C h a r l i e

Bleu. Je me noie j'ai soif j'ai des flammes bleues dans la gorge qui glissent jusque dans mes poumons, je me noie dans le bleu qu'elle a dilué dans ma peau, dans mes yeux dans la chair en dessous des ongles je vais mourir. Eléanore menteuse menteuse Eléanore je suis une petite fille je suis un vieillard centenaire Eléanore n'a pas tenu sa promesse et le temps s'écoule en désordre dans la chambre bleue.





Je suis une statue. Je cligne des paupières mes mains sont en ivoire je ne peux pas les plier, je veux serrer le poing mes veines sont blanches pétrifiées je ne sens plus le sens battre dans mes poignets de pierre. Je veux bouger mais ma main ensorcelée dans la chambre bleue immobile je regarde mes doigts ma paume les lignes de ma main qui s'érodent et s'effritent et tombent en poussière usée par l'océan. Je retiens ma respiration pour ne pas disparaître complètement je ne suis pas poussière je ne sens plus mon souffle: je ne veux pas redevenir poussière. Mes yeux me brûlent, je bats des paupières dans le vide, mon regard tombe sur mes mains elles sont là elles sont là je ne suis pas une statue mes mains sont là juste devant moi et je contemple la ligne de vie je suis vivante ce n'était qu'un rêve. Mais c'est quoi le rêve, c'est quoi l'hallucination? Ma main, ou la statue de pierre, qu'est-ce qui est solide, réel dans la lumière liquide? Je ne sais plus rien, je ne sais plus ce que je suis, on se perd soi-même dans la clarté limpide de la chambre bleue.




J'entends quelque chose taper contre la porte. "Charlie", murmure une voix que je crois connaître, je ne sais pas, j'ai peur, est-ce que c'est un rêve? Je m'adosse à la porte bleue pour entendre la voix, je me sens devenir folle dans ce silence azur, si je parle aux ombres elles me répondront peut-être.
"C'est qui?
-Charlie, Charlène, petite Charlène, c'est moi, Eléanore. C'est moi, ta grande soeur.
-Eléanore", je souffle, je cherche ce nom dans ma mémoire embrumée. Je trouve l'écho de son sourire dans un souvenir amer étouffé d'un voile bleu azur. "Eléanore, menteuse, menteuse, Eléanore. Tu avais promis. Tu avais promis grande soeur.
-Je suis désolée. Je suis vraiment désolée Charlie, j'ai essayé de parler à Grand-Mère, elle ne comprend pas. Elle dit que tu ne peux pas avoir mal, tu comprends, personne ne te fait du mal.
-Mais j'ai le goût du sang sur la langue, et j'ai les yeux aveugles qui pleurent des larmes noires qui collent à mes joues. Est-ce que c'est un rêve? Est-ce que c'est réel grande-soeur?
-Oh Charlie. Bien sûr que c'est un rêve. Il ne faut pas avoir peur tu comprends, rien de tout ça n'est réel, personne ne te fait du mal. C'est juste le cauchemar de la chambre bleue.
-Et toi, tu es réelle?
-Bien sûr que je suis réelle, petite-soeur.
-Ne t'en va pas...
- Je suis là, juste là, je ne m'en irai pas. C'est promis."





"Eléanore? Tu te souviens, avant? Quand on jouait de la musique ensemble?
-Bien sûr que je m'en souviens. Tu jouais du piano, à l'époque. C'était... le Matin d'Hiver, non?
-Le Voyage d'Hiver. Et toi tu portais ton violon sur ton épaule et tu faisais courir ton archer sur les cordes comme on berce un enfant et je me disais, elle en a de la chance, Eléanore, de jouer comme ça avec son violon et la fenêtre ouverte qui l'enveloppe dans le soleil.
-Et tes doigts couraient sur le piano noir et blanc et des fois tu jouais tellement vite qu'on ne voyait plus tes mains, les notes paraissaient des fantômes dont on doutait de l'existence, et je me disais, j'en ai de la chance, d'avoir une petite soeur qui joue comme ça, tes belles mélodies-courant d'air en contrechamp devant la lumière du soleil qui t'aveuglait par la fenêtre ouverte.
-Eléanore... Il n'y a pas de fenêtre dans la chambre bleue. Ils disent que si on meurt sans fenêtre ouverte, l'âme reste enfermée pour l'éternité. C'est quoi l'éternité, grande soeur? Est-ce que je suis vivante? Pourquoi je ne sais plus jouer du piano maintenant?"






"Grande-soeur?
-Charlie?
-Tu te souviens, quand on était enfants, et qu'on rentrait de l'école?
-Bien sûr. On avait des uniformes bleu marine avec des rubans dans les cheveux, et des cartables rouges.
-Tu te souviens, l'été, quand les parents n'étaient pas là? Tu te souviens du pain à l'huile d'olive et au miel? Tu te souviens, dis, de tes cheveux sales et blonds et emmêlés de lumière et d'huile et de sucre?
-Oh Charlène... Petite-soeur, tu dois encore rêver.  Je ne me souviens pas de ça. Il est tard, et ça doit être épuisant de rester enfermée ici. Je crois que tu devrais dormir, je vais partir, d'accord?
-Attends! Attends, grande soeur, ne t'en va pas... Reste encore un peu...
-Il faut dormir maintenant. Tu délires petite soeur, je pense que tu as de la fièvre. Il faut se reposer, tu sais...
-Mais, le soleil... Le soleil dans tes cheveux sales, Eléanore... Souviens-toi, s'il-te-plaît...
-Fais de beaux rêves Charlène.
-Quand je ferme les yeux, je vois la couleur bleue imprimée sous mes paupières. Ne me laisse pas toute seule. Ne me laisse pas toute... Ne me..."

Je sens mon corps à travers un nuage de ouate, je m'effondre sur le sol bleu qui est peut-être un mur, je ne sais rien je ne connais plus la gravité, je suis seule dans la chambre bleue et je ne me connais plus.
J'ai mes souvenirs et mes rêves qui planent, à quelques centimètres de ma peau, juste au dessus du vide.







Grand-mère a ouvert la porte. Après une autre éternité, la porte s'est ouverte et je ne sais plus rien. Je pense à Lucie qui a dû m'attendre sans jamais me trouver, combien de temps ai-je dormi dans mon cauchemar bleu azur? Je murmure mon prénom, lettre par lettre, pour en retrouver un peu la texture, ce prénom que je reconnais à peine. Charlie. C h a r l i e. Et Lucie, petit oiseau plein de couleurs avec deux yeux bleus foncés qui m'attendent quelque part... Eléanore m'a fait boire de l'eau, elle dit que j'ai de la fièvre et qu'il faut que je me repose. Je ne veux pas. Je veux Lucie, je veux mon petit oiseau, Lucie est réelle j'en suis certaine et je veux la retrouver. Je cours dans la bibliothèque, et j'ouvre la fenêtre en grand. Si je joue, si j'apprends à jouer encore, je sais qu'elle reviendra. Je veux Lucie, je veux ses yeux, je sais qu'elle est réelle.

Mais il n'est pas là.
Il n'est pas là.
Le
Piano
A disparu.


Eléanore se tient dans l'embrasure de la porte, bras croisés. Elle penche la tête sur le côté, elle a des cheveux de soleil et de reine, elle n'a jamais été aussi blonde.
"Qu'est-ce que tu cherches, Charlène?
-Le piano...
-Le piano? Mais quel piano enfin?
-Le mien.
-Oh, Charlie, tu délires à cause de la fièvre. Tu n'as jamais été musicienne. Il n'y a pas de piano ici."





Je m'enfuis sans un mot, et cours jusqu'à la mer.

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