L o r i o t

Lucie était en train de verser avec précautions de l'eau bouillante dans une tasse de porcelaine lorsqu'un souffle chaleureux contre sa nuque la fit sursauter. Elle poussa un petit cri et manqua de lâcher la cafetière et la tasse, ce qui entraîna un petit rire dans son dos. Elle se retourna, et jeta un regard noir à Charlie, qui la dévisageait avec un sourire en coin provocateur.
"Tu vas regretter ça.
-Ah oui? Et tu vas faire quoi?"

La jeune fille s'approcha de son amie avec un regard joueur, et lui caressa lentement la joue.
"Ne joue pas à ça avec moi, ma jolie.
-Réponds à la question, s'il te plaît. Tu vas faire quoi?" répéta-t-elle en se mordant la lèvre.

Les deux jeunes filles se dévisagèrent un instant, puis Charlie partit d'un rire cristallin qui résonna doucement dans la petite cuisine, et le coeur de Lucie rata un battement. Elle se pencha un peu en avant, et posa sur les lèvres de son amie un baiser furtif, avant de murmurer contre sa bouche: "Bonjour. Bien dormi?
-Comme un loir, sourit l'autre en s'éloignant un peu, ouvrant la porte du frigo pour en sortir du lait et du jus de carottes.
-Il n'y a plus de céréales au chocolat, indiqua-t-elle en s'asseyant sur le comptoir.
-Oh non! Mais on va manger quoi, alors?
-On a du yaourt à la vanille, si tu veux.
-Mais qui mange du yaourt à la vanille le matin?
-Et bien j'avoue qu...

-Lucie! protesta une voix à demi-endormie, tandis que sa mère entrait dans la pièce, ses cheveux ébouriffés emmêlés au dessus de son visage.
-Bonjour madame, salua poliment Charlie en se servant un verre de jus de fruit. Comment allez-vous?
-Bonjour chérie, tu n'as pas besoin de me vouvoyer tu sais. Je vais très bien, et toi? Tu te sens mieux aujourd'hui? Lucie, combien de fois faut-il que je te répète de ne pas t'asseoir sur le comptoir?"

Les deux jeunes filles échangèrent un regard complice, et Lucie descendit de son perchoir, pour placer un baiser sur la joue de sa mère.
"Bonjour maman, comment ça va? Moi ça va très bien, merci de demander, j'ai vraiment bien dormi!" poursuivit-elle d'un ton moqueur, qui lui valut un petit rire et une tape sur l'arrière de la tête. Charlie, qui s'était tenue en retrait, s'approcha et enveloppa son amie dans ses bras blancs, se haussant sur la pointe des pieds afin de lover son menton dans le creux d'une épaule plus haute que son nez.

"Je vous remercie de vous inquiéter, madame, je vais beaucoup mieux. D'ailleurs je vais probablement rentrer aujourd'hui si ça ne vous dérange pas. Je suis sincèrement désolée pour le dérangement, et j'espère que...
-Non, tu ne vas pas rentrer chez toi? s'insurgea la plus âgée. Enfin, je veux dire, se reprit-elle d'un ton plus hésitant, pas déjà?
-S'il-te plaît, murmura Lucie dans l'oreille de son amie. J'ai très envie que tu restes ici... Enfin, encore un peu."
Charlie sembla hésiter, ce qui peina un peu la jeune fille, puis hôcha la tête lentement, sans un mot.

"Merveilleux! s'écria sa mère en tapant dans ses mains comme une petite fille, ouvrant le frigo pour se servir un yaourt à la vanille.
-Ah, au fait, il n'y a plus de céréales au chocolat, souligna sa fille, esquissant un petit sourire devant la moue déçue qu'elle affichait. Bon, vous avez quoi de prévu aujourd'hui?
-J'emmène Sarah à l'école, et je retourne travailler. Et toi Charlène, tu as un emploi ou tu étudies?
-Eh bien, je fais du bénévolat. Je fais la femme-statue à la Rambla pour les analphabètes, d'ailleurs je ne devrais pas tarder, sinon Harry et Louis vont s'inquiéter. Et toi, Lucie, tu es toujours en congé?
-Non, je reprends aujourd-hui à la supérette, mais après j'aimerais bien emmener quelqu'un à un rendez-vous...
-Oh", lâcha son amie, pâlissant à vue d'oeil. "Gagné!" ne put-elle s'empêcher de songer en observant la jeune fille dont les joues diaphanes devenaient lentement livides.
"Et je la connais? souffla-t-elle encore?
-Hum, je crois bien, sourit-elle, ne trouvant pas le courage de l'inquiéter plus longtemps. Elle s'appelle Charlie, je ne sais pas si tu te souviens bien d'elle, ajouta-t-elle avec un clin d'oeil appuyé. Elle est très mignonne, j'espère que ça lui plaira...
-Je suis sûre que oui", répondit son amie, d'une voix si faible qu'elle ne fut pas sûre de l'avoir réellement entendue. Lucie la regarda avec douceur, appréciant la sensation de chaleur qui se répandait dans sa poitrine. Le soleil du matin, enveloppé dans une brise fraîche qui sentait les oranges et les oliviers, se répandit dans la pièce, et la jeune fille se sentit heureuse.

Cela vint, comme par miracle, quelques heures plus tard dans la même journée. Cette chose, cette chose diffuse qui lui avait tant manqué, et qu'elle avait cherché partout. Elle somnolait, à demi couchée sur le comptoir de la supérette vide, et le soleil faisait des vagues dorées sur son visage étourdi. Elle se prélassait comme un chat, toute éblouie encore du petit bonheur quotidien qui l'avait saisie ce matin, et elle tordait ses membres engourdis dans la pénombre minimaliste de la pièce. Quelques raies d'après-midi filtraient à travers les stores. Lucie soupira d'aise et de plaisir. Elle se retourna sur le comptoir de pierre froide, dont elle distinguait confusément les mosaïques vertes et blanches, et son regard se posa sur le rayon de bouteilles bleues. C'était ça, c'était la boisson énergétique douteuse qu'elles n'avaient jamais osé goûter, celle qui ne pouvait décidément pas être bonne pour la santé. Leur première rencontre.

Charlie.
Charlie en robe blanche sous le soleil de plomb, Charlie en robe mauve sur la Rambla éblouie, Charlie en robe vert pomme au restaurant en terrasse près de la mer. Charlie en robe bleue, enlisée dans le sable d'or, Charlie en robe rose poudrée allongée dans son canapé, Charlie dans la robe d'un orange pâle et doux qu'elle portait ce matin.
Charlie, C h a r l i e, Charlie qui n'était pas Charlène non, Charlie le fantôme, Charlie la statue fugitive, Charlie les sourires volés et les souffles dans le cou et les baisers du bout des lèvres. Charlie qui avait été sa première fille et sa première tout court en fait, ses premières mains entrelacées, sa première bouche contre la sienne, sa première chaleur dans la poîtrine, au creux du plexus. Charlie son premier...

Et tout à coup, ils étaient là. C'était là, c'était ça, c'était revenu: ils étaient là. Déchiquettés, froissés, abîmés, mais ils étaient-là. Mutilés, désordonnés, couturés de blessures et de cicatrices; à travers un brouillard confus, elle nota tout à la hâte, couchant les lignes, les traits, les boucles, sur la page bientôt noire. Ils étaient revenus.

Les mots.

Et Lucie savait que lorsqu'elle rentrerait, avec son bout de papier tout noir, elle s'asseoirait à son ordinateur et elle écrirait toute la douceur et le bonheur que lui inspirait Charlie.

Et elle sut aussi que, ce soir-là, aucune insomnie ne se glisserait sous ses paupières pour l'empêcher de rêver.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top