Chapitre 25


Le ciel d'une fin de journée d'automne est un paysage que je me devais d'immortaliser. Je l'ai déjà fait de nombreuses fois, mais ce soir, il me paraît encore plus beau. Cette palette de rose, d'orange, de bleu très clair, est une invitation. J'ai beau avoir passé ma journée à peindre, je n'en ai toujours pas assez. C'est mon moyen de m'évader loin de cette vie sans surprise que j'ai façonnée. S'il y a bien une personne à blâmer pour ça ici, c'est moi.

Partir à l'aventure m'a toujours semblé impossible. Je ne sentais pas mes épaules assez solides pour supporter l'inconnu. Mais après ce moment passé avec Theodore dans mon atelier, j'ai l'impression d'être une super-héroïne capable de choses qu'elle ne soupçonnait pas. Comme s'il avait fait ressortir mes pouvoirs.

La sonnerie de l'entrée résonne jusqu'au fond de mon atelier. Étant la seule à la maison en ce moment, je pose mon pinceau à contrecœur pour aller ouvrir. Je déteste être interrompue lorsque je peins. Cela met en pause ma créativité, et j'ai toujours peur qu'elle disparaisse, me laissant sur les bras une toile à moitié finie. J'espère que la personne qui vient me déranger à une bonne excuse. A moins que ce ne soit Theodore. Dans ces cas-là, je lui pardonne tout.

— Cade ? m'étonné-je, un peu déçue, en le découvrant sur le palier.

— Bonjour, ma belle, je ne te dérange pas ?

— J'étais dans l'atelier.

— Excuse-moi d'interrompre ta créativité, mais c'est important. Theodore a besoin de toi.

— Il s'est passé quelque chose ? m'inquiété-je.

— Il était fatigué alors je lui ai proposé de s'asseoir un peu. C'est là qu'il s'est évanoui.

— Quoi ?

— Il a fait un malaise.

— Et où est-il ?

— Une ambulance est venue le chercher pour le conduire à la clinique. J'étais en route pour le rejoindre. Tu viens ?

— Évidemment, réponds-je sans hésiter.

Les mots « Theodore » et « malaise » sont les seuls à se graver au fer rouge dans mon cerveau. Ils clignotent comme la lumière des pompiers pour avertir de leur passage. Je ne réfléchis pas plus longtemps, et attrape les quelques affaires dont j'ai besoin avant de suivre Cade dans sa voiture. Sur le chemin, aucun de nous ne parle. La gravité de la situation nous laisse pensifs. Inévitablement, nous imaginons le pire des scénarios. Avec les antécédents médicaux qu'a Theodore, ce malaise n'a rien d'anodin. Et si c'était à cause de moi et de la nuit blanche que je lui ai imposées ? Mon dieu, est-ce de ma faute ? La culpabilité s'empare peu à peu de moi, j'ai envie de pleurer.

À notre arrivée, Cade salut rapidement l'infirmière de l'accueil qui lui indique une direction. Il la remercie, puis s'engouffre dans un couloir. Je le suis dans ce milieu médical aseptisé, tout ce blanc me rappelant celui d'une toile vierge. Il est si froid que j'en ai la chair de poule. Pourquoi ne peut-on pas mettre un peu de couleur dans ce genre d'endroit ?

Sans me laisser le temps de me préparer, Cade ouvre la porte donnant sur la chambre de Theodore. Au premier coup d'œil, il parait paisiblement endormi. Mais c'est en se rapprochant que les éléments du puzzle se mettent en place. Son visage est blême, même ses cheveux semblent avoir perdu de leur éclat. Son bras est rattaché à une perfusion accrochée juste au-dessus de son lit.

— Il est pâle, constaté-je, la voix tremblante.

— Ne t'en fais pas, ça va aller. Theodore est un vrai guerrier.

— Tu crois ?

— J'en suis certain, mais il va avoir besoin de toi.

— Je vais bien m'occuper de lui, dis-je pour me donner du courage.

— Je n'en doute pas. Tu me tiens au courant dès qu'il se réveille.

— Bien sûr.

— Et si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi.

— Merci, Cade.

Je lui souris avant qu'il ne quitte la chambre, et que je sois seule en compagnie de Theodore. En faisant le tour de son lit pour l'observer sous toutes les coutures, je remarque la petite citrouille sur le dos de sa main droite. Il ne l'a pas effacé. Elle est pourtant si mal dessinée. J'en ai presque honte, mais je suis touchée qu'il l'ait encore. C'est adorable de sa part.

La gorge nouée par l'émotion, je m'approche de son corps inanimé. Mes doigts viennent entourer les siens et les serrent chaudement. Ils sont tellement froids. Peut-être aimerait-il une couverture supplémentaire ? Est-il bien installé dans ce petit lit d'hôpital ? Quelqu'un passe-t-il régulièrement pour prendre soin de lui ? La clinique a bonne réputation, mais je ne sais pas quoi faire d'autres que m'inquiéter pour le moment. En ce qui concerne le reste, je suis impuissante.

— Qui êtes-vous ?

Je lâche brusquement la main de Theodore et recule d'un pas, effrayé par cette soudaine entrée. Mon regard se lève instantanément vers cette voix autoritaire et glaçante. Une femme d'une cinquantaine d'années, vêtue d'un élégant tailleur bleu marine et au brushing impeccable me toise de toute sa hauteur. Perchée sur ses escarpins, les lèvres pincées lui donnant un air hautain, elle attend ma réponse.

— Bonjour, je m'appelle Andra. Je suis une amie de Theodore.

Ma dernière phrase sonne fausse en moi. Après les baisers échangés, nous ne sommes plus amis. Ce cap a été franchi, mais cette femme, que je ne connais pas, n'a pas besoin de le savoir. Son air supérieur ne me donne pas envie d'entrer en discussion avec elle. Il ne fait aucun doute que je ne ferais pas le poids si nous devions rentrer dans un combat verbal.

— Amie vous dites ? Si c'était le cas, il m'aurait parlé de vous.

— J-je...

— Je suis sa mère, Veronica.

Je reste interdite face à cette annonce. Comment un visage aussi dur et froid peut avoir un quelconque lien de parenté avec celui de Theodore. Ils ont l'air tellement différent, autant physiquement, que l'aura qu'ils dégagent. En compagnie de sa mère, j'ai juste envie de m'enfuir loin d'ici. Ce qui est tout l'inverse des bras rassurants de son fils.

— Enchantée, parviens-je à dire malgré l'angoisse qui me gagne.

— Ce n'est pas réciproque.

Au moins, elle a le mérite d'être franche. Elle ne passe pas par quatre-chemins pour me faire comprendre qu'elle ne m'apprécie pas, et que ma présence dans la chambre de son fils la dérange. Elle a beau tout ignorer de qui je suis, elle m'a déjà catégorisé dans les « indésirables ». C'est la première fois qu'une personne me hait dès notre première rencontre. C'est blessant et profondément injuste.

— Je connais bien les jeunes comme vous, mademoiselle.

— Comme moi ? répété-je timidement.

— J'ai quatre fils, et l'un de mes devoirs est de les protéger des femmes superficielles qui n'en ont qu'après notre argent.

— Ce n'est pas...

— Ce n'est pas ce que je crois, c'est ça ? me coupe-t-elle d'un rire terrifiant. Oh, je vous en prie, ne jouez pas les naïves avec moi. Vous savez qu'il est issu d'une famille riche et puissante.

— Je n'ai appris son nom qu'il y a quelques jours. Mais nous sommes amis depuis des années.

— Et alors ? Ne me faites pas croire que vous ne l'aviez pas reconnu. Vous n'êtes tout de même pas aussi inculte dans cette campagne.

Son ton méprisant et ses paroles tranchantes me serrent le cœur. Je suis à deux doigts de pleurer, pourtant, il ne faut pas. Je dois rester forte. Montrer au loup que nous, petit agneau, avons les pattes tremblantes n'est pas une bonne stratégie. Elle va me dévorer en une seule bouchée. Comment Theodore parvient-il à lui faire face ? Elle est si impressionnante.

— Quoi qu'il en soit, vous devriez avoir honte d'utiliser le handicap de mon fils pour obtenir ce que vous désirez.

D'où peuvent lui venir de telles énormités ? Elle a faux sur toute la ligne. Jamais je n'aurais pu causer du tort à Theodore, ou à qui que ce soit. Je dois lui dire, il faut que je me défende, mais je n'y arrive pas. Les mots restent coincés dans ma gorge, juste en dessous de mes sanglots.

— Je vous conseille de partir, avant que je n'appelle la police.

C'est la première fois de ma vie que je me sens humiliée à ce point, d'autant plus par une parfaite inconnue. En quelques minutes, elle m'a rabaissé comme personne ne l'avait jamais fait avant. J'ai l'impression d'être une moins que rien qui n'a pas sa place dans l'environnement doré de son fils. Je ne suis pas à la hauteur, et elle a sans doute raison. Moi, une jeune fille de la campagne incapable d'aller au bout de ce qu'elle entreprend, ne mérite pas d'avoir un Theodore dans sa vie. Je devrais m'estimer heureuse d'avoir eu la chance de le côtoyer ces dernières années. J'aurais dû me douter qu'un jour, tout ça prendrait fin. Un homme comme lui ne peut pas fréquenter une femme comme moi. Nous ne venons pas du même monde. La cohabitation n'est pas possible et sa mère vient simplement de me le rappeler. C'est elle qui a raison.

La vision brouillée par les larmes, je sors de la clinique en courant. J'ai juste envie de rentrer chez moi, de me calfeutrer dans ma chambre, et de ne plus jamais en ressortir. Fuir et se cacher, voilà ce que font les moins que rien. 


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