Chapitre 19


Je sens encore la chaleur rassurante des paumes de Theodore sur mes épaules. Elles me donnent le courage nécessaire pour faire avancer mon corps jusque dans mon atelier. Il est grand temps de montrer mes peintures à quelqu'un. Par perfectionnisme, je cache les toiles que j'aime le moins derrière celles qui sont davantage réussies. Sous un drap blanc immaculé de taches de peinture, je recouvre certaines œuvres sur lesquelles Theodore est représenté. Il est peut-être encore un peu tôt pour celles-ci.

Je balaie une dernière fois la pièce du regard, et soupire profondément. Pour la première fois, je vais partager cet espace avec quelqu'un, et je suis heureuse qu'il s'agisse de Theodore. Après le pas qu'il a fait vers moi, je dois cesser de reculer. Les sentiments que j'éprouve pour lui ne devraient pas être un frein, au contraire, ils sont censés me porter au-delà de mes limites. Je suis nulle avec les mots, je vais donc me rattraper avec les gestes.

Je rejoins le new-yorkais toujours planté dans l'entrée. Il n'a pas menti, il est resté sage comme une image. Son sourire m'accueille, et je discerne instantanément dans ses iris gris, une pointe de fierté. Est-ce pour moi ? Ou pour sa propre personne ? Peu importe la réponse, je ne cherche pas plus longtemps. Ce soir, j'arrête de me creuser les méninges pour des futilités.

— Suis-moi, lui indiqué-je en penchant ma tête vers mon atelier.

Le claquement de sa canne sur le sol en bois massif m'informe qu'il me suit à la trace. Doucement, je pousse la porte entrouverte de mon atelier et le laisse franchir mon intimité. Je me dévoile à lui comme je ne l'ai jamais fait avec quiconque. Ce n'est pas une étape facile à passer, j'ai l'impression que mon cœur va exploser, mais je suis heureuse de le faire. Lui donner accès à ce qu'il y a de plus précieux est le seul geste de tendresse que j'ai trouvé. J'espère qu'il comprendra tout le sens et le courage qu'il m'a fallu pour en arriver là.

Je le laisse faire plus ample connaissance avec mon premier amour. J'aime le jaune, celui parsemé de légers reflets dorés. J'aime le rouge, celui virant dans une certaine nuance de bordeaux. J'aime l'orange, celui tacheté d'éclat de cuivre. Sur une toile vierge, ces couleurs apportent immédiatement un peu de chaleur, d'humanité, de vie à un dessin figé. Elles sont chaudes, presque autant qu'un soleil d'été, et pourtant elles représentent la saison automnale. Cette partie de l'année où la pluie incite la population à se calfeutrer chez elle devant un film d'Halloween. Le monde commence doucement à se mettre au ralentit, préparant à bras-le-corps l'hiver qui s'annonce.

Le temps devient doucement peu propice aux balades en forêt ou aux sorties dans les parcs. L'humidité est telle que mes boucles brunes deviennent folles et qu'un rhume permanent s'empare de mes sinus. Pourtant, j'aime l'automne autant que le jaune, le rouge et l'orange car c'est en cette saison que mes couleurs préférées sont mises à l'honneur. Peindre la nature alors qu'elle se vêtit de ses plus belles robes, capturer sur une toile blanche des éclats de lumière plus chatoyant que le scintillement des étoiles, immortaliser un paysage qui entame sa dernière danse avant d'hiberner, là est toute la beauté de l'automne pour la peintre que je suis. Il est le seul moment de l'année où sortir mon chevalet de la vieille véranda, devenue depuis longtemps mon atelier, et profiter de l'air extérieur me rend heureuse.

— Alors elle est là ton antre ?

La voix rauque et masculine qui raisonne dans mon atelier me ramène à la réalité. Je cesse d'admirer le paysage par les grandes baies vitrées à petits carreaux que l'on retrouve habituellement dans les vieilles usines, et rejoins mon invité. Les mains croisées dans mon dos, le cœur palpitant d'angoisse, je m'approche doucement vers lui.

— Ce n'est pas du tout ce que j'imaginais, avoue-t-il en inspectant mes œuvres.

La boule de stress qui me noue le ventre s'agrandit. Une sensation de lourdeur m'envahit, et j'ai chaud. Se pourrait-il qu'il n'aime pas mes toiles ? Soudain, toutes les questions que je refoulais refont surface. Elles viennent titiller mes glandes lacrymales. Tandis que je m'efforce de cacher l'émotion qui me gagne, mon invité, aux cheveux bruns aussi désordonnés que l'est mon atelier, continue sa petite inspection des lieux. De sa main libre, celle qui ne tient pas vigoureusement sa canne, il trifouille dans mes bocaux à pinceau.

— Je te croyais si ordonnée, si perfectionniste, si pudique, mais tout ce que j'ai sous les yeux me montre le contraire. Tu es une femme pleine de surprises, et j'adore ça.

Ses prunelles pétillantes viennent rencontrer les miennes, me délaissant ainsi de tout le poids qui subsistait dans mon estomac. Un sourire nerveux étire mes lèvres dans une grimace, je suis soulagée, mais en même temps terriblement gênée. Les compliments me mettent toujours aussi mal à l'aise, surtout quand ils sont de Theodore.

— Tu as un vrai don pour la peinture. Tes toiles sont magnifiques, Andra.

— Merci, parviens-je à murmurer, gênée.

À l'aide de sa canne, il déambule entre mes tableaux posés à même le sol contre un mur. Il les contemple un à un, puis passe aux croquis éparpillés sur un autre établi. À le regarder faire, il me rappelle ces inspecteurs académiques venant vérifier que le professeur, comme ma mère par exemple, fait correctement son travail.

— Tu as suivi des cours ?

— Simplement ceux de l'école.

— Vraiment ? s'étonne-t-il en se tournant vers moi.

— Oui.

— Tu devrais être aux Beaux-Arts, à Paris, à l'heure qu'il est.

Je rougis, touchée par son compliment. La capitale française est le rêve de tout artiste avec ses nombreux musées, ses galeries et ses écoles réputées. Oui, je me suis déjà imaginée arpenter ses rues sur mon fidèle vélo, ma pochette à dessin bien accrochée à l'arrière. Mais je sais d'avance que Meredith me manquerait trop pour être aussi loin d'elle. Ce que j'aime peindre, ce sont ses paysages et aucun autre. Ma créativité s'éveille ici, car c'est chez moi.

Le voir toucher mes réalisations tend tous les muscles de mon corps. Avoir une autre personne que moi dans cette pièce est quelque chose de nouveau, et j'ai du mal à m'y habituer. Il est le premier à les découvrir, les commenter, les effleurer. Ce qu'il a sous les yeux ce ne sont pas uniquement de vulgaires dessins. Ce sont mes émotions qui transitent à travers les feuillages colorés des arbres. Derrière ces paysages que je saisis à l'état sauvage, ce n'est pas uniquement une retranscription de la réalité, c'est aussi une petite partie de moi que je cache à l'intérieur. C'est pour cette raison que je ne laisse personne entrer ici.

Comme un auteur a souvent peur d'exposer ses mots qui sont bien souvent le reflet de ses pensées, je crains de divulguer les miennes à travers mes toiles. Certes, mes messages sont bien moins visibles que des mots, pourtant j'ai l'impression de ne voir qu'eux. Je me demande si Theodore les perçoit aussi.

— Pourquoi caches-tu celles-ci ? m'interroge-t-il avant de soulever le drap blanc.

Mon souffle se coupe lorsqu'il découvre mes toiles le mettant en scène. Cette histoire est train de me rend complètement dingue. Je n'étais pas préparée à subir autant d'émotions en quelques minutes. Même la plus terrifiante des montagnes russes ne pourrait pas me donner autant d'adrénaline qu'en cet instant. De toute façon, je n'aime pas les manèges.

— J'ai trouvé ma préférée, s'enthousiasme-t-il en saisissant la toile en question.

J'ai l'impression que le sol se dérobe sous mes pieds lorsqu'il tourne le dessin dans ma direction. Je le connais par cœur. Sur celui-ci est dessiné un champ de citrouilles devant lequel un homme est assis de dos sur un banc. Son visage n'est pas visible, mais la canne posée à côté de lui ne laisse pas de place au doute.

Comme pour mieux l'observer, il la pose sur le petit rebord des baies vitrées, contre lesquelles une fine pluie vient s'abattre. Dehors, le temps est tout simplement parfait. L'eau tombant directement du ciel apporte ce côté brillant, presque pailleté, à l'épaisse canopée qui s'étend sur des kilomètres. La vue depuis mon petit repaire est la plus belle de toute cette vieille maison coloniale presque centenaire. Et aujourd'hui, elle l'est d'autant plus que Theodore se trouve juste devant, à contempler une de mes œuvres.

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