C h a r l i e

Après ça, mes souvenirs sont confus et emmêlés. Je me vois, enveloppée dans ma robe bleue azur étourdissante qui colle à la peau, traverser les rues blanches et brûlantes d'Almeria. Je me vois sur la Rambla, complètement seule sous le zénith jaune, courir à l'ombre des palmiers et dans la lumière brûlante, laisser un message à Lucie. Qu'est-ce que j'ai écrit, qu'est-ce que j'ai pu lui dire? Qu'est-ce qu'il y  a, caché au creux du vide de mes paupières, brûlant et enveloppé de néants, quand je ferme les yeux? Où sont les mots, que veulent-ils dire les mots du vide, où sont les mots déchiquettés? Je me vois encore courir près des fontaines qui pleurent dans le soleil immense qui enveloppe tout, je me vois aveugle, sur la promenade qui atteint sa fin et sur la plage, sur le gros sable doré qui attaque la peau blanche nue de mes pieds j'ai enlevé mes chaussure; je sens vaguement, l'appel de la mère qui semble reculer, enivrée de fièvre et de canicule blanche jaune pâlie, mon corps qui tombe à la renverse, ruisselante de lumière ensevelie dans le sable. Et puis, plus rien. Quoi? Comment? Je suis malade, peut-être. Et je délire, c'est la fièvre oui, je délire. Rien de tout ça n'est réel. Tout est réel. L'hallucination est réalité et la réalité est hallucination. Je sais jouer du piano. C'est l'été, nous sommes à Almeria et je sais jouer du piano. C'est le Voyage d'Hiver de Schubert. Je suis allongée dans le noir, je ne sais plus rien.


Mes paupières se lèvent. Elles me brûlent, elles sont lourdes, je sens un rayon de soleil s'infiltrait à travers la barrière de mes cils. Je suis allongée sur un canapé, ce n'est pas chez moi, c'est familier je crois. Et cette odeur, je reconnais cette odeur. J'ai mal, je sens le sang de mes veines battre dans mes tempes la migraine martèle mon crâne comme le battement de tambour continu d'un percussionniste fou. Mais je reconnais cette odeur. Ça sent  la carotte et le café au lait avec du sirop à la vanille, et le parfum doux et apaisant de sa lessive sur mon corps. J'ouvre grand les yeux brusquement, un sourire fatigué s'empare de mon visage brûlant. Je suis chez Lucie.


Je me redresse lentement. Il y a une couverture de laine posée sur moi. Au début, je suis prise de vertiges, la tête qui tourne, mais les meubles cessent de bouger et tout va bien. Je porte une robe qui n'est pas la mienne. Je baisse les yeux et contemple le tissu uni, doux et léger contre mon corps engourdi et couvert de sueurs froides.  Elle est d'un joli rose poudré, uni et délicat, elle semble tirée d'un film ou d'un conte de fée. Je me sens soulagée de ne plus porter ce tissu azur qui collait à la peau, je me sens mieux dans ma robe rose pâle et effacée. J'ai mal à la tête, mais je suis chez Lucie, et je porte sa robe rose. C'est l'été, l'été doux et solaire d'Almeria. Je replonge dans un sommeil apaisé.



Lucie chantonne à côté de moi. Elle est assise sur une chaise près du canapé, et ses mains fines et blanches portent une tasse de tisane à mes lèvres. Ça fait déjà trois jours que je suis malade, et ma fièvre commence seulement à baisser. Elle a pris un congé à la supérette pour rester à mon chevet, je crois lire dans ses traits tirés et sa pâleur de cire qu'elle s'inquiète pour moi. Elle s'occupe de moi avec une douceur incroyable, il me semble que je vis dans un rêve. "Merci", je murmure quand elle écarte la tasse, et elle me répond par un sourire ensoleillé. Ses doigts s'égarent sur mes joues, et je soupire de soulagement en sentant sa peau glisser et caresser tendrement la mienne.
"Tu vas voir, chuchote-t-elle au milieu de notre beau silence, quand tu seras guérie, je vais te montrer des choses merveilleuses. On ira où tu veux, on défiera la gravité et les lois de la nature, on fera ce qu'on veut, je te le promets.
-Je ne vais pas mourir, je souffle. Ne me parle pas comme si j'allais mourir.
-Je ne parle pas comme si tu allais mourir. Je parle comme si tu n'allais plus vivre, après.
-Ce n'est pas pareil?
-Non. Mais cet été, ça ne sera pas comme ça. On sera bien, ensemble, tu verras, cet été ce sera nous deux et rien que nous deux avec la vie et le soleil d'Almeria. C'est promis."
Elle promène encore un peu ses doigts sur ma peau blanche, et je m'endors peu à peu. Si je rêve, je ne le sais pas, parce qu'alors c'est de son parfum contre le mien et je ne sais pas distinguer le rêve de notre bel instant de réalité.



Les garçons viennent d'arriver. Harry étant Harry, il a amené des fleurs bien sûr. Un grand bouquet de roses jaunes et lumineuses qui sentent bon le soleil. Il l'a déposé sur la table du salon, comme un puits de douceur qui éclaire toute la pièce. Ils se sont assis tous les droits sur des chaises dans le salon, et nous parlons de tout et de rien, enfin, surtout de rien. C'est une belle après-midi. J'ai un peu moins mal à la tête, mais je suis épuisée. J'ai froid sous la couverture de laine. J'écoute la conversation, qui me redonne un peu l'ombre d'un sourire.  C'est surtout Harry et Lucie, qui parlent. Je suis trop fatiguée pour participer à leurs débats et à leurs mauvaises plaisanteries, et Louis reste fidèle à lui-même, artiste mystérieux et taciturne. Je le vois esquisser des traits de crayon dans un petit carnet; j'ai d'abord pensé qu'il dessinait le bouquet de roses jaunes, mais à voir les coups d'oeils furtifs qu'il nous jette, je crois plutôt qu'il peint la main de Lucie.
Sa main droite, celle qui est entrelacée dans la mienne.

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