G o é l a n d

"Charlie, tu es prête? Dépêche-toi, les garçons nous attendent.
-J'arrive, une seconde!"
La jeune fille dévala les marches de l'escalier, sa main glissant sur la rambarde de bois. Ses cheveux châtains, étreints seulement par un lâche bandeau jaune pâle, flottaient au dessus de sa nuque, et peut-être les yeux de Lucie s'étaient-ils attardés un instant sur les fomes délicates que moulait sa robe couleur de citron. Puis, arrivant à sa hauteur, elle déposa un baiser sur les lèvres de son amie et attrapa l'un des grands sacs qui gisaient dans l'entrée. Puis, le temps de saluer une dernière fois Sarah et sa tante, les deux filles quittèrent la maison.

La petite twingo rouge de Harry les attendait devant l'entrée.
"Oh, c'est une décapotable? s'émerveilla Lucie en s'installant dans l'appareil à ciel ouvert.
-Si on veut, sourit son ami en passant une main dans ses boucles brunes, éternel geste de mauvais menteur, qui signalait toujours lorsqu'il cachait quelque chose.
-En fait, précisa Louis avec un éclat de malice dans ses yeux bleus, une tempête est tombée sur Almeria un jour, et...
-Ça arrive?
-Oh oui, ça arrive. Elles sont rares et violentes, mais je te promets qu'elles sont grandioses.
-Et donc, raconte, raconte! supplia-t-elle en tapant dans ses mains.
-Eh bien notre cher Harry avait oublié de rentrer sa voiture pour cette occasion, et cette nuit-là le vent a emporté la partie jugée disons superflue de la carosserie. Nous avons remplacé quelques pièces, et voila! Je ne suis pas sûr que ce soit très légal, mais personne ne nous a rien dit alors...
-Eh bien, commenta Lucie, visiblement très fière d'elle. À défaut d'être une décapotable, on peut dire que cette voiture est... une décapitée!"
Harry étouffa un rire, et leurs amis échangèrent un regard de désespoir. Puis, le jeune homme desserra le frein à main, et la petite Twingo rouge décapitée se mit en marche dans les rues gorgées de soleil.

Très vite, la voiture se transforma en petite maison, enchevêtrement de corps et d'objets qui s'accaparaient des places propres, devenaient mobiliers, désordre indispensable à la vie en communauté dans un espace clos. Sur la banquette arrière, un sac séparait les deux jeunes filles, sur lequel avait été étendu une couverture d'un jaune doux et ténu. À demi étendue dessus, Charlie lisait, son corps de travers et sa robe froissée, avec le menton appuyé sur l'avant-bras. Appuyé sur le coude, le bras de Lucie reposait à côté de la tête de son amie, jouant nonchalemment avec les mèches de châtain qui s'évadaient du bandeau. Jambes croisées, la tête légèrement inclinée vers la gauche, la jeune fille rêvait, redessinait de ses yeux indigo les coutours de son amie, et tatouait par instants quelques phrases éblouies dans un petit carnet doré aux pages jaunies par le temps. Son stylo, ainsi qu'une gourde mauve aux imprimés violets, reposait dans un enfoncement de la portière, et elle n'avait qu'à tendre la main pour se saisir de l'instrument. Sur la couverture, une boîte de mouchoirs blancs se balançait au gré des tournants, tremblante tâche blanche qui signalait les aspérités de la route avec la précision d'un sismographe. À l'avant, égal à lui-même, lui griffonnait, esquissait des arabesques dans un large cahier couvert de crayon de mine. Les yeux rivés sur la route, Harry sifflotait. Asturias, un air de guitare passait à la radio, et la voiture filait sur les routes andalouses.

À mesure qu'ils s'éloignaient, les paysages se métamorphosaient, se désintégraient, changeaient de couleur et de silhouette. Les routes devenaient chemins de terre ocre, poussière de sienne brûlée par le soleil. Les plaines du littoral s'inclinaient, se paraient de courbes ou de tournants escarpés, et s'enfonçaient bientôt dans les premières roches de la Sierra Nevada. Lucie admirait, les yeux grand ouverts, comment les palmiers et les immeubles de briques écarlates se changeaient en rares maisons aplaties aux murs blancs surgissant des flancs de la montagne encerclées par de vastes champs d'oliviers. Le soleil du matin, immense tâche jaune qui abîmait les pupilles, glissait en douceur vers son zénith caniculaire. Lentement, les derniers bruits de circulation disparurent à leur tour, et les quatre amis se trouvèrent seuls avec leur radio et le vent qui sifflait dans leurs oreilles.

Ils arrivèrent peu avant midi. Ils avaient erré un moment dans les chemins de montagne étroits, sans destination précise, mais avec un objectif clair dessiné dans les courbes du désert. Asturias, que la radio avait depuis longtemps cessé de diffuser, palpitait encore sur les lèvres de Lucie, rougies par la chaleur.

Ils s'installèrent au coeur du désert, dans un bassin de pierre protégé du reste du monde par de grands murs de roche rouge. Ils descendirent la petite twingo en chancelant, pris de vertiges et d'une impression étrange, et lorsque la radio s'éteignit, ils se retrouvèrent seul. Pas un bruit, pas un mot, pas un froissement d'ombre dans les arbustes endormis. C'était eux, juste eux minuscules et seuls, dans leur immense solitude en dessous du ciel bleu. Lucie leva les yeux vers le zénith, mais elle ne distingua plus cette tâche jaune qui montait. Tout était si lumineux, si fondu et mêlé dans l'air noyé de chaleur, que le ciel ne semblait qu'un vaste bandeau qui scellait le bassin, trait de peinture azur et aveuglante.
Sans un mot, ils plantèrent les tentes, et partirent sur les chemins de pierre, frôlant la mort contre les parois escarpées, à quelques centimètres des pires précipices, en effleurant le vide.

À trois heures de l'après-midi, ils s'asseillèrent sur un petit plateau environné de ciel nu. Là, ils déjeunèrent sous le soleil, leurs lèvres desséchées agrippées aux goulots des précieuses gourdes d'eau fraiche. Fatigué, Harry étendit ses longues jambes sur la pierre brûlante, posa sa tête sur les cuisses de son petit ami, et bientôt sa respiration se fit plus régulière.  Louis sortit alors d'on ne savait où son carnet, et entreprit de dessiner ce que Lucie reconnut comme le visage ensommeillé de son petit ami. C'était un spectacle apaisant en vérité, que la vision du torse du jeune homme qui, calme et heureux, se soulevait et s'abaissait au rythme de sa vie. Attendrie, la jeune fille se tourna et déposa un baiser ensoleillé sur les lèvres de son amie. Celle-ci sursauta, frissonnante, et eut un sourire enfiévré où brûlait l'ivresse du soleil. Elle enlaça la jeune fille de ses fins bras blancs, saoule palpitante fébrile, et lova son front chaud dans le creux de son cou. Les deux jeunes filles, épuisées mais ravies, se laissèrent alors tomber sur la pierre d'ocre douce, et sombrèrent toutes deux dans un sommeil serein.

Lorsqu'elles se réveillèrent, il faisait nuit, et il fallait descendre la montagne pour rejoindre le campement. C'était une vision nouvelle encore, et sauvagement magnifique, que les rougeurs solennelles du désert Andaloux, voilé par la nuit noire.

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