Chapitre 1
Une douleur lancinante enserre ma gorge et entrave mes larmes. Je m'embarque dans cette aventure sans filet de sécurité et avec seulement quelques dollars en poche. Bordel de merde ! Je ne suis pas simplement effrayée, je suis terrifiée.
Tandis que mon pied droit appuie sur l'accélérateur, je quitte l'allée délabrée en raison d'un manque d'entretien flagrant, puis me dirige vers la maison de notre voisine la plus proche. Mon adorable Molly, une dame bien trop perspicace qui s'est invitée dans mon quotidien au moment où j'en avais le plus besoin.
Dès que sa silhouette apparaît sur le perron, je sors de l'habitacle et cours me réfugier dans ses bras. Sa longue étreinte emplie de douceur a raison de moi. Les digues s'écroulent tel un château de cartes et je lui relate le dernier coup d'éclat de ma mère.
― Je pars, lui expliqué-je, la voix rauque d'avoir trop pleuré. Et je ne sais pas quand je reviendrai.
― Tu veux rentrer pour qu'on en discute ?
Je secoue la tête avec force.
― Non. J'ai pris ma décision. Plus longtemps je resterai ici, plus je risque de retourner auprès d'elle.
― Eh bien, je dois t'avouer que je suis soulagée de cette bonne nouvelle, me déclare-t-elle avec bienveillance. Il était temps, ma toute douce.
― J'ai pourtant tout essayé pour l'aider. De tout mon cœur.
Son sempiternel sourire aux lèvres, elle partage avec moi sa sagesse d'infirmière :
― Il y a une chose que j'ai apprise avec mon métier. C'est que si ta maman veut s'en sortir, elle doit d'abord le vouloir de tout son être. Sinon c'est un combat perdu d'avance.
― Elle ne veut pas se battre.
― Et c'est malheureusement sa décision. Il est temps que tu penses à toi. Tu es bien trop jeune pour ne pas profiter de toutes les belles choses que la vie a à t'offrir.
Je m'écarte de sa chaleur pour essuyer mes yeux humides avec le pan de ma veste.
― Je suis morte de trouille... J'ai surtout peur de culpabiliser en la laissant au plus mal, avoué-je, honteuse.
― Quelle belle personne tu es. Après toutes ces années, tu continues à t'inquiéter pour elle.
― Je me sens surtout lâche de fuir alors qu'elle a encore besoin de moi.
― Lâche de vivre enfin ta vie ? Mais enfin, June ! Ta mère ne désire pas être secourue. C'est sa décision, pas la tienne. Il est temps que tu l'acceptes.
J'acquiesce d'un signe de tête et plonge mes mains dans les poches de mon jean.
― Je voulais te demander une dernière chose.
― Je m'occuperai d'elle, m'annonce-t-elle avec un sourire complice. Je veux te décharger de ce fardeau. Vis pour toi et raconte-moi une belle histoire quand on se reverra.
― Promis, lui juré-je, des trémolos dans la voix.
― Ne bouge pas ! J'en ai juste pour une minute.
Alors qu'elle disparaît à l'intérieur de sa maison, j'active ma 5G et calcule l'itinéraire jusqu'à Medford en . Il me faut environ six heures de route. C'est faisable en un seul trajet !
Au moment de glisser mon smartphone dans ma veste, Molly me tend une enveloppe épaisse que j'attrape avec curiosité. C'est en l'ouvrant que je la lui rends avec horreur, le visage rougi de honte.
― Non ! je ne peux pas ! Je ne suis pas venue te voir pour te demander de l'argent.
Elle rabat ma main vers ma poitrine en maintenant le contact.
― Prends-la ! Je me sentirai plus apaisée.
― Non, vraiment je ne peux pas accepter.
― Écoute-moi ! Tu dois te rendre chez ton oncle que tu n'as pas vu depuis des années. Tu ne sais pas comment il va réagir ou s'il va t'héberger. On est d'accord ?
J'opine du chef.
― Alors fais-moi plaisir et prends cet argent !
― Je te rembourserai.
― Non. Tu ne me dois rien.
― Au contraire, je te dois beaucoup.
― Allez, sauve-toi, ma toute douce ! Tu as une longue route qui t'attend.
Molly est l'une des rares personnes, avec Peyton, dont j'accepte le contact physique. Le cœur gonflé à bloc, je prends l'initiative de la serrer dans mes bras.
― Merci infiniment. Merci pour tout.
Ma voiture file sur le bitume et avale les kilomètres. Grâce à l'adrénaline qui pulse encore dans mes veines, ma conduite reste sportive, mais prudente. Plus je m'éloigne de ma mère et plus ma décision de partir m'apparaît comme une évidence salvatrice. J'étais pourtant consciente qu'au fil des années, les médicaments l'avaient rendue perfide, et l'alcool aigrie. J'ai moi-même été dévastée par la perte de mon père. Mais ça, elle refusait de l'entendre.
Le psy que j'ai consulté juste après l'enterrement m'avait conseillé d'être patiente. Souvent, les personnes en souffrance ont besoin de décharger leur douleur sur leurs proches. Seul le temps permet de retrouver la raison. Mais dans son cas, cela n'a malheureusement pas fonctionné. Le fait de l'avoir perdu après une violente dispute entre eux l'a anéantie. Au fil des mois, son chagrin et ses crises d'hystérie ont fini par éclipser ma profonde tristesse. Tous les jours, je me rendais sur la tombe de papa. C'était ma bulle d'oxygène, qui m'a beaucoup aidée à accepter sa disparition. Depuis, j'ai consacré toute mon énergie à m'occuper d'elle. À essayer de la sortir de sa spirale de folie et de décadence.
En vain.
Mes doigts se crispent sur le volant en repensant à la fois où j'ai pris la décision de ne plus jamais lui donner un seul dollar. La fois où ça a été la goutte de trop pour moi.
― On a reçu un rappel de paiement de l'hôpital concernant ta fracture au poignet.
Je lève le papier en l'air et le secoue à son attention. Ses épaules se soulèvent avec fébrilité en signe d'impuissance, puis son regard se trouble sous l'effet de l'alcool qu'elle a ingurgité toute la journée.
― Et alors ? me questionne-t-elle d'une voix pâteuse et lente. C'est toi qui t'occupes des factures.
Je prends le temps de me calmer et lui réponds en insistant :
― Tu avais dit que tu t'en chargeais. Tu as bien fait le paiement, maman ?
― T'as entendu ce que je t'ai dit ! C'est toi qui gères tout ça, rétorque-t-elle avant d'avaler sa salive avec difficulté. Si tu n'l'as pas fait, c'est ton problème !
Waouh, je suis impressionnée qu'elle n'ait pas cafouillé un seul instant ! La colère et la mauvaise foi ont du bon, hein maman ! pensé-je, animée par l'indignation.
Bon sang ! Elle m'a dit qu'elle s'en chargerait et je lui ai donné l'argent... Quelle conne ! Je ferme les yeux pour réprimer mon envie de la secouer en lui crachant ma colère à la figure. Je vais devoir puiser dans mes économies. Je froisse la lettre de relance entre mes doigts jusqu'à m'en faire mal. Je ne peux m'empêcher d'insister une dernière fois pour lui montrer que quoi qu'elle puisse dire, je suis loin d'être dupe.
― Tu as fait quoi de cet argent, maman ? Six cents dollars ! vociféré-je. As-tu la moindre idée des heures que je me suis coltinées pour cette facture d'hôpital ? Hein ? Réponds-moi !
― Ne m'traite pas de menteuse !
Ses lèvres se retroussent en une expression de profond dégoût tandis que son regard se perd de nouveau sur l'écran de la télévision. Je la contemple avec effroi, frappée par son apparence, par ces traits marqués par l'amertume. Ses cheveux roux filasses, par manque de soin. Sa bouche constamment pincée. Ces petites piqûres au creux de son coude qui tatouent sa peau, flagrant témoignage de sa vie désastreuse. Mon Dieu ! Il y en a des récentes et une montée de larmes brouille ma vue.
Elle ressemble à une brindille prête à se rompre. Je n'ai pas l'énergie de continuer ce combat qui semble perdu d'avance de toute façon. C'est fini, elle n'aura plus un seul dollar de ma part, même si elle me supplie ou joue avec ma culpabilité.
― Tu as mangé au moins ? éludé-je.
J'ai le droit à un silence religieux pour toute réponse, ce qui signifie que sa tentative de préparer son repas a lamentablement échoué, probablement carbonisé au fond de la casserole. Je peux encore sentir l'odeur âcre qui flotte dans l'air. Sans un mot, je retourne en cuisine et déballe la lasagne au poulet que je glisse dans le four. Le temps que ça cuise, je nettoie son bordel.
J'essuie mes yeux humides à l'aide de la manche de mon pull tout en reniflant. C'est peut-être moi qui l'ai poussée à me voler, finalement...
Tout ce questionnement incessant m'épuise ! Je chasse cette réflexion en me morigénant. J'ai plus urgent à penser pour le moment. Mon seul objectif est de retrouver Archer. Mon oncle que j'adorais et qui nous a abandonnées après le décès de papa, sans explication aucune.
Il possèderait un bar. Un bar ! Alors qu'il était sergent dans l'US Air Force et qu'il ne vivait que pour son boulot. Je me demande bien pour quelle raison il n'aurait pas honoré sa dette, surtout étant donné son code d'honneur. Ça n'a pas de sens, encore moins pour un homme aussi intègre que lui. Je me souviens que c'était une qualité que papa admirait énormément chez son frère.
Ma moue désabusée accompagne ma déduction. Si quelqu'un doit avoir des tas de dettes, c'est bien ma mère. Peut-être était-elle en contact avec Archer sans que je le sache ? Comment pourrait-elle connaître l'existence de son bar sinon ?
Mon Dieu ! J'espère qu'elle ne l'a pas fait dans le but de lui soutirer du fric !... Non, c'est impossible. S'il avait eu le moindre doute sur son état, il serait venu pour moi. J'étais trop importante pour mon père et, à une certaine époque, il tenait lui aussi à moi. Je n'ai jamais su pourquoi il avait disparu du paysage. Et toutes ces interrogations sans réponse me rongent depuis toutes ces années.
Il faut que je le retrouve... Si je le retrouve.
La possibilité de pas y arriver m'angoisse. De nature anxieuse, j'ai l'habitude de tout organiser, de réfléchir à toutes les options avant de me lancer. La sécurité avant tout. Et là, j'ai un besoin urgent de ma meilleure amie. Elle a toujours le mot qu'il faut pour me réconforter.
Bon sang, Peyton ! J'ai oublié de la prévenir !
Tout en conduisant, je récupère mon smartphone et compose son numéro. Les tonalités résonnent jusqu'à ce que je bascule sur sa messagerie. Ayant trop peur que ma voix me trahisse, je raccroche sans dire un mot et balance le téléphone sur le siège passager.
Jamais je ne me suis sentie aussi seule, aussi paumée. Je suis à deux doigts de faire demi-tour. Alors pour m'obliger à avancer jusqu'à Medford, je pousse à fond le volume de la radio et chante avec mes tripes.
Il est presque une heure du matin lorsque je franchis le seuil de ma chambre du motel à l'aspect douteux, mais au prix plus que raisonnable.
Bien trop instable émotionnellement, je n'ai pas eu le courage de faire face à mon oncle lors de mon arrivée. Je finis de mastiquer la dernière bouchée de mon Mars, vestige récupéré dans le fond de mon sac, et m'assois sur le lit qui grince sous le poids de l'âge. Sans parler du couvre-lit badigeonné d'auréoles suspectes. Beurk !
Ce n'est pas le moment de faire la fine bouche. Que je voie mon oncle ou pas, que je ne sache toujours pas quoi faire de ma vie, je dois me trouver un boulot. La générosité de Molly ne suffira pas.
Je consulte mon téléphone et constate que j'ai un appel en absence de Peyton. Je suis trop crevée pour la rappeler maintenant. Par contre, il n'y a aucune nouvelle de ma mère.
Profond soupir.
Nouvelle déception.
Sempiternelle déception.
Je retire le couvre-lit et me glisse sous les draps, en boule, les cuisses contre ma poitrine. Je ferme les paupières et sombre dans un sommeil agité.
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