Chapitre 14


Je ne le montre pas et garde mon sourire de façade, mais cette situation m'angoisse. Je n'ai jamais été l'oreille attentive de quelqu'un. Ce rôle, c'est mon petit frère, Eddy, qui sait parfaitement le jouer. Il est capable de rester assis durant des heures à écouter tout ce qui cloche dans ma vie. Il a beau n'avoir que dix-sept ans, il possède une certaine maturité qui a toujours fait la fierté de nos parents. Il est leur « chouchou », comme j'aime le lui rappeler pour le taquiner, mais aussi le mien.

Même si j'apprécie chacun de mes frères, Eddy a une place particulière. Derrière sa maturité, il y a ce même adolescent perdu que j'étais. Comme moi, on ne lui a jamais laissé la possibilité de rêver, de faire ce dont il avait envie. Bien qu'il soit le préféré, le statut social de notre famille ne laisse pas de place pour cela. Nous sommes conditionnés depuis notre plus tendre enfance. Certain comme Thomas et Ellis l'acceptent, d'autres comme moi s'affranchissent de ces règles. Je veux être l'exemple d'Eddy, mais aussi celui d'Andra. Tous les deux ont besoin de découvrir qui ils sont afin de quitter le nid, et de voler de leurs propres ailes.

Pour l'heure, c'est la jolie brune que je peux aider. Je chasse donc mes angoisses qui embrouillent mon esprit, et attrape sa main droite encore humide. Maintenant que je lui ai proposé d'être son confident, je ne peux pas m'en sentir incapable. Je compte tenir du mieux que je le peux ce nouveau rôle qu'elle m'a confié. J'ignore si mes épaules sont assez solides pour cela, mais je ne les laisserai pas céder. Je n'ai qu'à plonger mon regard dans ses yeux reconnaissants pour trouver la force de tout affronter.

— Mon nouveau rôle commence dès ce soir, alors tu pourrais peut-être me dire ce qui ne va pas avec ton père ?

— D'accord, accepte-t-elle tout en hochant timidement la tête. Mais pas ici.

— Il est tard, je pense que les cafés et restaurants sont fermés.

— Le porche suffira.

— Si c'est ce que tu veux, allons-y, déclaré-je en glissant mes doigts entre les siens.

— Attends, m'arrête-t-elle. Prenons de quoi boire avant. Je vais nous faire des chocolats chauds « spécial automne ».

— Ce qui veut dire ?

— Cannelle et guimauve, mais pour toi ce ne sera que guimauve.

— Non, j'aimerais le même que toi, affirmé-je en la retenant contre moi avant qu'elle n'ait le temps de s'éloigner. Je n'ai jamais goûté de chocolat chaud spécial automne et j'en ai envie.

Je m'abstiens de rajouter que ses lèvres aussi me tentent au plus haut point. Andra est pudique en ce qui concerne les sentiments ou démonstrations d'affection, elle s'éloigne toujours quand j'essaie de faire un pas vers elle. En étant son confident, elle cessera peut-être de reculer. Dans un sens, ma proposition a une grande part d'égoïsme. Certes, j'ai envie de l'aider, mais la perspective de me rapprocher d'elle a joué un grand rôle dans cette initiative. J'y ai vu l'opportunité de lui montrer mes réels sentiments à son égard.

Nos doigts entrelacés, nichés entre nos deux torses, sont l'infime barrière qui nous sépare encore. À mes yeux, ils représentent notre amitié que j'aimerais voir évoluer. Ce que nous avons est déjà incroyable, mais j'aspire à plus grand, plus beau, plus magique. Cette fille est bien trop unique en son genre pour laisser ce mur d'amitié entre nous. Et s'il faut que j'apprécie la cannelle pour arriver à mes fins, eh bien je l'aimerais encore et encore. Parce que pour Andra, rien n'est trop beau ou trop difficile.

À contre cœur, je finis par la libérer afin qu'elle puisse préparer nos boissons chaudes. Rapidement, l'odeur particulière de la cannelle envahit la cuisine jusqu'à prendre le dessus sur celle du chocolat. J'observe Andra faire couler le liquide fumant dans deux tasses à la forme d'animaux. L'une est un renard d'un roux qui ne passe pas inaperçu, tandis que l'autre est un beau loup gris. Elle y plonge ensuite de petites guimauves avant de m'inviter à la suivre dehors. Nous prenons place sur la balancelle en bois, nous donnant une vue dégagée sur la rue et les habitations aux alentours. Tout est d'un calme étonnant. Les moments sans un bruit sont rares par chez moi, vivre à Manhattan a habitué mes oreilles aux bruits assourdissants des klaxons, sirènes et autre brouhaha des passants.

— Comment tu as rencontré mon père ? me questionne Andra après m'avoir donné ma tasse en forme de loup.

— Je marchais le long du port, et il passait en voiture.

— Et tu l'as suivi sans poser de question ?

— Il m'a expliqué qu'il était un militaire haut gradé, ce qui était assez visible avec son uniforme. Il m'a aussi avoué son amour pour ma famille et de tout ce qu'elle avait fait pour la nation.

— Tu aurais dû prendre peur.

— J'ai reculé d'un pas quand j'ai compris à quel point il était calé sur les membres de ma famille, ris-je en repensant à la scène. Mais Cade l'a salué de loin avec des grands signes.

— Il t'en faut peu pour faire confiance aux gens.

— Disons que je sais reconnaître une mauvaise personne. J'en ai vu beaucoup au cours de ma vie.

Je bois une gorgée de ma boisson chaude, une grimace naissant au creux de mes lèvres. La pointe de cannelle me laisse un goût désagréable en bouche, mais je garde mes remarques. C'est moi qui l'ai voulu.

— Tu n'avais pas soupçonné que ça pouvait être mon père, me fait-elle remarquer d'un sourire timide.

— Je l'ai compris quand il m'a parlé de toi dans la voiture. Des Andra, il n'y en a pas des centaines, surtout à Meredith.

— Il t'a parlé de moi ? s'étonne-t-elle.

— Oui, il m'a dit qu'on avait le même âge tous les deux, que tu adorais la peinture, l'automne et la pluie. Après ça, il n'y avait plus aucun doute sur ton identité, lui expliqué-je d'un ton amusé. Quand je l'ai informé de notre amitié, il a presque sauté au plafond.

— Tu es sûr que c'est mon père qui t'a raconté tout ça ?

— Aussi certain que je m'appelle Nicholas-Theodore.

Malgré ses doigts posés contre ses lèvres, je parviens à discerner l'immense sourire qu'elle tente de cacher. Pourquoi doute-t-elle autant des paroles que m'a dites Spencer ? J'ai rarement vu un père aussi fier de sa fille, bien qu'il lui arrive d'avoir des propos réducteurs. Nous avons tous nos imperfections après tout. Il a également bien insisté sur le fait que sa charmante fille est célibataire et qu'il aimerait beaucoup la voir en compagnie d'un homme comme moi. Évidemment, j'ai gardé pour moi le fait qu'il n'avait pas besoin de me convaincre. Je suis déjà sous le charme, à cent pour-cent.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit d'autre ? me demande-t-elle soudain, les yeux suppliants.

— Qu'il sait que tu détestes les maquettes qu'il t'offre à chacun de ses retours, mais qu'il n'a rien trouvé de mieux pour rester dans tes pensées quand il est loin. Ah, et qu'il est extrêmement fier d'avoir une fille artiste, même si lui aussi n'a jamais pu voir tes tableaux. À l'entendre, j'ai cru que tu étais parfaite, plaisanté-je en lui donnant un petit coup de coude.

D'abord satisfait de cette dernière phrase mélangeant humour et sentiment, je déchante vite quand je réalise qu'elle ne fait pas du tout attention à moi. Le regard dans le vide, la tasse au bord de ses lèvres, elle répète d'une voix presque inaudible « il pense à moi ». C'est donc tout ce qu'elle a retenu de mes propos. Je pourrais lui dire que je la trouve fantastique, que mon cœur bat à mille à l'heure dès que je la vois, ça ne lui ferait rien du tout. Parler à un sourd reviendrait au même.

Je soupire longuement en laissant mon dos se poser au fond de la balancelle. Face à son père, je ne fais pas le poids. Je la laisse donc assimiler la conversation et en profite pour prendre une autre gorgée de ce fameux chocolat chaud d'automne. Lorsque l'arôme de la cannelle rencontre à nouveau mon palet, je n'arrive plus à retenir une grimace. Comment peut-on apprécier ça ? Même les guimauves ne parviennent pas à atténuer la prédominance de l'épice. Je ne suis pas encore prêt à me convertir.

— Merci, m'avoue-t-elle en posant sa tête contre mon épaule.

— Pour ?

— Tout.

— Moi, je n'ai rien dit tu sais. Je n'ai fait qu'écouter ton père.

— Peut-être, mais sans toi je n'aurais jamais su ce qu'il pense de moi, m'explique-t-elle avant de prendre une gorgée de sa boisson. Il m'a toujours dit qu'exprimer ses sentiments était une forme de vulnérabilité et qu'il fallait donc tout garder pour soi.

— Pourtant dans la voiture, je peux t'assurer qu'il savait très bien dire ce qu'il avait sur le cœur, rigolé-je en repensant à notre discussion.

— Il n'a jamais été là pour m'aider ou simplement m'encourager, alors je pensais qu'il se fichait de tout ce qui pouvait bien m'arriver. Ce soir, j'étais contrariée, car il n'a pas cherché à savoir comment ces longs mois sans lui se sont passés pour moi, encore une fois.

— Crois-moi, il s'en préoccupe, mais à sa manière. Les parents sont souvent de vrais mystères.

— Certainement, murmure-t-elle.

Doucement, son corps finit par se blottir contre le mien. Sa main glacée frôle ma paume, provoquant des frissons tout le long de ma colonne vertébrale. J'aimerais qu'elle ait froid plus souvent pour pouvoir la sentir contre mon corps qui brûle pour elle. Bon sang, ce statut d'ami ne peut plus durer !

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