C h a r l i e
Eléanore est assise sur mon lit, elle a un grand sourire sur son visage, pour une fois ça paraît sincère. Je regarde le soleil d'après-midi dans la casacade de cheveux dorés qui ondule sur ses omoplates. "Alors, raconte!"elle souffle. Je fronce les sourcils, je ne comprends pas, je ne sais pas ce qu'elle fait dans ma chambre. Mais le soleil et son grand sourire rose. Je m'asseois à côté d'elle, elle est tellement lumineuse que je plisse les yeux, comment elle fait pour ne pas avoir mal aux joues? On dirait qu'elle redevient une enfant. Je trouve ça mignon, ça me rappelle quand nous étions gamines et que nous goûtions ensemble en rentrant de l'école. Elle nous préparait des tartines de pain à l'huile d'olive et au miel, et elle m'en mettait toujours sur le nez pour me faire rire. Je me souviens, un jour, nous avons fait une sorte de bataille, il y en avait partout. La lumière de l'été almérien brûlait dans ses boucles sales mêlées d'huile et de miel. Je souris à ce souvenir. Eléanore passe sa main sur ma joue, fraternelle, et me demande en chuchotant:
"Alors? C'est qui?"
Je secoue la tête. Je ne sais pas de quoi elle parle. Est-ce que je lui ai dit, pour Lucie? Mais si je lui ai dit, pourquoi demander. Elle m'a peut-être vue m'échapper, robe bleue, coiffure. Mais Lucie, même si j'ai mis ma robe bleue, Lucie quoi enfin? Lucie la mer et les étoiles, Lucie qui m'a vue nue comme un enfant qui regarde un dessin, Lucie et moi sur la lune, comment expliquer la lune à Eléanore? Désolée grande soeur, je n'ai rien à te dire que tu puisses comprendre, moi même je ne comprends pas, c'est juste Lucie qui donne vie aux statues tu vois, Lucie c'est un monde à part entière, tu ne sais pas grande soeur.
"De quoi tu parles?
-Allez, ne fais pas l'innocente avec moi, Charlie. Ça se voit dans ton sourire, dans ta démarche, ça s'entend même dans ta voix. Il faut être grand-mère pour ne pas l'avoir remarqué. Alors, raconte! Il t'a embrassée?
-Il... Non. Personne ne m'a embrassée.
-Mais qu'est-ce que vous avez fait alors?
-Euh, se tenir la main, regarder des films, sortir boire un verre. Je te dis qu'il n'y a rien."
Elle me dévisage avec un sourire en coin, je sais que je ne peux pas gagner. Alors je lui lance un coussin au visage, on éclate de rire, je t'aime Eléanore. Et je me sens tellement plus légère. La canicule a un goût de jus de carotte et d'eau salée.
Lucie et moi nous promenons sur la Rambla. Il y a des musiciens dans la rue, qui jouent du tango sur leurs accordéons. C'est très joli, et triste en même temps, il y a beaucoup de musicien dans les rues d'Almeria. Il y en a beaucoup qui dorment dans la rue, aussi. Au moins ici, on ne meurt pas de froid. Mais un vieillard qui a eu mon âge un jour me fixe du regard, ses doigts coulent sur les notes noires et blanches de son instrument, et je me demande si je pourrai un jour jouer à nouveau du piano. Pianiste de rue, ça n'existe pas. Je serre la main de mon amie dans la mienne, et j'espère lire un jour tout ce qu'elle pourra écrire, quand elle y parviendra. Mais Lucie me sourit et se met à fredonner, alors je ne peux pas rester triste. Elle s'éloigne de moi, sans lâcher ma main, et fait un tour sur elle-même, pour revenir coller son dos contre ma poitrine. Je comprends qu'elle veut danser, et je fais un tour sur moi-même, moi aussi. C'est un peu maladroit, je crois qu'aucune de nous deux n'a appris le tango, mais les accordéons, et la robe mauve de Lucie qui tourbillone alors on danse, alors on danse, à l'ombre des palmiers et des fontaines qui chantent.
"Mon Dieu ce qu'il fait chaud, Lucie murmure, j'ai très envie d'un sorbet à la framboise. Pas toi?"
Si, si, j'ai très envie, tout ce que tu veux tant que tu souris comme ça avec des fossettes et des petits plis au coin des yeux. On achète une glace chez un marchant ambulant, il y en a partout sur la Rambla, pour elle c'est framboise bien sûr, et moi je choisis vanille parce que l'air d'été est chaud et sucré et que c'est un jour à vanille. Je me souviens qu'elle verse toujours du sirop de ce parfum dans son café au lait, et ça me fait rire. Nous nous asseyons sur un banc, "pourquoi tu ris?" Je ne réponds rien et secoue la tête avec un sourire, elle hausse les épaules et fait courir sa petite langue rose sur son sorbet. Je la regarde simplement, je sens le bonheur tout près de moi, ne remarque pas que j'ai de la glace sur la joue. Elle, par contre, elle remarque, et ça la fait rire. Elle essuie mon visage avec le dos de sa main, et puis elle murmure: "J'ai envie de faire quelque chose de fou." Je hoche la tête et ferme les yeux, je ne sais pas vraiment ce qui est en train de se passer, mais je sens le soleil sur mes paupières et c'est agréable. Puis, tout à coup, je sens deux lèvres douces comme un morceau de nuage se poser sur les miennes, et j'arrête de réfléchir. C'est très court en fait, pas comme dans les films, c'est juste ses lèvres sur les miennes pendant un instant qui éclipse la lumière du jour, la Rambla, Almeria, et tout le reste du monde. C'est Eléanore qui serait contente, si elle me voyait frissonner comme ça. Elle me dirait "tu vois, je te l'avais dit", et je crois que ça ne me dérangerait même pas, je suis contente qu'elle ait eu raison, parce que je suis heureuse, je suis heureuse, je suis heureuse, je suis heureuse, je...
Lucie s'éloigne et je rouvre les yeux, pour tomber violemment dans le puits de son regard bleu foncé. "Tu me plais beaucoup", chuchote-t-elle, et je me contente de hocher la tête.
J'ai des rayons de soleil dans les veines.
La canicule a un goût de vanille et de sorbet à la framboise.
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