Chapitre 23


Je dépose un dernier baiser sur les lèvres de Theodore, avant qu'il ne parte ouvrir son stand pour la journée. Au pied du porche, il me lance un sourire chaleureux. Les souvenirs récents de ce moment passé ensemble viennent chatouiller mon cœur qui s'emballe. Je suis incapable d'aligner correctement des mots pour en faire une phrase correcte, et ne parviens donc pas à lui signaler qu'un bouton de sa chemise n'est pas attaché au bon trou. Lui qui a une allure toujours élégante, le voir dépareillé m'amuse. Je ris de bon cœur. Pour ça, mon corps sait encore comment s'y prendre.

Une fois sa silhouette disparue au croisement de la rue, je file dans la salle de bain. Face au grand miroir, au-dessus du lavabo, je m'arrête quelques instants. Mes bras sont recouverts de petites fleurs aux couleurs de l'automne. Theodore s'est appliqué, c'est bien plus réussi que cette affreuse cible que j'ai sur le ventre. Doucement, je soulève mon t-shirt pour la voir, et ris devant son art douteux. Il est encore moins doué que ce que je croyais. Il ne fera pas carrière dans l'art, ou au mieux dans du contemporain.

J'ouvre le robinet et y passe mon gant de toilette. Il est temps que je nettoie tout ça avant que mes parents ne se posent des questions. Même si au fond, ça ne me dérangerait pas de leur avouer l'explosion de couleurs que provoque Theodore dans mon bas-ventre. Je les sens encore pétiller, plaquant un sourire ineffaçable sur mon visage. Il est tellement expressif que j'ai presque du mal à me reconnaître dans le miroir accroché juste au-dessus de l'évier. Je ne m'étais encore jamais vue aussi rayonnante, et tout cela grâce à un baiser saupoudré d'amour. Mon dieu, j'ai l'air tellement niaise !

— Andra, m'interpelle mon père depuis la cuisine. Tu ne déjeunes pas ?

Je sèche mes mains avant de retrouver mon père s'affairant aux fourneaux. Il est en pleine préparation d'un smoothie, dont la couleur verte ne m'inspire pas confiance. Heureusement, du coin de l'œil j'aperçois des toasts à la confiture de fruits rouges.

— Une fois que tu t'enfermes dans ton atelier, impossible de t'en faire ressortir. Ramène au moins une tartine et un jus d'orange, dit-il en me tendant la nourriture sur un plateau.

Serait-il en train de s'inquiéter pour mon alimentation ? Et depuis quand prépare-t-il un repas ? D'aussi loin que je m'en souvienne, il a toujours fui cette pièce où il ne maîtrisait rien. Et c'est parce qu'il perdait le contrôle qu'il ne s'aventurait pas dans la cuisine. Pour un militaire, dont les journées sont rythmées par le fait de donner des ordres, avoir des casseroles rebelles et un four capricieux est inacceptable.

Pourtant, à le voir jongler entre sa mixture verdâtre et ses oeufs brouillés, on aurait dit qu'il a fait ça toute sa vie. Je le sens détendu, presque autant que moi. Peut-être que les astres se sont alignés aujourd'hui pour donner un coup de pouce à notre relation bringuebalante. Prendre le petit déjeuner avec son père est ce que font la majorité des filles avec le leur, non ? Comment suis-je censée me comporter ? Si Theodore était là, il me dirait que c'est le bon moment pour lui tendre la main. Parce qu'une personne qui nous prépare à manger tient forcément à nous.

— Je pourrais aussi le prendre avec toi, dis-je avant de me mordre la lèvre inférieure.

— Tu as du temps pour ton vieux père entre deux tableaux ? demande-t-il, surpris. Ce serait bien la première fois.

— Oui, sauf si tu es occupé. Je comprendrais que...

— J'aimerais beaucoup, me coupe-t-il en souriant.

Je croyais mon cœur comblé de bonheur après ma soirée avec Theodore, mais mon père vient de me prouver qu'il restait encore de la place. Il m'invite à surveiller les œufs sur le feu tandis qu'il termine de couper le dernier kiwi qui viendra rejoindre les autres dans le mixeur. Nous avons beau échanger des banalités aussi inintéressantes que la météo, elles ont pour moi une importance capitale. Je chéris cet instant simple de la vie avant qu'il ne soit plus qu'un lointain souvenir, car c'est toujours ainsi que se terminent les choses entre nous. La froideur militaire finit par reprendre le dessus.

— Tu as le même sourire que le jour où je t'ai emmené à ton premier cours de dessin.

Je me souviens de ce moment comme si c'était hier, mais je ne me doutais pas que lui s'en rappelait également. Son air impassible avait même mis mal à l'aise ma professeure. Elle préférait s'adresser à moi plutôt que de faire face à son regard froid.

— Tu étais une petite fille ouverte et pleine de vie, mon bébé de l'automne.

Ce surnom affectueux me fait lâcher la spatule en bois que je tenais dans la main. Doucement, je me tourne vers lui. Ses yeux verts me scrutent déjà, et ils n'ont rien d'austère. Au contraire, ils sont tendres.

— Papa, tu...

— Je sais que c'est de ma faute, m'interrompt-il, la mâchoire crispée. En te voyant si insouciante, j'ai eu peur que la vie ne fasse qu'une bouchée de toi. Alors avec ta mère, on a décidé d'être plus dur en ce qui concerne ton éducation.

Mes muscles se tendent à chacun de ses mots. J'ai envie qu'il poursuive, qu'il me dise ce qu'il a sur le cœur, mais j'ai également peur de le découvrir. Avec tous ces non-dits accumulés depuis des années, je ne sais pas à quoi m'attendre. Nous ne sommes ni proches, ni complices. Alors que va-t-il encore m'avouer ?

— À cause de nous, et surtout de moi, tu t'es renfermée sur toi-même. Je n'ai pas été le père aimant que j'aurais voulu être.

Un soupire de soulagement abaisse ma poitrine. J'humecte mes lèvres, prête à lui répondre, mais il prend à nouveau la parole.

— J'en suis profondément désolé, ma chérie.

Je bois ses paroles que j'ai toujours rêvé d'entendre. Elles se gravent à jamais dans ma mémoire. Mais quelque chose me chiffonne, et cette fois, je n'hésite pas le lui en faire part.

— Pourquoi est-ce que tu décides de me dire tout ça maintenant ?

Ma question le met mal à l'aise. Il passe plusieurs fois sa main sur sa barbe grisonnante, le regard perdu dans le vide. Il semble réfléchir à sa réponse, comme s'il voulait me trouver la meilleure explication possible. C'est lui tout craché. Mon père est un homme réfléchi pour qui la réflexion est l'arme la plus puissante. Agir ne sert à rien si personne n'a pensé à un plan. Et c'est grâce à cette mentalité qu'il a pu gravir les échelons. Mais à la maison, son côté militaire met souvent à mal la vie familiale. Je ne veux pas l'excuse du siècle, juste comprendre pourquoi il ne m'a pas dit tout ça bien plus tôt.

— Laisse-tomber, soupiré-je avant de boire mon jus d'orange. Ce n'est pas important.

— Au contraire, ça l'est. On aurait dû discuter il y a bien longtemps.

— Ce n'est pas faute d'avoir essayé, marmonné-je à moi-même.

— Quand j'ai vu ta complicité avec Theodore, j'ai été jaloux.

Heureusement que je n'ai plus une goutte de liquide dans ma gorge, sinon je crois bien que je me serais étouffée. Son aveu est tellement impensable. Jamais je n'aurais pu soupçonner une once de jalousie envers Theodore.

— Lui, il a compris comment être là pour toi. Chose que je n'ai pas su faire en vingt-trois ans.

C'est fou, mais je le trouve dur avec lui-même. Malgré son éducation stricte et son manque d'affection à mon égard, ses propos sont trop sévères. Si je dois aussi me montrer honnête envers lui, il n'a pas été un parent aussi horrible que je l'ai prétendu. Ses petites maquettes, je les aime quand même. Et toutes ces fois où il me racontait ses victoires pour que je m'endorme. Des bons souvenirs en sa compagnie, j'en ai. Ils sont juste trop peu nombreux.

— Il m'a raconté votre conversation dans la voiture. Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu étais fière de moi ?

— Je t'ai élevé en te répétant que montrer ses émotions est un signe de faiblesse. Je ne pouvais pas aller à l'encontre de mes propos.

— Tu aurais dû.

— Je sais, il y a un tas de choses que j'aurais dû faire.

Oui, et moi aussi. Nous avons trop longtemps été spectateurs de cette relation. Il est temps d'arrêter de réfléchir, et d'agir pour une fois.

— Ce n'est pas trop tard, déclaré-je en jouant nerveusement avec mes mains.

— Je ne peux pas rattraper toutes ces années de mauvais comportement.

— Essaie juste de ne pas en ajouter une de plus alors.

Mon sourire timide le détend. Il ose même y répondre en faisant tomber le masque rigide de son flegme légendaire. Il s'ouvre, pour mon plus grand plaisir. Peut-être avons-nous une seconde chance où cette fois, nous allons pouvoir être juste un père et sa fille.

— Je t'aime, ma chérie. J'espère que ça, tu l'as toujours su.

— Évidemment, papa.

Doucement, je m'approche de lui, le cœur battant. Mes bras glissent autour de son cou pour venir se sceller derrière sa nuque, nos corps se retrouvant collés l'un à l'autre. J'avais oublié l'incroyable sensation que pouvait procurer un câlin à son père. C'est si doux, si bon, si réconfortant. Voilà une nouvelle chose qui semble s'arranger dans ma vie, et c'est encore dû à Theodore. Que ferais-je sans lui ?

 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top