R o u g e - g o r g e

"Hallo?"
La voix était enrouée, rauque et grave, mais toujours aussi lente. Le téléphone collé à son oreille, la jeune fille esquissa un sourire fatigué. Elle savait qu'elle venait de le réveiller.
"Hallo? Il y a quelqu'un?
-Salut", murmura-t-elle pour ne pas réveiller Sarah qui dormait dans son lit. Ce soir-là, la petite fille avait été prise d'une terreur nocturne aussi subite qu'inexplicable, et elle l'avait longtemps bercée dans ses bras, lui murmurant des mots réconfortants à l'oreille jusqu'à ce que ses petits bras cessent de s'agiter, que les battements de son coeur s'apaisent et qu'elle sente le souffle régulier de la petite fille contre sa nuque. Elle jeta un regard à la poitrine de la petite-fille, qui se levait et s'abaissait lentement sous les draps de coton. Que pouvait-il s'être passé dans son esprit, pourquoi avait-elle crié ces choses insensées sur  l'orage à venir, et sur l'hiver glacé quand le soleil d'été brillait dans un ciel bleu et pur? Elle haussa les épaules: qui sait de quoi sont faits les rêves d'un enfant?
"Salut, reprit-elle, c'est Lucie. J'ai besoin de ton aide.
-Hallo, répondit une autre voix, légèrement plus aigue, dans le cabinet. Ecoute, je t'aime beaucoup mais il est une heure du matin, qu'est-ce qui se passe?
-Il y a un problème avec Charlie. Je crois que... je ne sais pas, j'ai peur." Il y eut un silence au bout du fil. Elle sentit la respiration des deux hommes à travers le métal tiède de l'appareil.
"Qu'est-ce que tu veux dire? demanda lentement Harry.
-Elle veut dire, murmura Louis, si bas que la jeune fille l'entendit à peine, que Charlène ne va pas très bien.
-J'arrive tout de suite", souffla Harry, et il raccrocha. Désemparée, Lucie alla s'asseoir sur le canapé de son salon, et inspira profondément. Que venait-il exactement de se passer? Elle dénoua ses cheveux, qui retombèrent en une crinière brune sur ses épaules, et pris ses mains dans son visage. Elle ne comprenait plus rien. Elle voulait juste Charlie. Charlie, avec elle, tout de suite. Elle voulait sentir sa main, douce, chaude, palpable, glisser son pouce contre ses veines et sentir le sang affluer dans son poignet. Elle voulait se blottir dans ses bras, se lover dans le creux de son cou, et sentir son souffle chaud lever des frissons sur la peau de sa nuque. Elle voulait poser sa paume sur sa poîtrine, un peu à gauche sur l'enveloppe de peau de chair et d'os, et  sentir son coeur qui battrait, tout près d'elle, pour la rassurer un peu. Réelle. Réelle. Réelles. Elles étaient réelles.

Harry et Louis arrivèrent peu après, elle distingua leurs silhouettes dans le jardin à travers les grandes vitres troubles du salon. À la hâte, elle ouvrit la fenêtre de sa chambre et quitta la maison, jetant un dernier regard attendri à la silhouette de Sarah qui reposait paisiblement dans les draps de son lit. Puis, frissonnant dans la brise d'été, elle s'approcha des deux garçons qui l'attendaient à l'ombre d'un oranger.

"Salut", murmura-t-elle, et ils répondirent d'un hochement de tête. "Qu'est-ce qu'on fait, alors? demanda Harry, les lèvres pincées.
- On a des questions à poser à sa soeur, je crois.
-Je ne pense pas qu'on puisse lui faire confiance.
-Mais alors quoi?
-Je ne sais pas, je... Écoutez, vous avez évidemment le droit de refuser, hésita-t-elle, mais moi en tout cas moi je vais le faire.
-Tu veux...
-Aller voir ce qui se passe chez elle?
-Oui.
-Entrée par effraction, violation de vie privée, c'est illégal, souligna Harry nerveusement.
-Pourquoi pas?" demanda Louis avec un petit sourire flottant sur le rebord de ses lèvres. Lucie le regarda avec surprise. Elle ne s'était pas attendue à ce que Harry accepte, et son petit-ami encore moins. Mais en percevant la lueur téméraire dans l'oeil bleu du jeune homme, elle lut une volonté ferme et des souvenirs teintés d'un mystère qu'elle n'était pas sûre de vouloir dévoiler. Hochant la tête, elle se tourna vers l'autre garçon qui hésitait, visiblement mal-à-l'aise.

"S'il-te-plaît, Harry, souffla-t-elle. Je suis vraiment inquiète pour elle, j'ai juste besoin d'être rassurée...
-Allez, insista le plus petit, encerclant le bassin de son petit-ami de ses bras. Ce sont nos amies, non?"
L'ombre bleue d'une branche d'oranger, balancée dans le clair de lune estival, passa devant le visage du jeune homme, et il soupira. Posant sa main sur celles, blanches, qui effleuraient doucement son ventre, il hôcha la tête.
"Juste un coup d'oeil?
-Juste un coup d'oeil", acquiesça-t-elle et les trois silhouettes quittèrent, minuscules, l'ombre de l'oranger pour enjamber le petit muret du jardin. Le ciel bleuté d'Almeria avait un parfum d'étoiles et de fantômes, et Lucie songea avec une douceur d'inquiétude au spectre de Charlie, enveloppée dans le silence.

Le petit groupe atteignit finalement la grande bâtisse blanche qui, dans sous les pâleurs lunaires, semblait nimbée d'une aura surréaliste. Quelque part dans les palmiers et les arbres endormis, un rouge-gorge dormait. Contournant la maison, ils trouvèrent finalement, à l'arrière de la grande maison, une véranda de verre limpide, dont une porte-fenêtre entrouverte laissait échapper un courant d'air, comme une invitation. Pas un bruit ne provenait des murs de plâtre et de verre endormis.
Retenant sa respiration, Lucie écarta doucement la porte vitrée, et se glissa dans la maison. Louis la suivit, le regard décidé, et tira avec insistance sur la main du dernier, qui céda finalement, et entra à leur suite dans la véranda. L'ombre d'Almeria, à travers le cristal de fenêtre, encerclait la pièce de sa silhouette spectrale.

Une porte de bois clair, sur le côté gauche, donnait sur un long couloir bordé de portes, et plongé dans la nuit. Tendant l'oreille, la jeune fille distingua des murmures s'échouant sur les parois noyées dans le noir, à l'autre extrémité du boyau obscur. Elle s'approcha avec précautions, et distingua une mince silhouette adossée contre une porte. Dans l'interstice qui la séparait du sol, elle crut distinguer une étrange lueur bleu azur qui semblait émaner de la pièce. S'immobilisant, elle scruta la silhouette, qui paraissait au bord des larmes. De longs cheveux blonds, un corps de poupée Barbie parfait et frissonnant...
Eléanore.
Lucie tendit l'oreille, sentant les deux garçons s'arrêter derrière elle.

"Ça va aller, murmurait la jeune fille en tremblant. Ça va aller, petite soeur. C'est promis..."
Un sanglot étouffé, derrière la porte de la chambre bleue, lui répondit. La jeune fille sentit son coeur se serrer devant ce spectacle si étrange, qui irradiait une tristesse pure et crue, dénuée de violence comme un ciel d'été sur le désert andaloux.

"Allez viens Lucie, on rentre, souffla Harry dans son dos. Tu vois bien qu'il n'y a rien, ici." La jeune fille battit des paupières, et la vision disparut. À nouveau, le couloir était plongé dans l'obscurité et le silence, elle ne distinguait plus la silhouette d'Éléanore recroquevillée au sol. Pas un son ne s'échappait de la dernière porte, et aucune lumière bleue ne s'infiltrait dans la noirceur sans fin de la maison. Ivre d'épuisement, Lucie haussa les épaules, et suivit les deux garçons à l'extérieur de cette bâtisse angoissante. Elle avait dû rêver. Ce devait être le manque de sommeil, qui lui avait causé cette hallucination étrange...

Lucie rentra chez elle en frissonant, elle avait froid dans la blancheur bleutée du clair de lune argenté. Et elle était fatiguée.

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