Chapitre 7
Voir tous ces légumes me donne envie d'une bonne soupe bien chaude. Mon estomac n'arrête pas de faire des bruits depuis que les midi et demi sont passés. J'aurais dû prendre un petit-déjeuner ce matin. D'autant plus que ma mère venait de sortir une fournée de beignets à la pomme-cannelle, mes préférés. Leur douce odeur sucrée me titille encore les narines, je regrette de ne pas avoir au moins eu l'intelligence d'en ramener. En plus, Theodore n'aime pas la cannelle, je les aurais donc eus pour moi toute seule. Quelle idiote je suis !
— Andra ? m'interpelle la voix du new-yorkais.
— Oui, quoi ?
— Tu ne m'écoutais pas, avoue, rigole-t-il.
— Pas vraiment non, confirmé-je d'une petite moue.
— À quoi est-ce que tu pensais ?
— Au fait que tu ne manges pas de cannelle.
— C'est si intrigant que ça ?
— Pas vraiment, c'est même la chose qui m'intrigue le moins chez toi.
— Alors qu'elle est la première ?
Mince, je ne m'attendais pas à ce qu'il rebondisse là-dessus. Est-ce le bon moment pour lui poser toutes les questions que j'ai à son égard ? Je n'aurais peut-être plus jamais une occasion aussi belle pour le faire. Il me tend une perche, je dois donc la saisir, n'est-ce pas ? J'inspire profondément, les mains cachées derrière mon dos afin qu'il ne décèle pas ma nervosité. Comment aborder le sujet de sa boiterie de façon délicate ? S'il ne m'en a jamais parlé jusqu'ici, c'est qu'il doit y avoir une bonne raison.
— C'est ma canne, c'est ça ? me devance-t-il.
Mon cœur loupe un battement dans ma poitrine comprimée. Comment a-t-il pu le deviner ? Je m'efforce pourtant de ne pas la fixer pour éviter de le mettre mal à l'aise.
— Ne te sens pas gênée, tout le monde veut connaître cette fabuleuse histoire digne d'un bon roman dramatique.
Son sourire a beau le rendre charmant, il y a quelque chose dans sa voix qui me donne des frissons dans le dos. Le côté sarcastique de sa phrase ne se veut pas drôle, il est la preuve que ce sujet le dérange, quand bien même il prétend le contraire. J'ai l'impression que Theodore a tendance à me minimiser les choses pour me ménager et que cette histoire, il n'arrive pas à la rendre moins dramatique. Il hésite donc à me la dévoiler, car à ses yeux, je dois être une petite plante frêle à chouchouter. Tel une jeune pousse, il m'accorde une attention particulière afin que je puisse grandir sous les plus beaux rayons du soleil.
Son maternage devrait me vexer, être considérée comme un être faible est dégradant. Néanmoins, ce serait nier la vérité. J'angoisse pour tout, je n'ose rien, j'attends juste que le temps passe en répétant une routine bien ancrée. Comment lui en vouloir de couver une fille incapable de mettre le pied dans l'inconnu ?
— Allons parler de ça ailleurs, plus au calme.
— Et ton stand ?
— La fête des couleurs ne s'arrêtera pas de tourner si on s'absente une petite demi-heure. Viens.
Je saisis la main qu'il me tend et le suis à l'extérieur où la pluie a cessé. Le vent, froid et humide, fait voler les feuilles cuivrées jusqu'à nos pieds. J'enroule mon écharpe beige autour de mon cou découvert, Theodore faisant de même avec la sienne. Ce n'est pas la bonne semaine pour tomber malade. Nous avons tout le reste de l'année pour attraper rhume, toux et autres réjouissances.
Nous avançons au rythme des notes de guitare jouées sur la scène principale du festival et retransmises par les différentes enceintes nichées un peu partout dans le parc. L'air est dansant, il me donne envie de tourner sur moi-même ou de sautiller gaiement tout en gardant ma paume dans celle du new-yorkais. Elle est plutôt froide, mais la sensation qu'elle me procure dans l'estomac est d'une chaleur extrême. J'ai l'impression d'être consumée de l'intérieur. J'ose un rapide coup d'œil vers lui et rencontre la courbe angulaire de sa mâchoire. L'admirer de profil est tout aussi plaisant que de face. D'ici je discerne mieux les petits sillons qui se creusent quand ses lèvres s'étirent dans un magnifique sourire.
Malgré quelques regards insistants sur sa boiterie qui ne passe pas inaperçue, Theodore garde cet air sympathique en toutes circonstances. Comment parvient-il à être aussi robuste ? Il dégage une telle assurance qu'il parvient à en donner à d'autres comme moi, des personnes pour qui garder la tête haute est un exercice compliqué.
— Attends, l'arrêté-je soudain. Il y a des attrapes rêves là-bas.
— Des attrapes quoi ?
— Des attrapes rêves, ça chasse les cauchemars et je crois que tu en as besoin.
— Ce n'est pas un bout de bois avec des perles et des plumes qui vont m'empêcher de mal dormir.
— Tu ne crois pas aux légendes ?
— Pas du tout. C'est juste de belles histoires pour les enfants.
Peu importe son pessimisme, je décide de lui acheter celui orné de magnifiques plumes bleu marine. Je n'aime pas savoir qu'il a le sommeil agité. Les cernes qu'il a sous les yeux m'inquiètent, je ne l'ai jamais vu aussi fatigué. Son état de santé serait-il en péril ? Est-ce pour cette raison qu'il préfère me parler de sa jambe défaillante dans un endroit plus privé ? Ma paume se resserre dans la sienne, attirant son attention. Ses prunelles pétillantes cherchent à comprendre ce geste que je n'ai pas su retenir.
— Je ne suis pas prêt à te lâcher la main, m'avoue Theodore en embrassant le haut de mon front.
Mes yeux s'agrandissent à ce nouveau contact qui ne me laisse pas indifférente. Je ne peux plus utiliser le verbe « s'emballer » pour définir la réponse de mon cœur, il serait bien trop faible par rapport à la réalité. J'en cherche donc un autre, mais aucun n'est assez fort. Il n'y a peut-être tout simplement aucun mot qui conviendrait. Je ne me creuse pas davantage la tête et pose plutôt mon front contre son bras, brisant les quelques centimètres qui nous séparaient.
Theodore me conduit dans son endroit préféré, celui où chaque année, nous prenons notre dernier dîner. Nous mentons les quatre marches du kiosque situé à l'écart des festivités et décidons de prendre place sur le banc possédant la meilleure vue : celle sur l'océan. À voir les vagues s'agiter au loin, je me demande comment j'ai pu accepter d'y naviguer à bord d'une pauvre petite barque. J'admets que la vue y était époustouflante, mais ce n'est pas suffisant pour que je réitère l'expérience. À moins que le grand brun qui se trouve à mes côtés parvienne encore à me convaincre, ce qui ne me surprendrait pas.
— Si on avait été naviguer aujourd'hui, je crois que tu m'aurais détesté, plaisante-t-il, le regard perdu vers l'horizon.
— Tu n'aurais pas osé.
— Pas avec cette petite barque, je l'admets. Je suis téméraire, mais pas suicidaire.
— Pas avec la barque ? répété-je, les sourcils arqués. Donc avec un vrai bateau, oui ?
— Mon grand frère Eddy possède un superbe catamaran sur lequel on était parti faire un tour dans les Caraïbes. Un jour, on a essuyé les restes d'un cyclone qui dévastait le Texas. On a bien failli y passer, mais il faut croire que ce n'était pas encore notre heure.
— Heureusement que tu me racontes ça maintenant et pas hier, réponds-je, horrifiée par cette histoire.
— Quand j'y repense, c'est un bon souvenir.
— Tu le trouves positif ?
— Bien sûr, vaincre la mort c'est plutôt chouette, confirme-t-il en haussant les épaules.
— C'est comme ça que tu t'es blessé à la jambe ?
Un rire nerveux le gagne, il frotte ses mains entre elles pour les réchauffer avant de se souvenir que des gants sont enfouis dans ses poches de manteau. Il les enfile dans un silence qui ne lui ressemble pas.
— Non, c'est une histoire complètement différente, m'informe Theodore en ramenant ses bras contre son torse pour se réchauffer. J'ai une vie trépidante, tu sais.
— Un peu trop, non ?
— Sans doute, soupire-t-il. Et ce n'est pas forcément une bonne chose.
Le fait qu'il tourne autour du pot me laisse dans le doute. Devrais-je abandonner ma quête de réponse ? Il y a parfois des choses qu'on ne veut pas partager, quand bien même on prétend le contraire. Je m'apprête à lui dire de laisser tomber, mais il me coupe l'herbe sous le pied.
— J'étais avec mon second grand frère, Thomas, ainsi que ma mère au restaurant. On allait commander et comme d'habitude, elle voulait décider ce que j'allais manger. Même sur mon alimentation, il fallait qu'elle mette son grain de sel.
La façon dont il évoque celle qui l'a mis au monde ne laisse pas de place au doute, il ne la porte pas dans son cœur. Je ne savais pas que Theodore pouvait détester quelqu'un, il paraît toujours si jovial avec tout le monde. Une petite blague par-ci, un compliment par-là, cet éternel sourire aux lèvres, rien ne laisse supposer qu'il puisse avoir une aversion pour l'un de ses semblables. Surtout pas pour une personne aussi proche que peut l'être une mère.
— On se disputait, comme d'habitude, reprit-il en posant ses yeux sur moi. Et puis tout à coup, je n'arrivais plus à trouver mes mots. Des sons sortaient, mais ils n'avaient aucun sens.
Un je-ne-sais-quoi flotte dans ses yeux, ils me supplient de lui faire comprendre que j'étais apte à entendre la dure réalité. Je saisis donc son bras contre lequel je me blottis, attendant qu'il m'avoue enfin ce qu'il lui est arrivé.
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Dans le prochain chapitre, vous saurez ce qui est arrivé à notre cher Theodore. Pour l'heure, je vous laisse à vos suppositions et à votre imagination.
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