C h a r l i e
La fenêtre de la bibliothèque est ouverte. C'est parce que je suis entrée par là. Avec ma pièce dans la main, ma bouteille contre moi et les deux yeux bleus dans la tête. J'ai marché sur la canalisation qui a fait un peu de bruit quand mes semelles ont heurté le métal, mais je crois que ça a été. Ma grand-mère doit encore être en colère, je ne pouvais passer par la porte d'entrée bien sûr. Dans la chambre d'à côté, j'entends Éléanore qui parle à quelqu'un, au téléphone. Éléanore parle toujours à quelqu'un. J'ai vraiment froid, maintenant. Je me lève et ferme la fenêtre; elle grince beaucoup trop fort, ça me fait mal aux oreilles. J'entends des pas qui montent l'escalier et je retiens ma respiration. Je n'ose pas me retourner. Dans la pénombre, on ne voit rien de toute façon. Les pas s'éloignent, et je respire à nouveau.
"Charlie", souffle Éléanore en me prenant la main. "Oh, Charlène. Il ne faut pas disparaître comme ça, tu m'as fait peur.
-Désolée, je souffle, pas parce que c'est vrai, mais parce que j'aime ma soeur. Nous sommes assises dans ma chambre, sur mon lit, et la lumière bleue dessine ses formes familières sur ma peau. Ma soeur se tient juste un peu trop loin de la fenêtre, elle n'est pas éclairée, c'est une silhouette noire au milieu du vide. Il fait moins froid. La nuisette que je porte est très claire, presque translucide, et dans le reflet de la lune, je ressemble à un fantôme. Ma robe blanche était accrochée par un ceintre sur mon valet, comme une mariée pendue. Je crois que le silence pèse trop lourd à ma soeur, parce que même s'il ne fait plus très chaud elle ouvre la fenêtre. Je regarde son corps en contre-plongée, qui se tend et s'étire devant le ciel. Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à voir son visage, éclairé par les ombres qu'y projettent la lune? Elle revient s'asseoir avec un petit sourire, et passe sa main dans ses cheveux blonds qui dévalent sa peau claire. Les ombres tachent les fossettes de son sourire tordu par l'obscurité, elle est moins belle. Je penche la tête sur le côté, et je suis frappée par le reflet grossier de la lumière de ma lune sur ses dents. Je la trouve laide, maintenant. Répulsive. Monstrueuse. Réelle. Elle a un mouvement vers moi, je me dégage avec un sursaut de dégoût. Je frissonne, ce n'est pas le froid. "Va-t'en." Elle me regarde avec une moue inquiète, gonfle ses joues, écarquille les yeux comme un poisson hors de l'eau. "Tu es sûre? Tu sais je...
-Va-t'en. Je lui coupe la parole. Je suis fatiguée. Bonne nuit grande soeur."
Elle hoche la tête. Je la regarde se lever lentement, me tourner le dos, et se retourner sur le pas de ma porte.
"Fais attention à toi, elle murmure. Grand-mère est en colère pour toute-à-l'heure. Fais attention."
Je ne réponds rien. Bien sûr que je ferai attention. Ça ne change rien.
Il y a une cigarette en contrebas. Je le sais parce que je suis penchée à ma fenêtre comme si je fumais, comme avant, quand je fumais sur les rebords des balcons et que la fumée s'envolait dans le vide. Elle baigne dans la lumière de la lune. Elle baigne et elle est entièrement blanche, comme une statue d'ivoire sous le ciel violette. Elle marche, et je distingue ses membres pâles et hésitants, je la reconnais tout de suite. Ses cheveux bruns font une tâche brune sur la petite poupée de porcelaine. C'est étrange de la voir comme ça, vulnérable. Elle est complètement nue. J'imagine le frissonnement de sa peau, les tremblements hésitants de ses paumes serrées autour de sa chair froide et bleuie. Fragile. Mes yeux se tournent vers ma robe blanche comme une mariée pendue sur le cintre. Je les repose sur la silhouette et je prends une décision. "Psst!"
Tant pis pour la robe. Tant pis pour tout. Je porte une nuisette si mince que j'ai l'impression que c'est le vent qui caresse mon corps. Je regarde l'étoffe tomber sur son visage, et je me sens un peu plus légère. Un bruit retentit, je sursaute; j'ai parlé trop fort. Elle arrive. Je ferme les yeux, prie silencieusement pour que la fille aux yeux bleus soit partir. Qu'elle n'entende rien, qu'elle ne sache rien. Elle a les yeux trop bleus pour savoir.
Tout est bleu. Les murs, le sol, la robe que je porte. Le silence même est bleu; c'est un silence vaste, lourd de sens, c'est le silence de la mer. Je regarde autour de moi, et le décor disparaît sous cette couleur parfaitement uniforme. Tout se noie, tout se mêle et je perds le haut et le bas, j'oublie ma gauche, ma droite et le reste du monde. Je perds la notion du temps. Je n'entends rien, aucun bruit. On m'a laissée seule au milieu d'un ciel d'été. Je n'écoute que l'écho de la clé dans la serrure quand on m'a enfermée, il y a une petite éternité. Je suis seule et nue au milieu de l'été. C'est insupportable. Je voudrais des marques sur ma peau, la teindre en vert, jaune, violet et bleu évidemment. Je voudrais saigner et regarder les tâches écarlates se répandre sur le tissu de ma robe. Mais mon corps ne souffre plus. Je crois que je n'ai presque plus de corps, il ne sent plus rien, c'est une poupée de chiffon immobile. Si mes paupières ne chassaient pas de temps en temps la poussière devant mes yeux, je serais une figurine de pierre. Tas de chair, amas de cellules qui ne pense plus à rien, et le silence de la mer.
Je. N'ai. Pas. Mal.
Je suis complètement seule.
Et je n'en peux plus.
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