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Eté 1932.
Marchant seul près de la gare, Katsuki tenait fermement la poignée de sa petite valise dans sa main droite.
Les températures caniculaires de cette année là soulevaient des bourrasques de vent brûlant, mélangeant les odeurs de la ville qui s'animait autour de lui.
Au milieu de la foule, avançant tête baissée pour suivre du regard ses propres pieds, il s'efforçait de passer inaperçu.
Il détestait la promiscuité, sentir tous ces corps s'agiter autour de lui et les entendre piailler de toute part le mettait toujours mal à l'aise, et déclenchait un sentiment d'oppression derrière sa nuque.
Il préférait de loin le calme de la campagne profonde, là où il avait grandi jusqu'alors.
Entouré de ses deux parents, loin de la cohue et de la modernisation, il s'épanouissait dans la propriété familiale.
Il n'en était même jamais sorti depuis sa naissance, le vingt avril 1914, quelques mois avant le début de la grande guerre.
Elevé par sa mère jusqu'au retour de son père après l'armistice, il avait apprit très tôt à être autonome dans cette vie de labeur.
A dix ans, il se voyait déjà reprendre les terres de son père, travailler l'agriculture, s'occuper de ses quelques vaches, et mener une vie simple et apaisée.
Katsuki était un jeune homme vaillant, les charges lourdes et les journées de travail qui s'étiraient jusque tard le soir ne lui faisaient pas peur.
Sa musculature le montrait, bien qu'elle ne fût pas particulièrement mise en valeur dans ses vêtements de paysan.
Pourtant, malgré son désir de vivre du travail intense de ses bras, il avait fallut s'adapter aux difficultés de ce monde, à cette époque où l'agriculture traversait une crise financière.
Les prix chutant, les paysans voyaient l'argent leur faire de plus en plus défaut, et ses parents, malheureusement, ne faisaient pas exception.
Les économies s'amenuisaient au fil des mois, et le quotidien devenait pénible, un peu plus chaque jours.
Ainsi, au lendemain de son dix-huitième anniversaire, il lui avait fallut se résoudre à décharger ses parents d'une bouche à nourrir.
A contre cœur, et sur les recommandations d'une amie de longue date de sa mère, il avait répondu à une petite annonce pour un poste de cuisinier, au service d'une famille fortunée, à quelques dizaines de kilomètres de chez lui.
Avant ce jour, il n'avait jamais mis les pieds dans un train à vapeur, encore moins dans une si grande ville.
Pour l'occasion, sa mère avait fait retailler, au prix de leurs dernières économies, un élégant costume, bien que presque passé de mode, qui lui allait à ravir, selon elle.
Lui ne se sentait que plus mal à l'aise, ses bretelles le gênaient dans ses mouvements, les semelles de ses chaussures trop raides l'incommodait, et il trouvait que les boutons délicats de ses manchettes s'accordaient particulièrement mal à ses mains usées par la culture de la terre.
S'arrêtant près d'une petite usine inconnue, essuyant vulgairement la sueur de son front d'un geste tout à fait malpoli pour l'endroit où il se trouvait, il tirait de sa poche un morceau de papier plié en quatre.
Dessus, il vérifiait une dernière fois le plan approximatif qui lui avait été dessiné pour se repérer jusqu'au manoir de ses nouveaux employeurs.
Puis, traversant plusieurs routes, évitant maladroitement des voitures qu'il n'avait pas pour habitude de côtoyer, il atterrissait après plusieurs minutes de marche à l'orée d'un petit chemin de calcaire.
Levant les yeux vers l'immense bâtisse, qui se situait quelques centaines de mètres plus loin, il prit d'abord le temps de réajuster ses manches et ses bretelles avant de s'avancer dans l'allée.
Quelques petits cailloux blancs roulaient sous ses semelles alors qu'il tentait d'adopter une démarche adéquate.
Katsuki n'était pas fait pour ce monde, se tenir droit et bienséant ne lui correspondait pas, mais il ne pouvait pas se permettre de faire mauvaise impression en passant les portes du manoir.
Ce poste représentait une opportunité unique, et il lui fallait à tout prix le garder.
Face à lui se dessinait, au fil de ses pas, la structure baroque de la bâtisse qu'il devinait ancienne, bien que parfaitement entretenue.
L'extérieur du bâtiment présentait de nombreuses colonnes et ornements propres à l'époque supposée de sa construction, et Katsuki se perdit un moment dans sa contemplation.
D'ici, et tenant compte du jardin parfaitement soigné, il devinait facilement une fine décoration intérieure.
Les gens qui vivaient ici possédaient de toute évidence beaucoup d'argent, et la crise économique que traversait le monde paysan devait leur passer bien au-dessus de la tête.
Sur ses idées, repensant avec un goût d'amertume à ses parents restés seuls sur leur maigre propriété, il se décidait enfin à prévenir de son arrivée en cognant le heurtoir, représentant un visage aux yeux fermés, contre la lourde porte en bois.
Redressant ses épaules et son menton pour se présenter fièrement, il attendait en silence que quelqu'un vienne lui ouvrir.
Puis, accompagnée du grincement des vieux gonds, la poignée s'abaissa pour laisser apparaitre une jeune femme aux traits joyeux.
Ses grands yeux sombres soulignaient un regard enfantin au milieu de son visage souriant, et un foulard épais couvrait l'entièreté de sa chevelure.
Elle ne devait pas avoir plus de seize ans, et Katsuki courba poliment sa colonne vertébrale en se présentant, expliquant être le nouveau cuisinier de ce manoir.
- Oh, nous t'attendions en effet. Je m'appelle Mina, je m'occupe de l'entretien intérieur du manoir.
Gaiement et sans lui laisser le temps d'être surpris, elle l'invitait déjà à le suivre dans la grande pièce principale, et Katsuki découvrait pour la première fois son nouvel environnement.
Bien loin de la simplicité de sa petite maison de campagne, ses yeux s'écarquillaient sur chaque détail.
Une table immense, capable d'accueillir tout son village d'enfance, des lustres faisant au moins deux fois sa taille pendus au plafond, et de somptueuses statues taillées dans la pierre blanche décoraient l'endroit avec beaucoup de finesse.
Au dessus de lui, il devinait un étage au bout du double escalier en bois brut et, l'oeil attiré par trop d'éléments d'un coup, il tournait sur lui même à s'en donner le vertige.
- Tu n'auras pas accès à toutes les pièces, les quartiers personnels de la famille sont interdits pour nous. J'ai le droit de m'y rendre uniquement pour le ménage. En ce qui te concerne, tu pourras aller et venir à ta guise dans la cuisine et le salon pendant tes heures de travail, ainsi que dans l'aile des domestiques le reste du temps. C'est là bas que se trouvent nos chambres.
Ecoutant à moitié, saisit par sa contemplation, il la suivait docilement à travers la pièce alors qu'elle lui indiquait la cuisine, expliquant qu'il pouvait y faire tout ce qu'il lui chantait, du moment que leurs employeurs restaient satisfaits de ses préparations.
Katsuki aimait cuisiner, il n'en avait presque jamais le temps quand il travaillait la terre de sa propriété familiale, mais il aimait ça et il s'impatientait de pouvoir s'atteler à la tâche.
Puis, le guidant vers un petit couloir du rez-de-chaussée, derrière une porte dissimulée par des décorations gravées dans le bois, elle lui fit finalement visiter l'aile des domestiques, bien plus triste et sombre que le reste du manoir.
Ici se trouvaient quatre petites chambres, juste assez grandes pour un petit matelas simple et une fine armoire en bois, ainsi qu'une petite salle d'eau commune au fond du couloir.
Arrivant devant la deuxième porte à droite, Mina abaissa délicatement la poignée pour lui permettre de voir à l'intérieur.
- C'est ta chambre, on a de la chance d'en avoir une chacun, ce n'est pas donné à tous. La mienne est à côté. En face, il y a celle d'Eijiro, c'est notre jardinier !
Son visage éclairé se teinta subitement de quelques rougeurs à l'évocation de ce garçon, et Katsuki devina une potentielle romance entre elle et le jardinier du manoir.
Puis, pointant la dernière porte du doigt, elle poursuivit :
- Celle-là, c'était celle du vieux Toshinori, l'ancien cuisinier, mais il est parti il y a peu, l'âge le rattrapait ... Pour le moment, elle reste inoccupée, mais la rumeur court que la famille cherche une seconde personne pour le ménage. Ce serait super si je pouvais partager mon travail avec une autre personne, ce manoir est immense.
Les épaules de la jeune femme s'affaissèrent en repensant à la quantité de travail qu'elle abattait chaque jour, seule pour toutes ces pièces.
Puis, Katsuki déposa rapidement sa petite valise sur le matelas posé à même le sol, avant de quitter le petit corridor, rejoignant à nouveau la pièce principale et ses somptueuses décorations.
Encore un peu perdu, stupéfait par tant de richesse, il suivait d'une oreille distraite la visite guidée de la jeune femme.
- Madame et monsieur sont chez des amis pour la journée, nous ne les verront pas avant ce soir, leurs enfants viennent de temps en temps mais pas très souvent, ils ont leurs propres résidences. Et la mémé doit dormir dans sa chambre.
Surpris par cette formulation malpolie, Katsuki fronça les sourcils en stoppant ses pas, dévisageant la jeune femme d'un air interrogatif.
Puis, riant sincèrement de son expression confuse, elle ajouta quelques explications.
- Monsieur et Madame sont nos employeurs, mais ce manoir appartient à la mère de monsieur. C'est une vieille dame, que nous avons l'habitude d'appeler la mémé. Elle est très gentille tu verras, bien plus que son fils et sa belle-fille. Elle vient souvent discuter avec nous le soir après le travail.
Enfin, sur ces dernières précisions, Katsuki se vit trainer vers le jardin, y faisant alors la rencontre d'Eijiro, occupé à tailler les buissons du bel extérieur.
Le garçon portait des cheveux noirs comme la nuit, étonnement longs pour un homme à cette époque où les extravagances de ce genre rebutaient la société.
Son sourire, aussi grand que celui de la jeune Mina, transpirait une joie de vivre infinie, et Katsuki trouva bien vite sa compagnie agréable.
Qui plus est, il travaillait bien, chaque fleur semblant avoir été façonnée selon des critères stricts, et aucune branche folle ne dépassait d'aucun arbuste.
Ce jour-là, après s'être remit de ses émotions et découvertes, Katsuki profitait de ses dernières minutes de calme avant le début de son travail pour rédiger une lettre à ses parents.
Racontant le manoir, le jardin, et les deux autres domestiques, il s'efforçait de se montrer rassurant à travers ses mots.
Même s'il souffrait déjà d'être loin de chez lui, il tenait à ce qu'ils n'en sachent rien, pour ne pas les inquiéter.
¤
La vie là-bas se résumait à son travail dans la cuisine, au service de la famille qu'il ne voyait presque jamais, ainsi qu'à quelques conversations simples avec ses deux nouveaux amis dans le couloir des domestiques.
Malgré son utilité au sein du manoir, il ne conversait jamais avec ses employeurs et ne savait presque rien d'eux.
Même leurs noms lui échappaient la plupart du temps.
La mémé, tel que l'appelaient Eijiro et Mina, lui souriait à chaque fois qu'il traversait le salon pendant le repas, elle était d'ailleurs la seule à le faire.
La vieille femme, ratatinée par les années, portait toujours un chignon très serré sur le sommet de son crâne, ainsi qu'une tenue simple et ample pour, comme elle le disait elle-même, faciliter les mouvements de ses vieilles articulations.
Il était vrai également qu'elle rendait parfois visite aux trois domestiques en fin de journée, et qu'elle prenait plaisir à discuter avec eux.
Elle leur parlait de son enfance, de sa jeunesse, de la guerre et de la bataille qui avait coûté la vie de son second fils en 1916.
Alors, en pensant à son père et à la solitude de sa mère élevant seule un enfant pendant quatre années, Katsuki se disait qu'il avait de la chance de ne pas avoir à subir l'enrôlement.
Le travail en cuisine s'avérait passionnant, il adorait ça, et ses employeurs semblaient conquis par ses talents.
Il avait un toit sur sa tête, de la nourriture pour manger à sa faim, un matelas confortable pour dormir la nuit, et gagnait même un peu d'argent qu'il envoyait à ses parents par le biais des services postaux.
Bien que sa terre natale lui manquait, il jouissait de sa nouvelle vie dans le manoir.
Il ne sortait que deux fois par semaine pour se rendre au marché, et le reste du temps, il profitait du calme de la propriété.
Il prenait ses habitudes dans ces lieux, il s'y sentait bien, il mangeait bien, et dormait bien.
Les nuits étaient calmes, loin de l'agitation de la ville, rien ne perturbait jamais son sommeil de plomb après une longue journée.
Toutefois, un soir pourtant semblable à tant d'autres soirs, il découvrit pour la première fois, juste avant de s'endormir, une mélodie traversant les murs de sa chambre.
Jamais auparavant il ne l'avait entendu et, curieux, il se redressa doucement dans son lit pour l'écouter attentivement.
La mélodie délicate et complexe du violon se reconnaissait parfaitement à travers les notes douces et, cette nuit là, il décida de rester éveillé longtemps pour en profiter.
Le son semblait venir de l'étage supérieur, là où se trouvait les quartiers personnels de la famille et, même s'il n'avait aucune connaissance en musique, il devinait un interprète doué et habile.
Sans doute un de ses employeurs, même s'il ne pouvait dire s'il s'agissait de monsieur ou de madame.
Avec ses connaissances en solfège inexistantes, il n'était capable d'identifier aucune note, mais elles berçaient ses tympans avec beaucoup de légèreté.
Jusqu'au milieu de la nuit, gaspillant son sommeil pour se délecter de la musique, il garda ses yeux grands ouverts et ses oreilles attentives.
Le matin suivant, il eût bien du mal à se tirer de son sommeil, mais il ne regrettait pas d'être resté éveillé pour écouter le violoniste et son instrument.
Il n'en parla à personne malgré tout, comme s'il avait eu la sensation d'avoir partagé un moment d'intimité avec le musicien, il voulait garder ça pour lui.
A partir de ce jour, le violoniste joua toutes les nuits, et Katsuki continua de l'écouter en secret.
Toujours la même mélodie, le même air, les mêmes variations, mais il ne s'en lassait jamais, et s'endormait chaque soir en se laissant bercer par la musique.
Qui que soit son virtuose, il accompagna son sommeil pendant des semaines et des semaines.
S'attachant à ce plaisir simple et réconfortant, Katsuki se plaisait à imaginer les mains habiles du violoniste sur son archet.
Puis, le matin il n'en disait plus rien.
Ni à Mina, qui frappait à sa porte pour le réveiller, ni à Eijiro, qui passait régulièrement dans sa cuisine pour y déposer des légumes fraîchement ramassés, ni à la mémé, qui s'entêtait pourtant à lui poser des questions sur sa vie d'avant le manoir.
Le secret du violoniste demeurait le sien, comme une confidence murmuré au creux de l'oreille, et il tenait à le garder pour lui, espérant que le violoniste continuerait de faire danser ses rêves.
¤
Un soir de novembre, fatigué par l'automne et ses journées de pluie, il s'allongea sur le dos en croisant ses bras derrière sa tête.
Attendant que son musicien se mette à jouer pour apaiser son cœur lourd du mal du pays, il ferma les yeux, le corps emmitouflé dans la couverture qui couvrait son lit.
Ecouter le violoniste était désormais un rituel, et il lui semblait qu'il ne se sentait plus capable de s'endormir sans entendre cette ritournelle.
Comme chaque soir, la mélodie s'élevait au-dessus de sa tête alors que la pièce demeurait plongée dans le noir, et sa respiration s'apaisait au fil des notes.
L'esprit bercé par la musique, il souriait dans le vide en balançant légèrement sa tête au rythme de la ritournelle.
Même s'il ne pouvait mettre de nom sur les notes, faute de connaissances en solfège, il commençait à les distinguer correctement les unes des autres.
Il s'agissait toujours de la même mélodie et, se gravant dans sa tête, il lui arrivait même parfois de la fredonner la journée.
S'apprêtant alors à s'endormir, il s'enfonça dans le matelas pour entrer dans un rêve, voyant les lumières et les couleurs de ses songes se mettre à danser au rythme du violon.
Puis, rouvrant subitement les yeux, il remarqua tout à coup que les notes se déplaçaient maintenant à travers le manoir, au-dessus de lui.
C'était la première fois que son violoniste se baladait pendant sa prestation, et il redressa soudainement son corps pour s'assoir, repoussant la couverture sur ses jambes.
Ecoutant attentivement les déplacements de la musique, sa curiosité l'emporta finalement, et il quitta complètement son matelas.
Se relevant dans le noir, il avança lentement jusqu'à la porte, constatant avec une certaine surprise que le violoniste jouait à présent tout près de l'aile des domestiques, en bas des grands escaliers.
Hésitant un instant, il se décida quand même à sortir, pour marcher sur la pointe des pieds dans le couloir, alors faiblement éclairé par une petite ampoule jaune pendue au plafond.
Atteignant la porte dissimulée de leur quartier, il plaqua son oreille contre le bois pour écouter de plus près.
La mélodie si proche de lui, il ferma les yeux en reconnaissant toutes les notes qui berçaient son sommeil chaque nuit.
Imaginant davantage les gestes graciles de son interprète, il souriait pour lui même en inspirant calmement.
Il se prit soudain l'envie de croiser le regard de son virtuose, au moins pour savoir de qui il s'agissait, pour le regarder jouer.
Parce qu'il en avait envie, tout simplement.
Pressant doucement la poignée, il fronça cependant les sourcils quand les gonds grincèrent malgré sa délicatesse, trahissant sa présence.
Soudain, une fausse note vrilla la mélodie douce, et Katsuki se sentit mal à l'aise d'avoir été repéré, ainsi que d'avoir perturbé le musicien.
Gêné, faisant immédiatement demi tour, il regagna sa petite chambre en se laissant choir dans le matelas.
Cette nuit-là, le violoniste ne joua plus après cet incident, mais Katsuki espérait tout de même qu'il reviendrait le lendemain.
Et il revint, le soir suivant.
Katsuki se sentait soulagé de l'entendre encore et, pour ne plus le déranger, il se contentait désormais de suivre d'une oreille attentive les déplacements de la musique à travers les murs, alors que le violoniste se promenait encore dans le manoir.
Toujours la même musique, la même intensité, et le même plaisir pour Katsuki, qui sentait à chaque fois son cœur et sa poitrine s'imprégner des notes douces.
A force de l'écouter se balader, nuit après nuit, il avait même fini par apprendre par cœur son trajet, le musicien suivant systématiquement le même parcours.
Il savait à l'avance vers quelle direction tourner sa tête au fil de la musique pour profiter pleinement de chaque note jusqu'à l'endormissement.
Même lorsqu'il l'entendait passer tout près de l'aile des domestiques, il n'essayait plus d'aller à sa rencontre, craignant de le vexer.
Et puis, un soir gris du mois de décembre, il fut surpris lorsque le musicien changea de route, pour la première fois.
Contrairement à ses habitudes, cette nuit là, il ne tourna pas en direction de la grande table de la pièce principale en arrivant en bas des escaliers.
A là place, Katsuki l'entendit évoluer au plus près des murs de l'aile des domestiques, s'approchant de lui comme jamais auparavant.
Semblant voler dans l'air, la musique traversa soudain la porte du couloir, et Katsuki se redressa d'un coup, comme dans un sursaut, alors que la lumière jaune de la vieille ampoule passait discrètement sous sa porte.
Le violoniste semblait alors jouer juste de l'autre côté de sa chambre, à quatre pas de lui.
L'ombre déformée d'une paire de jambes glissa sur le sol, et Katsuki sentit tout à coup sa bouche s'assécher à mesure qu'il décidait de s'approcher de son interprète.
Il ne voulait plus l'embêter, mais il se tenait si près, il ne pouvait plus s'en empêcher.
Tout juste séparés par une paroi de bois, il pressa doucement la petite poignée, le cœur battant plus fort qu'à l'habitude, prêt à ouvrir pour découvrir le visage du violoniste.
Les doigts crispés d'impatience et la gorge gonflée de l'envie de voir enfin son visage, il retint son souffle en tirant légèrement sur la porte.
Soudain, une fausse note vrilla une nouvelle fois la mélodie douce, et il entendit alors les pas du musicien s'éloigner rapidement de lui, comme prenant la fuite, disparaissant dans l'ombre du couloir.
Frustré de l'avoir encore loupé, il soupira en regagnant son lit, sachant d'avance que le violoniste ne jouerait plus avant le lendemain soir.
Un instant, il se demanda tout de même si Eijiro et Mina avaient pu entendre le violoniste.
Si près de leurs chambres, peut être jouait-il pour eux au final, et non pour lui.
Ou peut être ne jouait-il pour personne, si ce n'est pour lui même, pour le manoir, pour la musique.
Peut être se faisait-il des idées depuis le début.
¤
Malgré tout, depuis la précédente fuite du musicien, découvrir son identité était devenu une obsession pour Katsuki, qui n'en pouvait plus de l'entendre jouer si près de lui sans savoir de qui il s'agissait.
Il avait l'impression de vivre une relation à distance, avec un musicien qui semblait toujours savoir où le trouver mais qui disparaissait à chaque fois au moment de croiser leurs regards.
Trahissant alors quelques bribes de secret, il interrogea Eijiro et Mina un mardi matin.
Réunis dans le couloir, profitant des dernières secondes de répit avant le début de la journée de travail, il s'efforçait de ne pas trop en dire non plus pour conserver l'intimité de son violoniste.
- J'ai cru entendre un instrument cette nuit. Quelqu'un joue ici ?
Brossant ses cheveux clairs, Mina haussa les épaules et tirant sur un nœud coriace.
- Aucune idée. Madame souffle dans sa flûte des fois, mais c'est loin d'être agréable à entendre.
Riant de sa propre remarque, elle se tourna ensuite vers Eijiro afin qu'il l'aide à nouer son foulard, et le jardinier précisa à son tour :
- La mémé jouait quand elle était plus jeune. Du piano et du violon. Je ne l'ai jamais entendu, il y a longtemps qu'elle n'en fait plus. Mais le vieux Toshinori en a déjà parlé deux ou trois fois à l'époque où il vivait encore ici.
Katsuki imaginait mal la veille dame monter et descendre les escaliers en pleine nuit, les deux bras sur son violon et les jambes en équilibres sur les marches.
Alors, faute d'être satisfait par cette révélation futile, il décida finalement de mener son enquête.
Discrètement, il se mit à sortir de plus en plus souvent de sa chambre tard le soir, s'aventurant dans le manoir à pas de loup en espérant y trouver, une nuit, une trace quelconque de son violoniste.
Il brulait d'envie de découvrir son identité, de le regarder dans les yeux, et de le voir jouer devant lui.
A travers sa musique, il pouvait deviner les mouvements gracieux de ses bras et de son archet sur les cordes du violon.
Ainsi, il lui arrivait parfois de se cacher dans la cuisine, en attendant que la musique s'élève.
Comme un hors la loi, il se déplaçait furtivement et silencieusement, avec l'espoir de piéger enfin le musicien qui berçait ses nuits.
Et un soir de février, après des semaines de quêtes infructueuses alors que violon se taisait a chaque fois qu'il se faisait repérer, ses efforts allaient enfin payer.
Suivant la musique dans ses tympans, il gravissait très doucement les marches qui menaient aux quartiers personnels de ses employeurs.
Il n'avait pas le droit de s'y rendre, mais la mélodie venait de là-haut, et le virtuose comprendrait sa présence s'il expliquait poliment que sa musique l'hypnotisait depuis maintenant près de cinq mois.
Courbant son dos pour ne pas se faire remarquer, il atteignit finalement la dernière marche, et posait un pied sur le sol des quartiers inconnus.
Un large couloir s'ouvrait alors devant lui, légèrement éclairé par les rayons de la lune à travers les fenêtres, et il évita de faire grincer le parquet en le parcourant le plus légèrement possible.
Passant devant des portes fermées et quelques statues de femmes et d'hommes figés dans la pierre, il prenait appui contre le mur pour alléger ses pas.
Tournant une première fois à droite, relevant le menton vers le bout du couloir, il s'arrêta subitement quand une ombre masculine se profilait enfin, à quelques mètres de lui.
De dos, le violoniste, qu'il pouvait enfin voir pour la première fois, jouait sa mélodie avec beaucoup de grâce.
Katsuki voyait ses épaules et ses bras se balancer élégamment sur son instrument, et sans pouvoir s'en empêcher, il s'avança encore pour le voir de plus près.
A son mouvement, une latte en bois sur le sol grinça alors d'un son aigu, et une fausse note vrilla encore la mélodie du violoniste interrompu.
Craignant de le voir encore prendre la fuite, Katsuki s'immobilisa en levant les bras au dessus de sa tête, murmurant entre ses dents pour ne se faire entendre que du virtuose.
- Disparais pas.
Dans la semi pénombre, le musicien se retourna lentement, sans faire le moindre bruit, et les reflets bleus de la nuit baignèrent soudain son visage.
Katsuki resta bouche bée devant lui, alors que le violoniste inclinait sa tête sur le côté en relâchant ses bras le long de son corps, tenant son archet dans une main, le manche de son violon dans l'autre.
Malgré le manque de lumière, Katsuki sut immédiatement qu'il n'avait jamais vu cet homme auparavant.
Portant une simple tenue de nuit claire sur son corps finement taillé, le jeune inconnu du violon s'avança lentement d'un pas, révélant les détails de son visage à travers un filet de lumière nocturne, dessinant alors ses yeux dans la nuit.
Ses grands iris verts, pareils à deux émeraudes polies, brillaient d'un éclat radieux à travers tout le couloir, reflétant la lune et la nuit, et les mèches ondulées de ses cheveux foncés venaient chatouiller son front.
Un sourire sincère, bien que discret, s'étirait sur son visage, soulignant les traits de ses lèvres et le galbe de ses pommettes.
Bien qu'il demeurait muet, Katsuki eut pourtant l'impression de l'entendre murmurer dans l'air, comme un chuchotement secret, un souffle au creux de son tympan.
- Toi non plus.
Hypnotisé par son apparition, il resta figé dans le couloir, à l'admirer et à tracer les contours de sa silhouette avec ses yeux.
Son cœur résonna étrangement entre deux battements soudain incertains, sa poitrine palpita d'une onde nouvelle, et un nœud apparût dans sa gorge sans qu'il n'en connaisse l'origine.
Une vibration sourde lui secoua l'estomac, il eut soudain l'impression que ses pieds ne touchaient plus le sol.
Comme sur un bateau, son corps tanguait, hors de son contrôle, et il n'entendait plus sa respiration.
L'inconnu, qui qu'il soit, éveilla un sentiment inédit au fond de lui, sans savoir dire comment et pourquoi, il le trouva beau.
Magnifique même, bien qu'il ne trouvait pas de mot suffisamment fort pour le décrire dans toute sa magnificence.
Le course des aiguilles sembla tout à coup s'interrompre dans le couloir, le temps d'un clignement d'oeil, ou le temps d'un siècle, et Katsuki sursautait subitement sur lui-même quand le plancher grinça soudain bruyamment sous son poids.
Craignant de se faire prendre en flagrant délit alors que l'écho d'un mouvement traversa une porte fermée à sa gauche, il s'empressa de prendre la fuite.
Tournant le dos à son violoniste, pourtant si longtemps cherché, il l'abandonna là sur un dernier regard.
Les quartiers personnels de ses employeurs lui étaient interdit, et se faire attraper ici en pleine nuit aurait pu lui couter son poste.
Alors, dévalant les escaliers au pas de course, il regagna sa petite chambre de domestique et s'y enferma, le cœur battant à tout rompre et le souffle court.
L'adrénaline crépitait à son estomac, se mélangeant aux résidus des émotions venues de nul part que le violoniste venait de déclencher en lui, et il se laissa tomber sur son matelas, priant pour ne pas avoir été démasqué.
¤
Après cet incident, il eut la sensation de marcher sur des œufs toute la journée du lendemain.
Inquiet à l'idée d'avoir été repéré, il se faisait tout petit dans le manoir, cuisinant et marchant en silence.
Personne ne lui fit de remarques, mais il resta tout de même sur ses gardes et, pour compenser sa faute, il décida de s'atteler à nettoyer la cuisine de fond en comble un peu après quatorze heures trente.
Triant les aliments, relavant les gamelles en fer trop rarement utilisées et qui prenaient la poussière, il se concentra à sa tâche des heures durant.
Repensant malgré lui au visage de son violoniste, revoyant à ses songes les traits de sa bouche et la forme de ses yeux, il fredonnait sans s'en rendre compte sa ritournelle.
Pendant qu'il essuyait une cuillère en bois, il croisa Mina alors qu'elle passait près de la cuisine, et il discutèrent finalement quelques minutes, profitant de l'absence de leurs employeurs pour faire une petite pause clandestine.
Puis, alors que la jeune femme s'en alla pour rejoindre son amoureux dehors, probablement occupé à retourner la terre du petit potager, il se concentra à nouveau sur sa vaisselle.
Bien que se sachant alors seul, ou presque, dans le manoir, il tenait à faire bonne figure, au cas où quelqu'un fût au courant de son intrusion dans l'aile supérieure.
Ce travail valait de l'or, il ne pouvait pas le perdre.
Ses parents avaient besoin de l'argent qu'il leur envoyait, et il avait besoin de ce toit sur sa tête.
Enfin, alors qu'il terminait son grand nettoyage, lavant le sol avec une serpillère, il se fit surprendre par un ricanement dans son dos.
Sursautant, il manqua de renverser le seau pendant qu'il essorait l'épais linge blanc entre ses mains.
Se retournant brutalement, il se sentit tout à coup rassuré en tombant face à la vieille dame et son chignon très serré sur sa tête.
Trainant son petit corps ratatiné jusqu'à lui, elle croisa ses bras sous sa poitrine en plissant les yeux, le dévisageant de toute sa hauteur.
- C'est toi qui te promenait cette nuit à l'étage ?
Soudain nerveux, sentant l'adrénaline lui secouer à nouveau l'abdomen, il détourna le visage de honte en remontant ses épaules.
Mal à l'aise, il n'osa rien dire pendant un long moment, se contentant d'attendre qu'elle reprenne la conversation toute seule.
- Tu avais envie de visiter ? Il suffisait de demander.
Interloqué, il buta son regard dans ses petits yeux ridés en se mordant la langue pour s'empêcher de dire une bêtise.
Puis, face à son silence, elle poursuivit :
- Aller viens ! Je vais te faire visiter.
Retrouvant enfin la parole, il secoua la tête en se penchant à nouveau au dessus de son seau plein d'eau.
- Je n'ai pas le droit d'aller là-haut.
- Mon fils t'emploie peut-être, mais ce manoir m'appartient encore jusqu'à ma mort, j'en fais bien ce que je veux. Aller, suis moi.
Timidement, abandonnant sa serpillère humide sur le sol de la cuisine, il accepta finalement son invitation sans broncher, grimpant lentement les marches derrière elle sans jamais la devancer.
Atteignant l'étage, il se surprit à repenser encore au visage de son violoniste inconnu dans les couloirs, la nuit passée, et il plissa le front en se demandant pourquoi il ne l'avait jamais vu avant.
Sauf preuve du contraire, seuls ses employeurs et la mémé vivaient ici, en dehors de lui et des domestiques.
Les enfants de la famille venaient effectivement quelques fois et, s'il est vrai que Katsuki ne les voyait passer qu'en coup de vent, il lui semblait bien qu'il ne s'agissait pas de l'un d'eux.
Taisant néanmoins ses interrogations, il continua de suivre son guide à travers les pièces, découvrant les chambres et les somptueuses salle d'eau.
- Ici, c'est le couloir principal. Ce manoir regorge le pièce cachées et secrètes, mais nous y allons rarement à vrai dire.
Les quartiers de la famille arboraient des décoration fines et délicates, et l'éclairage y était bien meilleur que dans l'aile des domestiques.
De beaux draps blancs couvraient les lits parfaitement refaits, et Katsuki imagina Mina s'appliquer à les disposer correctement sur les matelas chaque matin.
Traçant leur visite dans d'autres couloirs, découvrant d'autre pièces, ils traversèrent finalement un large corridor aux murs couverts de grands portraits sur toiles.
- Toute la famille se fait faire son portrait, depuis des générations. J'ai toujours trouvé ça très pompeux, mais puisque c'est la tradition ...
Passant entre les visages peints, reconnaissant d'ailleurs ceux de ses employeurs, ainsi que les traits de la mémé avec quelques dizaines d'années en moins, il s'arrêta subitement devant un tableau parmi les tableaux.
Des dorures discrètes illuminaient élégamment le cadre en bois, soulignant délicatement le buste dessiné de son modèle.
Ouvrant de grands yeux stupéfaits, Katsuki reconnu soudain le regard envoutant de son violoniste.
A travers le coup de pinceau de l'artiste talentueux, il découvrit de plus près les détails de son visage, dénombrant sur ses joues des tâches de rousseur discrètes.
Il ne les avait pas remarquées la nuit précédente, à cause de la lumière trop pâle de la lune, mais celles ci rendaient son inconnu encore plus beau.
Les nuances de sa peau et de ses iris, parfaitement retranscrites, hypnotisaient son attention, et il s'avança vers la toile en inclinant la tête sur le côté.
Encore, et toujours sans pouvoir le justifier, il le trouva magnifique, et sa poitrine pétilla à nouveau.
Une petite vague sous le sol lui secoua les genoux, soulevant un vertige venu de nul part à travers sa gorge.
- Ce tableau t'intrigue ?
Sursautant à la voix de la vieille dame, venue le rejoindre pour se poster à côté de lui, il coula un bref regard vers elle avant de se reconcentrer sur le visage du violoniste.
- Qui est-ce ?
- Izuku Midoriya.
Son nom traversa soudain ses tympans, et son estomac se souleva comme s'il flottait sur une mer agitée par la tempête.
- Il vit ici ?
- Bonté divine, heureusement que non, ou alors nous aurions un véritable problème.
Sa remarque l'interpella au plus haut point, il était pourtant certain de l'avoir vu la nuit passée, jouer du violon dans les couloirs de l'étage.
Ils s'étaient même regardé et, bien que restant loin de lui, il avait senti sa présence tout près de sa peau et de son cœur.
En se tournant vers elle, il plissa le front d'incrédulité alors qu'elle poursuivait :
- C'est l'un des premiers à avoir foulé ces terres. C'est son père qui a fait bâtir ce manoir, à la fin du XVIe siècle.
Comme s'il venait de se briser un os, un craquement retentit soudain à travers sa poitrine, et il recula d'un pas sous la surprise.
Ouvrant de grands yeux pétrifiés, il fixa à nouveau son regard sur le visage du violoniste, suivant des yeux les courbes de son front et de ses joues.
Repensant à toutes ces nuits, bercées par la mélodie du violon à travers les murs, il sentit tout à coup sa respiration s'accélérer et devenir incertaine.
- Que se passe t-il ? Tu ne te sens pas bien ?
L'esprit brouillé par les souvenirs de la silhouette du musicien dans le couloir, les tympans emplit de sa mélodie, il secoua la tête à plusieurs reprises, tentant de faire le tri dans ses pensées désordonnées.
Il demeurait certain d'avoir vu le violoniste, et de l'avoir entendu jouer, chaque nuit pendant des semaines, d'avoir aimé sa musique, d'en être tombé sous le charme.
Il se souvenait même de son ombre, couchée sous la porte de sa chambre de domestique un soir où il n'avait pas réussi à l'atteindre de plus près.
Tanguant sur ses jambes, un étrange sentiment de deuil profond s'éveillait sous sa gorge, semblant souffrir de la perte réelle d'un être cher.
Baigné d'incompréhension, sa poitrine s'étirait douloureusement alors qu'il revoyait en boucle le sourire discret de son violoniste, se demandant alors comment se faisait-il qu'il ait pu le voir.
Parce qu'il l'avait vu, il ne l'avait pas rêvé.
Sans répondre à la vieille femme, gardant son attention rivée sur les traits angéliques de cet homme mystérieux, il soupira de frustration et de doutes.
Puis, dans un murmure, semblant ne pas vouloir le déranger dans sa contemplation, elle intervint à nouveau :
- Il te fascine ?
Muet, absorbé par l'image qui lui faisait face, il ne parvenait plus à lui répondre, sentant son cœur s'embraser, consumant dans ses flammes le souffle de ses poumons.
Alors, encore, elle ajouta :
- Je te comprend. Quand j'étais jeune, je passais des heures à regarder son portrait, à chercher à lire dans ses yeux si impressionnants. Le reste du temps, je fouillais les archives de nos aïeux pour trouver des informations à son sujet.
Retrouvant soudain un peu de lucidité, il se retourna subitement vers la vieille femme, haussant les deux sourcils en même temps.
- Les archives ?
Alors qu'elle riait de sa réaction, elle amorça un pas vers le fond du couloir, l'incitant à le suivre d'un geste de la main.
- Oui. Je peux te montrer si tu veux.
Malgré tout encore embrouillé, il l'a suivit sans y réfléchir, marchant malhabilement à travers le couloir tout en continuant de jeter quelques coups d'oeil derrière lui, surveillant le portrait du violoniste immobile.
Puis, atteignant une large porte sculptée d'arabesques délicates, ils entrèrent ensemble dans une pièce semblable à un bureau.
Les murs bordés d'étagères supportaient fièrement près d'une centaine de livres plus ou moins jeunes, certains lourdement attaqués par le temps, d'autres jouissant encore de pages fraiches.
L'invitant à prendre place sur un fauteuil gris arborant dignement deux longs accoudoirs en bois, elle fouilla parmi les manuscrits, continuant en même temps de parler dos à lui.
- Ce n'était pas un garçon comme les autres. Il ne connaissait ni l'avarice ni la luxure. Au milieu de ce monde d'opulence, il se moquait des richesses de son père. La guerre et la gloire ne l'intéressaient pas, contrairement aux hommes de cette époque.
Passant ses doigts sur les tranches jaunies de quelques bouquins, s'exclamant de satisfaction en trouvant celui qu'elle cherchait, elle ajouta doucement :
- Il éveillait la curiosité dans les esprits, malgré la grande renommée de son père, il se faisait discret et mystérieux.
Enfin, sortant le livre rongé par le temps, soufflant la poussière accumulée sur les pages, elle s'assit lentement près de lui en manipulant précautionneusement le papier abîmé.
- Loin de prendre du plaisir à mettre en avant sa fortune et la réussite de sa famille, il préférait jouer du violon dans les couloirs du manoir, au grand dam de son père.
Le son du violon semblait maintenant bourdonner dans ses oreilles alors qu'elle lui souriait, et son ventre se nouait d'une profonde tristesse en imaginant le garçon aux yeux d'émeraudes jouer seul dans les couloirs, attendant peut-être que quelqu'un daigne l'écouter.
- Il aimait écrire aussi, il tenait un journal et noircissait des pages et des pages chaque soir.
Pointant du doigt le manuscrit qu'elle tenait dans sa main, penchant le livre pour révéler à Katsuki une écriture fine et délicate tracée à la plume, elle précisa :
- C'est son journal. Il a bien failli être détruit à de nombreuses reprises, certains de nos aïeux considérant que ces écrits pouvaient ternir la réputation de notre famille par les secrets qu'il contient.
Tournant lentement les pages en veillant à ne pas les déchirer, elle chercha alors un passage en particulier, faisant glisser son index sur les inscriptions parfois effacées par le temps.
- Il parlait d'amour dans ses confessions, il parlait d'un homme, un inconnu croisé un matin de juillet 1603, sur le port. Un amour qu'il n'a vu qu'une fois, avant de passer le reste de sa vie à essayer de le retrouver. Oh, bien sûr, quand ses écrits furent découverts à sa mort, ce fût un scandale. Un homme aimant un autre homme ... Mais quelques personnes bienveillantes de notre famille se sont efforcées de protéger ce manuscrit pour qu'il ne disparaisse pas.
Hochant la tête, semblant vérifier une information sur le manuscrit, la mémé sourit alors de toute ses dents en fixant son regard marqué de rides dans les yeux de Katsuki.
- Dans l'espoir de retrouver un jour l'amour qui l'avait foudroyé sur le port, il le dessinait chaque jour, sur n'importe quel support. Des portraits de l'inconnu ont été retrouvés par centaines dans sa chambre le matin de sa mort. Le pauvre garçon s'est éteint avant son vingt-et-unième anniversaire, emporté par la tuberculose, sans avoir jamais retrouvé son inconnu.
Puis, en soupirant, elle referma le livre avant de croiser ses bras sous sa poitrine, poursuivant son récit :
- Malheureusement, tous ces portraits ont été détruits dès leur découverte, brûlés puis enterrés pour conserver le secret. Mais ceux qui ont eu la chance d'en voir un avant qu'ils ne disparaissent tous dans le feu décrivent un garçon jeune, à la peau claire et aux cheveux blonds. Ainsi que des iris rouges comme les flammes d'un cœur amoureux.
Soudain, comme frappé par la foudre, Katsuki sentit son corps se tendre et son souffle se bloquer à l'arrière de sa gorge.
Son rythme cardiaque s'envolait, et ses mains tremblaient maladroitement alors que la vieille femme souriait encore en le dévisageant.
- J'ai lu cette histoire tellement de fois, j'ai tant de fois imaginé qu'il puisse exister un moyen pour qu'il retrouve cet homme ... Et quand je t'ai vu arriver ici il y a quelques mois, j'ai pensé que le destin avait fini par faire son travail.
Puis, alors que Katsuki se sentait succomber de l'intérieur, elle murmura en prenant sa main dans la sienne :
- Qui sait. Après des siècles de recherches, peut-être t'a t-il enfin retrouvé. A moins que tu ne sois venu toi même ici pour le chercher.
¤
Ce soir là, le cœur encore chamboulé par les révélations de la mémé, l'image du violoniste encore gravée dans ses pupilles, il se coucha avec la sensation d'avoir avaler une enclume.
Le souvenir du virtuose, dont il connaissait désormais le nom, voguait derrière ses paupières fermées, et il se concentrait sur sa respiration pour retenir le spectre de sa silhouette dans ses songes.
Respirant calmement, il dessinait à sa mémoire les traits de son visage, ressentant au fond de lui les vibrations de sa voix, et jouant les notes de sa mélodie dans sa tête.
Intérieurement blessé de savoir que celui qui berçait ses nuits et son cœur depuis des semaines n'existait plus qu'à travers le spectre fantomatique des couloirs du manoir, il se retenait de trembler et de pleurer de son deuil.
Doucement, comme un murmure lointain, le son du violon s'éleva à nouveau progressivement autour de lui et, bien que n'étant pas certain qu'il soit réel ou dans se songes, il y accrocha son attention.
Espérant revoir un jour l'apparition magnifique du violoniste, il se concentra à suivre les déplacements de la musique à travers les murs.
Berçant ses oreilles et sa poitrine meurtrie, la composition douce apaisait lentement sa respiration et, sentant le matelas tanguer en dessous de son corps, il s'assit doucement sur son lit sans faire de bruit.
Se redressant avec beaucoup de délicatesse, décidé à revoir le visage de son violoniste, il quitta finalement sa chambre de domestique, traversant ensuite le petit couloir sobre, prenant garde à ne pas déranger le sommeil des deux autres, pour rejoindre la pièce principale.
Suivant les vibrations de la mélodie, il se dirigea dans les couloirs en cherchant du regard son musicien, priant de toutes ses forces pour qu'il se montre à nouveau.
Montant les marches, évoluant discrètement dans les couloirs, il se laissa guider jusqu'au corridor des portraits en veillant à ne pas faire craquer le plancher.
Passant devant plusieurs visages éclairés par la lune, il se posta près de celui d'Izuku Midoriya, devinant les traits élégants de son sourire à travers les maigres jets de lumière sombre.
Soudain, sa respiration se bloqua, et son cœur sembla s'arrêter alors que la musique résonna subitement dans son dos.
L'estomac douloureusement tordu par un flot d'émotion, sentant une vague faire tanguer le sol sous ses pieds, il se retourna pour faire face au violoniste.
Et soudain, au moment de croiser son regard, une fausse note vrilla encore une fois la mélodie quand leurs yeux se rencontrèrent.
Stoppant ses mouvements comme la veille, le violoniste relâcha ses bras le long de son corps en s'avançant de quelques pas, absorbant l'oxygène sur son passage.
Puis, autour d'eux, Katsuki sentit tout à coup flotter une odeur de sel marin, mélangée aux effluves d'une cargaison d'alcool, alors que des murmures lointains se formaient derrière lui.
Le sol se secoua en dessous de ses jambes et le bruit d'une vague douce lui parvint au moment où il fit, à son tour, un pas vers Izuku.
S'approchant de plus en plus, des souvenirs frappèrent son esprit comme autant d'éclairs lumineux dans la nuit noire.
Des souvenirs qu'il n'avait pas vécu, mais qui s'insinuaient en lui comme un reflet dans l'eau, et qui l'emportaient doucement vers un passé soudain libéré de l'emprise des siècles perdus.
Voyant son propre corps, marchant habilement sur un bateau arrimé, il entendait la foule sur le port, et qui ne prêtait guère attention à sa présence.
Chargeant une cargaison en évitant agilement l'agitation des autres hommes à bord, il se retournait vers le port juste avant le départ.
Et un regard le foudroyait sur place, au milieu de la foule.
Sur le quai, le visage d'un homme bousculait soudain son rythme cardiaque, secouant son corps d'un spasme tremblant, et il plongeait ses yeux dans les émeraudes de l'inconnu du quai, qui disparaissait progressivement à mesure que le bateau prenait la mer.
Le temps de quelques secondes, juste assez pour l'aimer, pour le chercher partout le reste de son existence.
Des émotions se soulevèrent à l'unisson sous sa peau alors qu'il revenait péniblement en 1932, dans le couloir des portraits, et sa nuque vibra alors que sa main cherchait celle de son violoniste, qui lâcha finalement son archet pour nouer ses doigts dans les siens.
Sentant enfin son contact si longtemps rêvé, son corps entier chavira de l'intérieur, et ses yeux se brouillèrent alors qu'ils se rapprochaient encore un peu.
Jusqu'à ce que leurs fronts se touchent, sentant le souffle de l'autre caresser ses joues, et Katsuki entendit alors sa propre voix murmurer sans qu'il n'y ait réfléchi.
- Pardonne moi d'avoir mit tant de temps.
Puis, soudain secoué par la sensation d'être en train de tomber dans le vide, Katsuki sentit brutalement sa poitrine se briser et s'affaisser, et il ouvrait subitement les yeux.
Se retrouvant alors de nouveau allongé dans son matelas, perdu dans le temps et l'espace, il sentit de l'eau couler sur son visage et sa gorge le démanger péniblement.
Prenant conscience d'avoir rêvé, il s'efforça de reprendre sa respiration en plaquant sa main sur son torse, le souffle encore saccadé d'avoir senti les doigts de son amant entre les siens.
Une sensation de vide lui mordit le cœur, comme un deuil, et il ressentit soudain le besoin incontrôlable de pleurer.
Et il le fît, jusqu'au petit matin et sans pouvoir s'arrêter.
Après ça, il n'entendit plus le violon, ni cette nuit-là, ni toutes celles qui suivirent.
Pendant des mois, puis des années, il ne revit plus jamais le visage de son violoniste, n'entendit plus sa mélodie traverser les murs.
Il cessa de dormir correctement.
Il souffrait chaque jour un peu plus, du manque, du désarroi, de l'amour perdu et jamais vraiment retrouvé.
Portant sa peine à travers son cœur, il ne vivait plus que par obligation, gardant en mémoire le sourire de son violoniste.
Jusqu'à un matin de mai 1935, alors qu'il apprenait avec beaucoup de tristesse la mort de la mémé, décédée dans son sommeil.
Ce jour là, il découvrait avec surprise que celle-ci avait ordonné que son fils fasse don de son vieux violon d'enfance, ainsi que du manuscrit d'Izuku Midoriya, au cuisinier du manoir.
Katsuki ne savait pas se servir d'un archet, et l'instrument usé ne donnait guère que des notes approximatives.
Mais il entrevoyait là l'espoir, peut-être vain, de recréer le spectre de son amour perdu en frottant l'archet contre les cordes.
Maladroitement, enchaînant des notes fausses et disgracieuses des mois durant, il cherchait malgré tout à retrouver l'air de la ritournelle du violoniste des couloirs du manoir, sans relâche.
Jusqu'à un soir du mois de septembre, la même année, alors qu'il fermait les yeux, debout sur son matelas, en se concentrant sur les mouvements de ses doigts.
Balançant son bras d'un geste incertain, il se surprit tout à coup à reconnaitre une note parmi les faux accords, et ses mains s'agitèrent soudain par elles-mêmes.
Il ne jouait pas, le violon jouait pour lui, et une présence rassurante se créa autour de lui.
Sentant la musique danser dans l'air, il dessina encore à sa mémoire les traits de visage de son violoniste et, revoyant son sourire, il eut alors l'impression de sentir à nouveau le contact de sa peau sur la sienne.
Il lui semblait que ses doigts de virtuose se mêlaient aux siens pour guider les mouvement de ses mains et de son vieil archet.
La silhouette d'Izuku apparût derrière ses paupières closes, ses cheveux dansaient au-dessus de ses iris étincelants, la chaleur de son contact secoua son abdomen, et il sembla à Katsuki qu'il se tenait véritablement près de lui.
Alors, emporté par les accords gracieux du violon qui jouait pour lui, il pivota sur lui-même en ouvrant les yeux, sentant son cœur palpiter entre ses côtes, puis le souffle de son amour perdu caresser ses joues.
Et soudain, une fausse note.
_____________________________________
-Le violoniste-
8200 mots.
Hey !
Comment allez vous ?
Je suis consciente que ce one-shot est à des années lumières de ce que j'écris en temps normal, et j'espère sincèrement que vous l'avez aimé quand même.
Je suis contente d'avoir écrit cette histoire.
Aussi, je sais que tout le monde n'aime pas les fins ouvertes, et je suis désolée pour celleux qui se sentiront frustré.e.s
J'aimerais vraiment avoir vos retours, parce que j'ai vraiment prit beaucoup de plaisir à l'écrire, mais c'est tellement loin de mes habitudes de récits que j'ai un peu peur que ce soit bancal ou mal retranscrit.
Je vous embrasse très fort ! 😘
Prenez soin de vous ❤
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