R o s s i g n o l
Elle en aurait presque été perdue. Lucie n'avait pas la moindre idée de ce qui lui était passé par la tête lorsqu'elle avait embrassé Charlie sur la Rambla ce jour-là. Elles n'en avaient pas discuté après cela, s'étaient contentées de discuter de tout et de rien le plus naturellement du monde, comme si rien n'était arrivé. Elles ne sortaient pas ensemble, non : en réalité, la jeune fille n'était même pas sûre de la nature de ses sentiments envers son amie. Simplement, elle avait vu ces lèvres-là, roses et délicates sur ce joli visage à la peau douce et au parfum de vanille. Elle avait regardé cette fille aux yeux tellement clairs que c'en était presque inquiétant, aux joues diaphanes qui rougissaient lorsqu'on la complimentait, elle avait entendu son rire musical et elle s'était dit qu'elle avait de la chance d'avoir une amie pareille, jolie, intelligente et douce, et drôle aussi, à sa manière. Alors elle s'était penchée, et leurs lèvres s'étaient rencontrées, juste comme ça: c'était aussi simple que cela. Pour un peu, elle se serait sentie perdue et désorientée, mais c'était Charlie, et Lucie avait depuis longtemps appris à ne pas trop réfléchir avec elle, alors tout allait bien.
Un soir, elle l'invita à dîner avec sa famille. Son amie accepta nerveusement, et elles se donnèrent rendez-vous sur la terrasse d'un restaurant, sur la promenade maritime. Lucie arriva la première, accompagnée de sa mère qui portait Sarah dans ses bras. La femme avait plaisanté en observant le soin avec lequel sa fille s'était préparée, mais elle ne s'en était pas formalisée. C'était d'elle après tout qu'elle avait hérité de son sens de l'humour catastrophique. Elles s'étaient installées à une petite table ronde, et elles avaient discuté sous le soleil brûlant. Ce jour-là, il faisait particulièrement chaud malgré l'heure tardive et l'air de la mer, et Lucie était nerveuse, sentant la sueur contre sa peau et étirant les doigts de ses mains moites comme pour les disloquer. Elle avait la nausée, agressée par la morsure du soleil sur sa nuque, le ventre tordu et noué par l'attente.
Finalement, Charlie arriva, essoufflée, et s'excusa nerveusement.
"Bonsoir", salua-t-elle à voix basse en serrant la main de sa mère, qui la dévisagea avec surprise. "Je suis sincèrement désolée de mon retard, j'ai eu un léger, euh, contretemps."
Lucie la dévisagea avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Ses jolis cheveux châtains, mêlés de tresses serrées qui avaient dû prendre une éternité à faire, volaient en désordre autour de son visage, et elle avait les yeux légèrement rougis comme si elle avait pleuré.
"Qu'est-ce qui s'est passé? chuchota-t-elle tandis qu'elle s'asseyait à son côté.
-Je te raconterai plus tard", répondit son amie sur le même ton, et elle hôcha la tête.
"Alors, demanda la mère de Lucie avec un sourire chaleureux, parle nous un peu de toi, Charlène.
-Eh bien, hésita celle-ci, nous devrions commander, n'est-ce pas?
-Ne t'inquiète pas, répondit Lucie en posant une main, chaleureuse malgré sa nervosité, sur son genoux, nous avons déjà commandé.
- Est-ce que tu bois?" poursuivit la plus âgée, sans se défaire du sourire sincère qui paraissait collé sur son visage. Lucie se demanda ce que son amie pouvait penser de l'attitude de sa mère. Peut-être la trouvait-elle trop envahissante, peut-être trouvait-elle qu'elle posait trop de questions. Et pourquoi souriait-elle comme ça, hein, ça marchait peut-être avec sa mère son petit numéro mais elle l'avait bien reconnu, son petit sourire crispé, elle était nerveuse, c'était évidement, oh Dieu c'était sa mère qui l'embarassait à ce point, mais quelle honte, elle allait la faire fuir... Paniquée, la jeune fille lui donna un petit coup de pied sous la table, et sa mère posa sur elle ses yeux bleus foncés aux sourcils froncés par l'incompréhension. Elle ne se rendait vraiment pas compte.
"Non, désolée je ne bois pas, répondit finalement Charlie, et vous?
-Un peu, mais raisonnablement, comme Lucie je crois. Enfin, si elle fait la fête, je compte sur vous pour la ramener à la maison...
-Avec plaisir, ne vous inquiétez pas.
-Moi je bois pas du tout!" cria la petite Sarah pour gagner l'attention. Lucie se sentit rougir violemment. Et voila, elles allaient la faire fuir. Mais Charlie, se penchant vers la petite fille, recoiffa une mèche qui lui barrait le visage et la complimenta sur sa sage décision. La petite fille lui sourit largement, dévoilant deux vides, là où elle avait perdu ses dents de lait, et rougit un peu en retournant la remarque. Quant à Lucie, elle se contenta d'admirer, son embarras envolé, la manière dont son amie faisait rire sa cousine. Décoiffée, assise à genoux sur le sol rouge et plein de sable de la terrasse, elle rayonnait. Ce jour-là, elle portait une robe verte pâle, d'une jolie couleur de prairie ou de pomme Granny Smith, et un bandeau de tissu blanc retenait ses cheveux. Elle l'avait toujours trouvée surréaliste, avec ses robes de tissu aux teintes estompées, comme si elle avait volé toutes les couleurs du jour pour les délaver sur ses jupons légers. Elle semblait tout droit sortie d'un conte de fée, ou d'une comédie romantique, comme un amour d'été, sur une plage féérique, qui colore la jeunesse avant de disparaître. Et à l'instant où elle souleva la petite, la portant dans ses bras pour qu'elle distingue mieux le soleil qui se couchait sur la mer, Lucie ne l'avait jamais trouvée aussi belle.
Le repas se déroula bien plus agréablement que ce qu'elle avait pu redouter, rythmé par des éclats de rire et des plaisanteries innocentes, et avant qu'elle ne le réalise, il faisait nuit. C'est elle qui la vit la première, noire et élégante, sa silhouette noyée dans l'ombre de la mer. Charlie, un sourire taquin sur les lèvres, venait de voler la fraise qui ornait son dessert, sous le regard complice de sa cousine. Elle se tourna vers son amie, son regard brillant, mais celle-ci ne la regardait pas. C'est elle qui la vit la première, noire et élégante, sa silhouette se découpant sur la plage de sable blanc. Alors, lentement, son amie suivit son regard et se retourna vers la forme qui avançait vers eux. C'est elle qui la vit la première, blême sous la lumière des lampadaires, ses cheveux blonds et dénoués en désordre sur ses épaules diaphanes. Elle portait une robe de tissu sombre comme l'aile d'une corbeau, et peut-être était-ce la fraîche brise de la nuit, ou peut-être était-ce le silence amer qui avait envahie Charlie, mais le regard triste et fatigué de la jeune fille tomba sur Lucie comme un mauvais présage.
"Charlène, murmura Eléanore, il faut rentrer." La jeune fille secoua la tête violemment, semblant soudain incapable d'émettre le moindre son. "Écoute Charlène, je me suis inquiétée. Tu ne peux pas juste disparaître comme ça, j'ai eu peur. Et s'il t'était arrivé quelque chose?
-...
-D'accord. Écoute, je sais que tu n'aimes pas ça, et ce n'est pas ta faute, mais ce n'est pas la sienne non plus, d'accord? C'est comme ça qu'elle a été élevée, c'est tout. Je vais parler à Grand-Mère. Tu n'iras plus dans la chambre bleue, c'est promis."
Lentement, Charlène hôcha la tête, et son aînée la prit par la main. "Viens, on rentre à la maison."
Et juste comme ça, sur la promenade à côté de la plage blanche à l'ombre de la mer, les deux soeurs disparurent dans les rues d'Almeria. Lucie resta un moment immobile, un arrière-goût amer sous la langue. Sa mère, fatiguée, soupira, et Sarah qui n'avait rien compris pleura de déception. Finalement, la jeune fille secoua la tête et enfila sa veste de jean, sans parvenir à se défaire de ce frisson humide qui lui collait à la peau. Elle avait un mauvais pressentiment.
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