C h a r l i e

Je suis sortie de la chambre bleue. J'ai pris une douche, je me suis frottée la peau jusqu'à que mes bras me brûlent avec mon savon blanc et fade qui ne sent rien du tout. Je viens d'enfiler ma robe blanche. D'après Éléanore, une fille appelée Lucie est venue me la rendre deux jours auparavant. Sans doute la fille de la supérette. Elle s'était présentée comme mon amie, je ne l'ai pas démentie. Je souris à demi en respirant le parfum du tissu blanc presque translucide. Ça sent le pamplemousse et le thim, et je ne peux pas m'empêcher d'associer cette odeur agréable aux deux yeux bleus comme la bouteille douteuse qui attend sur ma commode.





Je viens de partir. Je crois que j'ai mangé une pomme, je ne suis pas sûre; je sais que je devrais avoir faim, j'ai passé trois nuits dans la chambre bleue, mais j'ai juste soif. Une soif dévorante. J'ai bu beaucoup, mais ma gorge me brûle toujours autant, et je crois que c'est autre chose que l'eau qui me manque pour apaiser ce manque.





Je marche dans la ville. Étonnamment, je suis très en colère. C'est peut-être la robe, ou le soleil, ou tout simplement l'injustice qui me monte à la tête, mais je me sens un extraordinaire regain d'énergie. Je suis réelle. Je suis réelle tout est réel et je ne veux pas disparaître, je ne disparaîtrai pas non, parce que je sens le soleil qui me mange la peau et la pierre rouge sous mes pieds et je sens aussi le pamplemousse et le thym et la musique dans Almeria et la bonne odeur de nourriture et les vagues de chaleur qui s'échappent des cafés et je. Suis. Vivante. Alors je marche sous les palmiers et je serre les poings.






"Tu es sûre de vouloir faire ça?" Le jeune homme hésite un peu, il a l'air gêné. Ses deux yeux verts brillent comme des petits morceaux de jade, et l'ombre d'un sourire flotte sur ses lèvres. Je me dis qu'il a l'air heureux. Heureux, et réel. Il passe nerveusement sa main dans sa tignasse bouclée, et réajuste son bandana. J'aperçois une trace dorée sur sa joue, qui brille un peu quand il se tourne vers le soleil. Moi, je suis assise, décidée, sur un fauteuil dans la pénombre de la boutique, je m'amuse à regarder les motifs géométriques de sa chemise. Il a un soleil sur la clavicule. "Je veux dire, ajoute-t-il, ce n'est pas une décision qu'on prend à la légère, enfin... Tu ne pourras pas revenir en arrière, d'accord? C'est cher et définitif et douloureux et... Enfin je veux dire tu es jeune, et tu n'as pas l'air de compren-
-C'est quoi ton nom? je l'interromps.
-M-mon nom? Euh... C-c'est Harry." Il est complètement désarçonné par mon attitude. J'attrape sa main, et je joue un peu avec les bracelets qu'il porte. Ils sont très nombreux et colorés. Sur sa paume, j'entrevois encore un reflet d'or, mais je n'y prête pas vraiment attention. Mes yeux se posent sur un petit bracelet de cuir, avec un nom gravé.
"C'est qui Louis?
-C'est mon petit-ami.
-Ah, c'est bien. Il est comment?
-Il est... C'est bien avec lui. C'est très bien. Enfin, tu vas peut-être le rencontrer, il travaille ici aussi. C'est lui qui fait les dessins. Mais encore une fois, je ne pense pas que tu devrais...
-J'en veux un. J'en veux vraiment un. Je connais les risques et je peux te payer. Mais je veux un tatouage dessiné par ton petit-ami et gravé dans ma peau.
-E-eh bien, d'accord... Ça ne disparaîtra jamais, tu sais.
-Mais c'est ça, le but", je souris. Il n'a pas compris. "Le but, c'est de ne pas disparaître."








Louis est venu, en fait. Il est assis derrière un bureau au fond de la pièce, et il dessine; moi, je suis assise sur une chaise et Harry me poignarde dans le dos. Il avait raison, ça fait mal. Je crois qu'à force on s'y habitue. Harry a l'air désolé, il est tout innocent comme un petit soleil avec des reflets dorés sur la peau, il s'en veut de me trouer le corps. Je crois qu'il n'est pas fait pour ce métier. Louis par contre, il s'en fiche. Quand il est entré dans la pièce, je faisais la grimace. Il m'a jeté un regard bleu comme un bout de ciel, qui ne voulait rien dire, et il a mis de la musique. Du  rock des années 70. Il porte un t-shirt noir trop grand pour lui, et ça me fait presque rire parce que je suis sûre qu'il appartient à Harry. Louis fait son mauvais garçon, mais il a des reflets argentés sur les joues; il porte une lune sur la clavicule. Et il a beau dessiner des têtes de mort stylisées dans un coin, j'ai bien vu son bracelet en cuir, celui où il y a écrit Harry. Ils doivent beaucoup s'aimer. Ils ont l'air très réels.








Je pose les yeux sur les dessins accrochés aux murs, et sursaut immobile. C'est Louis qui les a faits? Je me demande ce qu'il fait ici alors. On dirait cette espèce de génie torturé qu'on voit dans les films, mais sans le côté torturé. C'est des oeuvres d'art ces tatouages, il aurait sa place au Louvres et au lieu de ça il est dans un salon de tatouage minable à Almeria, coincé entre un bar suédois en sous-sol et un immeuble qui tombe en ruines. La lumière est violette. Harry se lave les mains et passe en dessous, ça fait scintiller les reflets dorés sur sa peau, pourquoi il a des reflets dorés sur sa peau? Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ces deux-là. Au passage, mon tatoueur se penche sur Louis et l'enveloppe dans ses bras. Son petit-ami ne proteste pas, il n'a même pas l'air gêné, alors que je suis là et qu'il fait chaud. Et puis Harry revient,  ébouriffant les cheveux de Louis au passage, et reprend son tracé sur ma peau. Louis continue son dessin en chantonnant. En fait, je crois qu'il n'en a rien à faire du Louvres. Il est bien là, il a un immeuble délabré et un bar suédois à côté, au cas où il ait faim -je crois qu'ils servent de la mousse au chocolat et du yaourt grec là-bas- et il a un petit-ami qui l'aime même quand il chante du rock des années 70. Et qui porte des chemises colorées. À l'intérieur, je souris à moitié. Ma robe sent le pamplemousse et le thym, le parfum se mélange à l'odeur de l'encre, de la mousse au chocolat et du yaourt à la grecque. Le tissu translucide est violet sous la lumière de la lampe.









Harry a terminé son tatouage. Je porte une aile d'ange cassée sur le dos, pour ne pas être tentée de m'envoler, de m'enfuir vers l'hiver. Elle suit le tracé de la lumière bleue que la nuit projette souvent sur ma chambre.  Il y a aussi une petite ancre marine sur ma cheville, pour rester accrochée à la pierre du désert. Rien ne va disparaître. Un sourire s'échappe de mes lèvres, et je ne bouge toujours pas, je n'en ai pas envie. Louis me regarde, il a l'air concentré. Il est tout aussi immobile, je ne peux pas m'empêcher de me demander d'où viennent ces reflets argentés sur sa peau. Harry replace son bandana coloré et me sourit en s'asseyant devant moi; ça a duré longtemps.
"Ça va?
-Ça va très bien.
-Comment tu t'appelles? demande Louis.
-Charlè... Charlie. Je m'appelle Charlie.
-Dis-moi, Charlie..." Il pose ses yeux comme deux bouts de ciel dans les miens, et je sens le regard de Harry sur ma nuque comme des morceaux de prairie verte. Mais je ne bouge pas. Je suis réelle, réelle, réelle et immobile. Louis s'humecte les lèvres.


"Tu as beaucoup de patience, Charlie.



Ça te dirait de devenir une statue?"

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