H i r o n d e l l e

Lucie couvrit ses lèvres de sa main, et étouffa un bâillement. Le silence était vide dans la pénombre moite de la supérette. Elle avait éteint les petites lumières de l'éclairage artificiel, cru et blanc, pour tenter de se reposer. Presque personne ne venait jamais de toute manière. La seule cliente de la journée avait été une fille de son âge, jolie d'une manière étrange, comme un parfum, évanescente. Elle avait acheté une bouteille douteuse, pleine d'un liquide non identifié à la jolie couleur bleue. Peut-être s'agissait-il d'une boisson énergisante, mais elle était sûre que boire cette chose ne pouvait en aucun cas être bon pour la santé. Une musique commerciale passait à la radio, celle sur le comptoir à côté de la caisse. Ses jambes se balançant dans le vide au rythme de la chanson, elle jouait avec l'argent que lui avait donné son unique cliente. Elle avait tout d'abord oublie la monnaie, la laissant seule sous les lueurs crépusculaires. Mais lorsqu'elle l'avait appelée, elle s'était retournée, jolie comme un fantôme. C'était la première fois qu'elle la croisait.

D'ailleurs, en y songeant, il se pouvait qu'elle n'exista même pas. Cela faisait longtemps que Lucie ne dormait plus, que quelques rêves troublés seuls peuplaient parfois ses nuits blanches. Peut-être était-ce une hallucination. Une jolie hallucination, alors. Haussant les épaules, l'adolescente rangea finalement l'argent dans la caisse. C'était l'heure de fermer, et elle avait envie de sorbet à la fraise. La jeune fille ferma sans regret la petite boutique, et se rendit vers les marchands de glace qui bordaient la Promenade Maritime. Les derniers rayons du jour projetaient des formes absurdes sur les vagues de la méditerrannée. C'était assez romantique; inspirant l'air teinté de parfums et de couleurs, l'adolescente sourit de plaisir. Puis, elle commanda le petit sorbet acidulé qui lui faisait envie, frissonnant en sentant la glace agiter ses papilles. Elle était bien, sur la promenade douce. Elle n'avait pas envie de rentrer chez elle, à passer une nouvelle nuit blanche devant de mauvaises comédies romantiques qu'elle aurait déjà vu.

Lorsqu'elle eut fini son sorbet, elle jeta la coupelle de carton et la petite cuillère de plastique rose dans une poubelle publique à proximité. Puis, riant à l'idée saugrenue qu'elle venait d'avoir, elle dénoua méticuleusement ses cheveux bruns. Elle enleva ses sandales et les porta avec son index et son majeur droit, s'avançant pieds nus dans le gros sable de la plage. Lorsqu'elle fut face à la mer, elle défit sa ceinture, et son short blanc tomba sur ses chevilles. Puis, elle dégrafa son chemisier, et se libéra finalement de ses sous-vêtements. Totalement nue, elle se jeta dans l'écume douce et fraîche qui ourlait le rivage.

Lucie nagea longtemps, ivre de mer et de liberté. Son corps emmêlé dans les vagues se tendait et se tordait gracieusement, elle se sentait ballerine dans le courant, luttant avec délice pour chaque bouffée d'air qu'elle arrachait au ciel. La nuit était depuis longtemps tombée sur les embruns violets lorsqu'elle sortit enfin, épuisée mais ravie, de l'étendue noire qui aurait voulu l'avaler.

"Merde! Merde merde merde merde!" La jeune fille pesta dans le vent, les yeux fixés sur le rivage vide. Vide. Ses vêtements avaient disparu, emportés par un voleur, l'écume ou le vent. Soupirant de frustration, Lucie serra les dents et sortit, en tenue d'Eve, dans les rues d'Almeria. D'abord, tout alla bien. Tremblante, frissonnante de froid et d'appréhension, elle marcha vite, enveloppée dans le spectre de la nuit. Les fantômes et les humains semblaient l'avoir laissée tranquille. Pourtant elle savait, elle aurait dû savoir que ce calme relatif ne durerait pas. Et c'est sans doute là où elle s'y attendait le moins, dans ce qui lui semblait le lieu le plus sûr de la ville, que son apaisement s'effondra.

Elle passait sous la fenêtre des musiciennes, celle de la pianiste disparue, où chantait parfois un violon. Alors, un chuchotement l'interpella, inquiet, surpris.
"Pss! Pss, eh toi!"
Lucie leva la tête, stupéfaite, et put brièvement distinguer une silhouette mince et fantômatique, sa peau diaphane dans une nuisette couleur de lune. Puis, les yeux de Lucie se trouvèrent aveuglés par une légère étoffe blanche qui tomba du ciel. Lorsqu'elle parvint à se dégager du voile opaque, la fille avait disparu. Une brise éthérée s'échappait de la fenêtre entrouverte.

Sans perdre de temps malgré son trouble, Lucie défit le drap pâle et poussa un soupir de soulagement. C'était une robe blanche. Mieux: c'était la robe blanche de la fille de la supérette. Rougissant fortement, Lucie enfila le tissu, honteuse que cette mystérieuse beauté l'ai surprise dans sa totale nudité. La seconde pensée qui lui vint, nettement plus agréable, fut que cette silhouette était peut-être la violonniste cachée ou, mieux encore, la pianiste disparue. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Demain, elle viendrait rendre la robe et là elle lui demanderai. Car il lui semblait merveilleux que de telles mélodies aient pu couler des ces fines mains blanches. Demain, oui demain...

Cet agréable songe fut à nouveau rompu, cette fois par un sanglot angoissé. Il résonna désagréablement à ses oreilles, semblable au vibrato suraigu d'un violon désaccordé. Puis, une tête blonde ébouriffée apparu à la fenêtre, l'ouvrant en grand, et Lucie vit une jeune fille, un peu plus âgée, regarder frénétiquement autour d'elle. Derrière, un bruit assourdissant retentit, comme un vase de verre que l'on aurait fracassé contre le sol. La fille blonde sembla soudain remarquer la présence de la spectatrice en contrebas, et écarquilla de grands yeux, avant de fermer la fenêtre.

Inquiète, tremblante d'une peur qu'elle ne s'expliquait pas, Lucie s'enfuit en courant de cette étrange maison. Demain, elle viendrait rendre la robe blanche à la jolie fille brune. Demain, elle lui demanderait ce qu'elle savait des mélodies disparues. Demain, elle trouverait le courage de lui demander ce qui venait de se produire, et elle s'assurerait que tout irait bien. Oui, tout irait bien. Demain...

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