VI
- Il faut qu'on parle, avais-je dit à peine la clef retirée de la porte de la chambre d'hôtel.
Elle s'est levée, un sourire apaisé sur les lèvres et un éclat étrange dans le regard.
- J'ai fait apporter du vin, vu que tu n'arrivais pas. J'ai également annulé notre réservation au restaurant. Je me doutais que c'était le plus judicieux à faire en voyant que tu avais quarante minutes de retard. Je ne pensais pas que ça irait jusqu'à dépasser l'heure !
- Sophie... avais-je lancé, mon manteau humide de la pluie que j'avais épongé en errant dans les rues après t'avoir quitté.
- Laisse-moi m'habiller plus chaudement, on va sortir prendre l'air si tu veux bien, avait-elle dit fermement en me dépassant en prenant garde à ne surtout pas me toucher au passage.
On est sortis. Pendant de longues minutes, qui sont passé d'un quart d'heure à une demi-heure, nous n'avons pas dit un mot. Cela se passait de mots, à dire vrai. Elle avait compris. Et moi... cette fois, j'étais sûr de ne pas faire d'erreur. Au contraire, tu m'avais ouvert les yeux sur le fait que l'on peut retenir quelqu'un prisonnier d'un souvenir en partant, autant qu'en restant. Je ne voulais plus être responsable du malheur de qui que ce soit. On était supposé se marier deux mois plus tard, il était évident que tout ça n'était qu'une vaste parenthèse pour essayer de gagner du temps.
J'essayais de le remonter, de retrouver ce que j'avais laissé derrière moi. Mais sceller son avenir à mon passé ? Ça aurait été la chose la plus immonde que j'aurais pu faire. Je ne vivais pas dans le présent à ses côtés, j'envisageais encore moins un futur où je me réveillais chaque jour à ses côtés. Notre parenthèse singulière avait assez durée. Il fallait que j'affronte la réalité, la solitude, la musique, la vie, ton souvenir, mes erreurs. Tout. Que j'arrête d'être cet homme sans volonté ni courage.
Sophie est une femme brillante, qui a énormément de qualités, une personnalité solaire et qui mérite d'être aimée par quelqu'un qui la verra elle. Et pas un fantôme du passé. Je n'étais clairement pas celui qui la méritait. Je n'en avais d'ailleurs pas l'envie.
Je n'étais pas prêt à ça, à aimer à nouveau. Je voulais juste fuir mes sentiments perdus dans la chaleur de l'amour de quelqu'un d'autre. C'était injuste, et même si je ne m'en étais jamais vraiment caché auprès d'elle, elle méritait bien mieux que ça.
Les feuilles mortes étaient détrempées sur le sol, formant une bouillie maronnasse sans charme. Je ne voyais à présent que tous les aspects les plus désagréable de cette saison que j'avais appris à aimer à tes côtés. La pluie incessante qui trempait mes vêtements. Ce vent froid et humide qui m'agaçait. La façon dont le monde semblait d'un coup dépeuplé, vide, absent. La nature défraichie, presque morte, qui n'attendait que de donner son dernier souffle avec ce mistral qui hurlait sa douleur. Le cri des corbeaux qui semblait la moquer. Tout était semblable à un tableau trop sombre, trop sinistre, alors que le mois de novembre touchait à sa fin.
Est-ce que c'est ce que tu as ressenti, toi aussi, lorsque je suis parti ?
Mon cœur loupa un battement lorsqu'elle s'arrêta sur le pont, me faisant face d'un seul coup.
- Qu'on en finisse, avait-elle soufflé, le regard ancré dans le mien.
Je n'ai pas su quoi faire d'autre que la regarder, mon cerveau ne semblait plus en mesure de fournir les mots justes. Pourtant, il le fallait. Plus que jamais, ne pas faire l'erreur deux fois.
- Je suis reconnaissant pour tout ce que tu m'as offert, tu sais... avais-je commencé, sentant déjà ma mâchoire se crisper pour retenir les larmes qui brouillaient ma vue.
- Je sais, Damien, je sais...
- On savait que ça arriverait, un jour où l'autre... Qu'on n'arriverait pas à se mentir longtemps.
- Un an c'est déjà long, plaisanta-t-elle en trifouillant l'un des boutons de son manteau.
- Sans doute peut-être même trop, je n'aurais pas dû t'infliger ça. J'ai essayé d'y croire, comme tu l'as dit. J'ai voulu te rendre l'affection que tu me donnais...
- Mais elle est restée inchangée, pas vrai ?
Ma réponse se passait de mots. Mon regard lui disait déjà tout. Je le sentais, cet aveu silencieux qui s'échappait de mes pupilles noyées dans le chagrin.
Je n'étais pas triste de la quitter, je n'étais pas triste de la perdre, je n'étais pas non plus triste de me retrouver seul. Ce chagrin résidait dans la façon dont je savais que j'allais lui faire de la peine à elle aussi. Par deux fois, dans ce manteau noir, j'ai enterré des histoires ; toujours en novembre. Pourtant, cette fois, mon cœur n'était que trop léger pour le regretter.
Sophie et moi nous nous sommes séparés ce soir-là. Je ne l'ai plus jamais revue après ça. Et c'était pour le mieux, cela m'apparaissait comme étant la chose à faire.
J'ai eu bien des mois, voire même des années, pour penser à tout ça tu sais. A tes cheveux bruns flânant dans les bourrasques de novembre, ton regard ébène qui était bien plus doux que le froid de ce mois spécial. Tes lèvres roses et ton nez rougissant à cause du temps. Toute cette atmosphère chaleureuse qui nous englobait, comme des gants de velours. Alors que j'enfilais les miens en observant à nouveau le changement des saisons, mes pensées t'étaient destinées ; que faisais-tu ? Etais-tu heureuse ? Aurais-je un jour la possibilité de tout recommencer ?
Pourquoi je te raconte tout ça ? Parce qu'il est temps que je fasse la paix avec le passé. Je sais que je ne suis pas à plaindre, j'ai causé tout ça. Les automnes auraient sans doute pu continuer à être aussi charmants si je n'avais pas décidé de précipiter l'hiver vers toi en partant. Mais c'est trop tard.
Tu l'as très bien dit.
Malheureusement, je n'arrive plus à vivre avec ces regrets, alors je dois les laisser partir comme je l'ai fait avec toi et Sophie.
C'est toujours le même schéma ; moi dans mon manteau noir qui laisse échapper quelque chose. Une histoire tragique que j'aimerais ne plus voir dans ma vie.
C'est pourquoi j'ai pris ce carnet dans lequel je t'écris, trois ans plus tard, trois ans trop tard, que je t'aime Lucie.
Je t'ai aimé comme jamais je n'ai aimé qui que ce soit avant toi et difficilement sans doute depuis toi. Ce serait mentir que de dire que je n'aimerais plus, et je te l'ai dit, si je te dis tout ça ce n'est certainement pas pour sortir des balivernes. Je ne veux pas que tu penses que ça n'a jamais été le cas, je t'ai aimé sincèrement même si mes actions ont dû te donner le sentiment inverse. Je regrette, et ça ne changera rien, cependant le dire c'est quelque chose d'important je crois.
Malgré ces regrets, un jour, en novembre, on ne pensera plus l'un à l'autre. Et je suis en paix avec ça ce soir. Une fois que j'aurais mis le dernier point à cette histoire, je sais que ce sera un adieu pour de bon.
Alors merci, Lucie, pour tous tes sourires, pour la croute de ma tarte au citron, pour la façon dont grâce à toi le monde avait repris des couleurs en automne. Merci de m'avoir aimé si tendrement et sincèrement, même lorsque je t'ai donné une bonne raison de le regretter.
Je laisse le mistral de novembre t'emmener. C'est le dernier jour de ce mois qui me ramène à toi, et je te dis adieu.
Adieu, Lucie.
***
Damien dépose le dernier point sur un carnet plein. Toutes ces lettres formant l'expression de ces sentiments que plus jamais il ne pourrait partager à Lucie. Des cursives noires, sublimant le papier blanc de ce carnet qu'il a acheté expressément pour ça. Il lève les yeux en posant son stylo, la tocante affiche vingt heures cinq. C'est un soir froid de Novembre, trois ans après le commencement de tout.
Un vide apaisant empli Damien au moment où il regarde le dernier point sur la feuille. Il referme le carnet et se lève de son bureau. Les rues de Londres sont agitées, comme tous les soirs. Le bruit du trafic conforte le jeune homme qu'il n'est pas seul dans ce monde ; d'autres âmes sont sans doute tourmentées comme la sienne. D'autres cœurs sont serrés, d'autres yeux voudraient pleurer.
Il enfile son long manteau noir par-dessus son pull Jaccard marron et son pantalon noir, avant de compléter par une écharpe rouge.
Ce soir, c'est le dernier soir de novembre, et Damien n'a pas l'intention de rester enfermé et ressasser ce qu'il vient de passer des heures et des heures à écrire.
Lucie. Lucie. Lucie. Lucie !
Voilà ce à quoi il pense encore.
Malgré tout, son cœur s'allège cette fois.
En sortant, lorsque sa porte claque derrière lui, il sent un vent glacial lui mordre les joues. Il enfile des gants noirs et frotte ses mains l'une contre l'autre. Au moment où il fait un pas en avant, un amas blanc et gelé vient se poser sur la manche de son manteau sombre.
Damien lève la tête vers le ciel et aperçoit quelques flocons virevolter dans la nuit. Ce spectacle l'émerveille. Ses yeux brillent à la vue de tous ces petits morceaux semblables à du coton, danser dans l'air, comme si le temps s'arrêtait. Un sourire léger vient embrasser ses lèvres. Il met ses mains gantées dans ses poches et se met en route vers la suite de sa vie.
La neige de Décembre semble vouloir l'y accompagner.
FIN.
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