Chapitre 149 : le destin des deux dragons

 En attendant que les préparatifs de la cérémonie soient prêts, le groupe s'était accordé une pause bien méritée après ces journées entières passées à marcher. À la nuit tombée, Syara s'était isolée en grimpant au-dessus de la grotte. Là, allongée à même le sol, elle contemplait un ciel étoilé impossible à observer depuis chez elle. Elle ne se lassait pas de ce spectacle et se disait que le moment était peut-être bien choisi pour jouer l'ode à la lune qu'elle avait écrite chez le baron.

Les voix de ses compagnons lui parvenaient comme un écho lointain. À l'intérieur de la grotte, ils vaquaient à leurs occupations, riaient ensemble ou se chamaillaient, mais ne semblaient pas s'inquiéter de son absence. Elle allait donc pouvoir jouer sans être dérangée, se dit-elle.

Alors qu'elle se relevait et s'apprêtait à invoquer son instrument, un mouvement un peu plus loin attira son attention. Elle reporta donc à plus tard son idée première et attendit de voir de quoi il s'agissait lorsqu'elle discerna finalement Fos qui grimpait la rejoindre.

— Je te dérange ?

— Non, mentit-elle. J'observais simplement les étoiles. Vu que c'est impossible chez moi, je veux graver cette image dans mon esprit.

— Le ciel est toujours recouvert de nuages même après mille ans ?

— Les gens en ont oublié sa couleur bleue et la sensation des rayons du soleil sur leur peau, confirma-t-elle. Et ça ne semble pas prêt de changer.

— Lorsque j'ai quitté ton monde, il n'y avait plus de guerres, mais on ne pouvait pas dire non plus que la stabilité régnait. Qu'en est-il aujourd'hui ?

— Il n'y a pas eu de guerre depuis longtemps. On peut dire que le monde est stable, du moins ses institutions, mais il reste tout de même assez de problèmes pour que les mages ne manquent pas de travail.

— Dirais-tu que les habitants de ton monde sont heureux ?

— Je ne saurai le dire. En tout cas, nous avons un niveau de vie assez élevé pour nous soucier de notre bonheur. Nous n'avons pas à nous battre pour nous nourrir, avoir un toit au-dessus de la tête n'est pas difficile pour qui peut travailler, les routes sont sûres... généralement. Partant de là, je dirai qu'être heureux ou non dépend de la personne et des choix qu'il fera, même si nous ne naissons pas tous égaux quant aux chances qui peuvent s'offrir à nous.

— Ton monde est donc très différent de celui que j'ai quitté, sourit Fos.

Bien qu'elle ne laisse rien transparaître, Syara n'avait qu'une seule question en tête. Pourquoi venait-il la déranger ? N'y avait-il pas assez de monde en dessous pour répondre à ses questions ? Tout ce qu'elle voulait, c'était avoir la paix pour jouer tranquillement dans son coin. Était-ce trop demander ?

— Je me demandais... Pourquoi Shay et Shavi ne sont pas là ? Pourquoi ont-ils envoyé leurs enfants à la place ?

— Tu ne voulais pas poser la question à Elirielle ?

— Elle m'a dit que tu serais plus à même de me répondre.

Voilà donc quelle était la raison de sa présence ici. Il ne voulait pas spécialement savoir comment se portait leur monde, mais plutôt comprendre l'absence de ses deux acolytes. Plutôt que de lui répondre directement, Syara alla plutôt s'asseoir au bord du rocher qui formait le toit de la grotte et laissa pendre ses pieds dans le vide. Ainsi, en l'invitant à prendre place à côté d'elle, la beast eut le temps de réfléchir à la manière d'aborder ce sujet délicat.

— Tout d'abord, sais-tu ce qu'est l'ombre du violon ?

Pour toute réponse, l'ancien porteur du violon haussa les épaules. Il ne savait même pas pour le monde du violon et la partie de son âme qui y résidait, donc il y avait peu de chance qu'il sache de quoi elle parlait.

— Est-ce que tu te souviens avoir eu peur de ce que tu devenais ? De cette part obscure qui prenait peu à peu le pas sur qui tu étais ?

— Comment sais-tu ça ? S'étonna Fos. C'est le moi du violon qui t'en a parlé ?

— Lui ou Shay, je ne m'en souviens plus, avoua-t-elle. Pour te débarrasser de cette partie d'ombre et te purifier, tu as utilisé le violon n'est-ce pas ?

— C'est vrai, mais quel est le rapport avec l'absence de Shay et Shavi ?

— Cette partie d'ombre, tu ne l'as pas détruite. Elle s'est réfugiée dans le violon et depuis ta partie d'âme, Cristal et cette ombre mènent une guerre de territoire à l'intérieur de l'instrument. Pour ceux qui l'utilisent en tant qu'instrument lié, on peut dire que c'est un peu la malédiction qui vient avec le pouvoir. Les émotions fortes et négatives sont exacerbées et, arrivé à un certain point, cet esprit maléfique réussi à posséder la personne. C'est ce qui a mené à la perte de certains porteurs qui m'ont précédé.

— Et ça t'est arrivé ?

— Trois fois. Une première lorsque j'ai retrouvé un charnier composé de personnes que je devais retrouver et qui m'avaient accueillie quelque temps plus tôt, une seconde lorsque j'ai retrouvé la responsable de ce charnier et une dernière quand j'ai eu à vivre la tragédie qu'avait vécu Shavi et qui l'avait brisé. Shay et Shavi ont tenté de l'arrêter, mais à cet instant, les pouvoirs de l'ombre étaient à leur paroxysme. Lorsqu'il a commencé à utiliser la symphonie de l'âme, ils ont préféré se sacrifier pour le stopper. Ça a fonctionné, mais ils n'ont pas survécu...

Comme d'habitude lorsqu'elle se remémorait cette histoire, ou plutôt ce qu'on lui avait dit de ce qui s'était passé, Syara ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir. Tout le monde lui disait que ça n'était pas de sa faute, que les émotions transmises par le dragon noir ne pouvaient être contenues, mais elle se sentait tout de même coupable malgré tout.

Les poings serrés sur ses genoux, Fos avait cessé de la regarder et fixait la terre en contrebas. Ces trois-là étaient proches, il devait donc lui en vouloir pour ce qu'elle leur avait fait.

— Espèces d'imbéciles, murmura-t-il. Pourquoi ne sont-ils pas revenus me chercher quand ils ont su que j'avais introduit un monstre dans le violon ?

— Ils savaient que tu étais là ? Elirielle semblait le découvrir.

— Un seul dragon le savait, mais un sujet aussi important aurait dû être abordé au Kiel'Félas. Si le violon que j'avais laissé derrière moi pour protéger le monde devenait une menace, c'était une raison suffisante pour venir me chercher. Si je comprends bien ton histoire, c'est de ma faute s'ils sont morts.

— Shavi ne savait pas que j'avais le violon quand il m'a fait vivre la mort de l'amour de sa vie, moi je ne pouvais réfréner ces émotions qui ne m'appartenaient pas et toi tu ne pouvais pas savoir que ton sort n'avait pas fonctionné comme tu le voulais et qu'il allait être à l'origine d'un tel drame mille ans plus tard. D'ailleurs... en parlant de mille ans... Je veux bien croire que le violon soit d'une puissance incommensurable, mais de là à rendre un humain immortel... Tu as vraiment réussi à créer un sort qui fait ça ?

— Je n'ai pas utilisé de potion d'immortalité à base de fée si c'est ce que tu insinues par cette question. De toute façon, cette potion n'est qu'une belle connerie. Vu que tu as une fée dans ton groupe, Shay a dut t'en parler. Il avait beau faire des potions au goût immonde, il s'y connaissait en alchimie et savait que c'était n'importe quoi.

— C'est justement en acceptant d'aller récupérer un ingrédient secret pour des alchimistes sans savoir de quoi il s'agissait que j'ai fait la rencontre du dit ingrédient et de Shay. Non, je me disais surtout qu'un tel sort n'avait pas du être facile à lancer. Tu n'as rien ressenti d'étrange ou d'inhabituel ?

— Pourquoi ? L'immortalité t'intéresse ? Crois-moi, c'est une véritable arnaque. Maintenant, si tu veux savoir quelque chose de précis, dis-le franchement au lieu de tourner autour du pot. Tu semblait plus franche tout à l'heure.

— Tu as deviné. Si j'évoque ça maintenant, c'est parce que les esprits du violon n'ont aucun souvenir que tu aies lancé ce sort alors qu'il est assez remarquable pour qu'ils s'en rappellent normalement. Ça les inquiète.

— Tout ce que je peux te dire, c'est que j'ai utilisé le violon et que ça a fonctionné parce que je suis encore là. S'ils ne s'en rappellent pas, ça n'est pas de ma faute, je ne savais même pas que le violon était habité. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai besoin de réfléchir. Je savais que quelque chose n'allait pas avec Shay et Shavi, mais je ne pensais certainement pas être responsable de leur mort.

À ces mots, Fos se leva et prit le chemin pour redescendre. La dernière partie de la discussion l'avait visiblement agacé, mais Syara sentait que ça n'était pas parce qu'il lui cachait quelque chose. Non, plutôt parce qu'il devait se justifier de choses qu'il ignorait, qu'on remettait injustement en doute ses intentions et sa fiabilité. Apprendre la perte de ses deux amis devait aussi l'avoir bouleversé et accentué son agacement.

Tout en se penchant en arrière, Syara scruta de nouveau le ciel comme elle le faisait avant l'arrivée de Fos. Elle n'avait, à cet instant, plus du tout envie de jouer son ode à la lune si belle et si joyeuse.  

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