygmes indéfinissables.

-Guodemit! Saandar! Tu es fou?! s'insurgea Ankel, de quel droit gaspille-tu ma précieuse eau?! Tes parents ne t'ont rien appris? Sale petit vaurien!

Saandar, un sourire narquois au bord des lèvres, s'appuya dos au mur inégal et croisa les bras avant de répondre sur un ton plein d'emphase.

-Mais! Mon brave Ankel! Je te rappelle que c'est toi qui m'a élevé!

-Et pourquoi je bois à ton avis?? Répondit-il, du tac au tac.

Ils se fixèrent un long moment puis ils éclatèrent de rire tous les deux. Ankel tendit un bras musculeux à son jeune ami qui l'agrippa de ses deux mains et parvint, avec un effort conséquent, à tirer Ankel hors de sa couche. Puis Saandar l'aida à s'habiller. Malgré l'équilibre des plus précaires de l'ours aviné, ils parvinrent, toutefois, à le rendre décent. Ankel asséna une tape puissante, à déraciner un arbre, sur le dos de Saandar qui émit un craquement sourd. Le jeune homme prit peur pour ses vertèbres qui venaient d'émettre un bruit des plus intimidants.

-Alors mon garçon! Tu va en "ville" aujourd'hui? demanda Ankel. Tu va explorer quels secteurs cette fois?

Saandar détourna les yeux, et posa un index sur ses lèvres dans un geste de réflexion. Il savait pertinemment où il allait fouiller cette fois-ci mais il voulait en garder le secret.

-Je ne sais pas trop... La dernière fois, j'avais pu dégager quelques espaces dans les galeries de verres. Je vais peut être tenter ma chance par-là. Bon! Trêve de bavardages, l'heure avance et j'ai besoin de mon paquetage! Ça te dérange si je me sers dans la réserve?

-Bah... ouais mon gars! Mais non va, imbécile! Sers-toi mais ramène moi un truc de là-bas!

Avec bonne humeur, Ankel remonta les marches vers la surface, suivit de Saandar.

Ils se dirigèrent vers l'arrière-salle qui n'était séparée de la pièce principale que par de fines bandes de tissu, qui avaient été rouges à une époque. Ankel pénétra le premier dans la petite pièce carrée, l'air y était plus frais que dans la précédente. De nombreuses étagères de métal, fixées à même la roche, supportaient le poids de nombreux bocaux aux contenus divers. Certains contenaient des lentilles, des poids, des légumes saumurés, des épices diverses et variées mais aussi des légumes séchés. Plus au fond, fermement encordés aux murs, deux énormes tonneaux de bois étaient surmontés d'une épaisse planche. Le plan de travail, bien que artisanal, était spacieux. A sa droite se trouvait une bouche de cheminée dont les braises encore chaudes dispensaient une odeurs agréables de bois brûlé.

-Bon! Te faut comme d'hab'? Demanda le géant.

Saandar opina de la tête tandis que Ankel, n'ayant même pas attendu l'accord, s'empara du sac en toile et se mettait déjà en action. Il trifouilla avec avidité dans ses pots et ses bocaux et remplit différentes petites bourses de cuir qu'il fourra dans le sac avec empressement, marmonnant dans sa barbe épaisse les quantités approximatives de chaque portion. Puis le géant se déplaça jusqu'au plan de travail, souleva la planche et la fit reposer contre le mur. Il plongea ses deux mains et en ressortit deux belles poignées de lamelles de viandes séchées et salées qu'il déposa sur le plan de travail après l'avoir rabattu. Il se saisit ensuite d'un épais hachoir suspendu à un crochet sur le coté gauche du tonneau. Puis il l'abattit plusieurs fois avec dextérité jusqu'à ce que les longues lamelles protéiques ne soient plus que des copeaux qu'il versa d'un geste dans la dernière bourse. Ankel se retourna donc vers son jeune invité et lui tendit son paquetage de provisions. Saandar s'empara de son bien puis remercia chaleureusement son ami.

-Donc? Qu'est-ce que je te ramène cette fois? Demanda-t'il en jetant un regard derrière l'épaule.

Ankel haussa les siennes et répondit avec un clin d'œil.

-Bah je te fais confiance petit! Tu ne m'as jamais déçu... Mais je dirais... Surprends-moi! 

Saandar acquiesça et se détourna de son compagnon.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top