C h a r l i e

Et puis elle m'a emmenée chez elle. Comme ça, sans poser de questions. Je les voyais, pourtant, les points d'interrogation qui palpitaient sur ses lèvres. Mais elle n'a rien dit, elle m'a prise par la main et elle m'a emmenée dans sa jolie maison blanche avec la nuit bleue et le petit muret du jardin. J'ai pris une douche, une douche froide et fraîche dans une petite salle de bain avec des mosaïques marines sur les murs, et j'ai étalé sur mon corps son savon, qui sentait la verveine. Et puis je suis sortie, enveloppée dans une serviette, et elle m'a prêté des vêtements trop grands pour moi. Je me sens bien, dans ce pull de laine grise, si je tire un peu sur les manches on ne voit presque plus mes doigts qui dépassent et c'est confortable. Je me suis déshabillée devant elle, et j'ai senti son regard posé sur mon corps. C'était étrangement innocent, comme un enfant qui découvre un dessin. Elle a posé sa main sur le tatouage dans mon dos, et ses doigts on dévalé les courbes de mon aile cassée. Ça a soulagé la brûlure de l'encre sur ma peau. Mais elle n'a rien dit, et pour ça aussi, je la remercie.


Elle nous a servi deux grands verres de jus de carotte, et des céréales au chocolat. J'ai trouvé que c'était une drôle d'idée, mais elle souriait alors j'ai rien dit. Nous nous sommes assises sur le canapé de son salon, et elle a dit: "Tu veux en parler?" J'ai fait non de la tête, non, je veux pas en parler je veux pas parler, je pas parler, je... Elle a souri gentiment, et elle a allumé un film. C'est une comédie romantique. Il est presque minuit, je bois du jus de carotte et je regarde une comédie romantique chez une inconnue.



Enfin, l'inconnue s'appelle Lucie. Et elle est franchement bavarde, pour une insomniaque exhibitionniste qui court après les statues. Elle est en vacances ici, avec sa mère qui travaille dans l'édition et sa petite cousine Sarah qui est mignonne. Elle me raconte sa vie sous la lampe de son salon, et je crois que je n'ai pas envie qu'elle se taise. Elle a beaucoup d'humour, un très mauvais humour, mais ça me fait rire quand même. Elle dit "et toi?" et moi je hausse les épaules, moi rien, moi rien du tout. Elle me raconte une autre histoire, à propos d'un mîme qu'elle avait croisé sur la Rambla et je crois qu'elle dit n'importe quoi, mais ça me fait rire. Soudain, je réalise quelque chose, et je le dis à voix haute, parce que j'ai envie.

"Je n'ai pas envie que la nuit se termine."

Elle me dévisage un moment sans rien dire, et je suis incapable d'imaginer ce que ça peut penser, à l'intérieur de ces yeux bleu foncé là. "Moi non plus." Elle se lève, et met de la musique. C'est du gospel, j'aime bien. Elle me demande si j'ai un numéro de téléphone, je réponds que non, je n'ai pas de portable, et je ne lui donnerai jamais mon numéro fixe. De toute façon je ne le connais même pas.


"Mais j'ai envie qu'on se revoie! elle proteste.
-On n'a qu'à se laisser des messages quelque part, je propose. Sur la Rambla, par exemple.
-Oui, devant la grande statue sans tête!
-Laquelle?
-Celle de gauche évidemment! Je suis gauchère!"
Pendant un court instant, je me demande si elle ne s'exprime qu'en phrases exclamatives, et ça me fait rire.
"Qu'est-ce qui est drôle?
-Toi."



Elle se jette sur moi, un grand sourire plaqué sur les lèvres, et elle ébouriffe mes cheveux, me décoiffant complètement. Je fais la même chose, déroulant en riant de plus belle son joli chignon brun. Au bout d'un moment, nous nous détâchons l'une de l'autre, épuisées, et je regrette un peu son odeur. Mais elle sourit, et propose:
"On regarde un film de Noël?
-Mais c'est pas Noël...
-Il est une heure du matin et je parle à une femme statue qui m'a déjà vue me promener nue dans les rues, je pense qu'on a le droit de regarder un film de Noël."

Ça me fait rire encore, la manière dont elle dit ça, et on le regarde, son film de Noël. Mon Dieu ce que c'est niais. Régulièrement, Lucie fait des commentaires, se moque des personnages, alors je ne m'ennuie pas. Comme même l'été, les nuits peuvent être fraîches à A.Mares, je me blottis contre elle, l'épuisement me donne des frissons et elle me sert de bouillotte vivante. Et puis, elle sent toujours aussi bon. Elle ne dit toujours rien, et je trouve son épaule vraiment confortable, alors je finis par m'endormir dessus. Je sens ses doigts qui jouent avec mes cheveux, c'est agréable. J'ai envie de rêver d'elle, cette nuit.





"On devrait aller au Café Colon, un de ces quatre, toutes les deux."
Je lève les yeux de l'orange dans laquelle je viens de mordre. Elle vient d'entrer dans la cuisine, une tasse de café à la main. Elle dit qu'elle adore ça, le café. "Au lait, avec du sirop à la vanille", elle se sent obligée  de préciser. Elle m'en propose, mais je ne bois pas de café. Je termine mon orange, en la découvrant encore une fois, les yeux grand ouverts. Elle a les cheveux ébouriffés, et elle étouffe un baîllement. Je réalise que je porte son pull, et qu'il y a sa mère dans cette maison. Cette pensée me fait rougir fortement, mais je ne dis rien. Nous sommes deux filles après tout, et elle n'est probablement pas... pas comme ça. Elle.




"Hé, Charlie, tu m'écoutes?
-Oh? Non, pardon, désolée, qu'est-ce que tu disais?
-Je disais qu'on devrait sortir avec Harry et Louis, un de ces quatre. Louis est taciturne, mais j'aime bien Harry. Il a l'air d'avoir de l'humour.
-Presque autant que toi", je marmonne en me souvenant des très mauvaises blagues qu'il m'a racontée pendant mon tatouage -et la souffrance d'entendre ces mots était probablement pire que la brûlure du tatouage lui-même.


"Mais j'aime bien Louis, aussi, j'ajoute en me souvenant de ce qu'elle vient de dire.
-Tu trouves? Je ne sais pas, je n'arrive pas à le cerner...
-Il est gentil en fait. Sous ses airs d'idiots. Il aime le rock des années 70,  il porte les vêtements de Harry et il dessine bien.
-Je suppose que tu as raison, alors. Mais c'est justement pour ça qu'il faut les rencontrer! Pour faire plus ample connaissance.
-Je suis d'accord. Il y a un bar suédois à cô...
-À côté de leur salon de tatouages qui fait de la mousse au chocolat et du yaourt grec!
-Oh, je vois, Harry te l'a dit.
-Je crois qu'il dit tout à tout le monde, c'est une vraie pipelette.
-Pas autant que toi...
-Pardon? Tu as dit quelque chose?
-Moi? Ah, non, rien..."



Elle me jette un torchon au visage, et ça la fait rire. Je ne trouve pas ça spécialement drôle, mais son rire me fait rire alors je ris aussi. Il est sept heures du matin et il fait 25 degrés à A.Mares, j'ai du jus d'orange qui coule entre mes doigts et une serviette sur le visage, et je ne me suis jamais sentie aussi bien.

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