C h a r l i e

C'est l'été. J'ai les pieds nus contre le radiateur tiède, je suis à demie allongée sur le dos. Mes omoplates cognent contre le plancher dur au moindre de mes mouvements. C'est loin d'être confortable, mais il fait trop chaud pour que je me déplace. Je suis fatiguée, mon corps entier est épuisé, mais je ne peux pas dormir. L'été me brûle les paupières. Un filet de sueur glisse le long de ma colonne vertébrale, et mes paumes sont moites. Je me sens sale et lourde. Mes cuisses laiteuses, marbrées de coups de soleil, me paraissent trop épaisses, chaudes, couvertes de sueur et de lumière. J'aperçois l'ombre d'un moustique qui plane dans la chambre, mais je n'ai pas le courage de lever le bras pour le chasser. Il va me bouffer, il va me dévorer c'est certain. Il va échanger ma peau contre un désert, mes frissons contre des brûlures, mon sang contre son venin. Mais je suis clouée au sol, et je suis tellement fatiguée, alors je deviens statue.

Statue de plâtre.

Plâtre qui s'écaille.






C'est la Comptine d'un Autre Après-Midi. Éléanore joue du violon dans la chambre d'à côté. J'ai les genoux relevés contre ma poitrine, sur mon matelas à ressorts, et je repose ma tête contre le mur. La fine cloison qui sépare nos deux chambres étouffe à peine les notes aigues de ma soeur. L'air brûlant et humide suinte à travers les fissures du plâtre qui s'effrite. C'est comme si la maison toute entière transpirait, fébrile et toussotante, prête à s'effondrer sous tout le poids du ciel. J'ai fermé les volets azur, parce que la lumière dorée déchirant les stores me donnait la migraine. Maintenant je suis assise sur mon lit dans la pénombre, serrée contre moi-même , Éléanore joue du violon. La manche droite de ma robe, éclat lunaire sur mon épaule diaphane, tombe et révèle mon épaule.  Il y a une emprunte bleue, l'emprunte d'un filet de lumière entre les interstices. Je la regarde sans la voir, je la connais par coeur, j'ai m'habitude de m'asseoir sur mon lit au bord du vide avec la lumière bleue. Elle glisse le long de ma clavicule, derrière ma nuque, et longe ma colonne vertébrale jusqu'au creux de mes reins. Emprunte digitale, à qui, à qui appartient cette emprunte, cette main, ce jour-là?
Tatouage à fleur de peau.
Imprimé, dans ma pupille, sous mes paupières diaphanes. Une voix comme un soupir s'échappe de mes pensées. "Que vois-tu quand tu fermes les yeux?" Éléanore a changé de morceau. Maintenant, elle joue le Voyage d'Hiver.

Je ne vois rien du tout.







Je marche sur la promenade. Mes pieds suivent la frontière entre les briques rouges qui ourlent les bords de mer. Des petits cailloux roulent sous mes sandales comme de minuscules grenats. Je les envoie voler et se mélanger avec le sable. Le soleil coule dans ma peau, j'ai les yeux grands ouverts sur le néant. J'ai attaché mes cheveux sur le sommet de mon crâne, et j'ai pensé à la suite, à Dieu et au ciel vide. Est-ce que j'y ai cru, un jour? Je penche la tête vers le ciel, mais le soleil s'engouffre dans mes yeux. C'est si violent que ça creuse une tâche noire dans mon champ de vision. Je suis aveugle je suis aveugle je suis aveugle laissez-moi devenir aveugle. J'en peux plus de ce monde je veux plus voir le soleil il faut tout effacer. Je suis debout en plein soleil, à la frontière des briques rouges, et je crois que je pleure.






Nous mangeons dans la véranda. Une lumière âcre émane des rideaux citron qui voilent les vitres où s'accroche le soleil. Une chaleur humide plane autour de nous. Dans le silence, le bruit des couverts d'argent sur la porcelaine résonne étrangement. Ma grand-mère pose sur nous ses yeux d'acier usé et son odeur de pin; je me demande ce qu'elle peut penser de moi, là, tout de suite. Sans doute regarde-t-elle les reflets d'or dans la blondeur de ma soeur. Les cheveux d'Eléanore tombent sur ses hanches comme une cascade de sable clair. Les miens, plus courts, bordent mon visage de mèches fades et abîmées, d'un châtain fatigué. Sans doute aussi ma grand-mère regarde-t-elle les mains fines de ma soeur sur la dentelle de la nappe. Les miennes sont trop pâles, j'ai peur. J'ai mal au ventre tellement j'ai peur. Dans la lumière douce, mon poignet diaphane semble disparaître sur le tissu écru. Je me sens pâlir encore, et le regard de ma grand-mère pèse sur mon front blâfard. Je ferme les yeux, incapable de soutenir la honte qui plane dans le silence. Je suis un écho, un soupir, le fantôme d'une ombre blanche. Je suis la blancheur de la page vide, le triste éclat des os, l'albâtre des stèles funéraires. Dans mes veines coule le fleuve du Léthé, et l'après-midi embrumé me noie dans ses lueurs fanées.





"Charlène?" demande Éléanore de sa jolie voix claire.
Je hoche la tête sans réfléchir. Ma soeur parle dans le vide: ses lèvres bougent, mais je ne parviens pas à distinguer le sens des bruits qu'elle émet. Soudain, ses jolis sourcils se froncent, et elle pose son verre contre la nappe. Le cristal fait un petit bruit en heurtant la nappe, étouffé par le tissu.
"Oh, Charlie, tu m'entends?
-Euh, je...
-Ne l'appelle pas comme ça, l'interrompt sèchement ma grand-mère. Charlène, écoute un peu, tu veux? Et tiens toi droite. Relève la tête. Pose les mains sur la table, et recule ton siège. Tu te recoifferas, aussi, tu ressembles à une morte.
-Je-je suis désolée.
-Arrête de t'excuser. Et ne bégaye pas!"

Je me tais. Éléanore fait une moue désolée et s'excuse avec ses grands yeux de biche. Mais je ne suis pas en colère. En fait, je n'en ai plus rien à faire de rien. Je suis fatiguée, si fatiguée parce qu'il fait chaud et que je me suis faite bouffer par les moustiques. Alors je me lève, sans un mot: j'ai la gorge trop sèche pour parler. Je prends la cruche et en renverse lentement le contenu sur la nappe de dentelle. Le filet d'eau chante en s'écoulant; la flaque grandit sur la nappe comme un étang de larmes. Et tout à coup, la cruche est trop légère; et tout à coup, je me sens vide. El étouffe un sourire, et ma grand-mère a le souffle coupé. J'ai une brûlure sous la langue, c'est douloureux, j'en ai marre de respirer. Alors je quitte la véranda dorée, le jardin de roche ocre, et je sors sous le ciel bleu et nu du début d'après-midi. C'est l'été, pas la Comptine d'un autre Après-Midi. Eléanore et ma grand-mère sont dans la maison blanche.

Je suis seule, et je marche jusqu'au bout du monde.

C'est l'été, un violon joue quelque part, mais ce n'est plus cette petite mélodie.

C'est le Voyage d'Hiver.

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