Chapitre 13
C'est un vrai crétin ! Je fais des efforts pour lui, mais rien. Il n'a même pas remarqué que je porte la petite robe bleue à fleurs qu'il m'a offerte pour mon anniversaire. Il n'avait d'yeux que pour notre charmant invité. Je sais que Theodore est incroyable et qu'il vient d'une famille qu'il idolâtre, mais je suis sa fille. Cela devrait être plus important que tout. Pourtant, mon père m'a à peine adressé la parole de tout le repas.
Je passe mes nerfs sur les assiettes, frottant avec l'éponge plus qu'il ne le faut. Elles n'auront jamais été aussi propres. Je fais de même avec les verres, ainsi que les couverts que Theodore me rapporte. Je sens son regard pesant sur moi, il doit se dire que je suis aussi folle que le reste de ma famille. Entre ma mère qui sait où la sienne travaille, et mon père qui connaît absolument tout des Roosevelt, je m'étonne qu'il soit encore là. À sa place, je serais parti en courant il y a bien longtemps.
— Tu m'en veux et c'est tout à fait compréhensible, soupire-t-il tristement. M'excuser ne...
— T'excuser de quoi ? le coupé-je, ne sachant pas de quoi il est question.
— De ne pas t'avoir dit qui j'étais.
— Tu parles du fait que tu es issu d'une famille célèbre ?
— Célèbre ça fait un peu trop hollywoodien, tente-t-il de plaisanter en passant sa main sur son visage fatigué. Mais oui, c'est ce que je voulais dire.
— Et pourquoi tu t'excuses ? Que je sache ou non ton nom de famille ça ne change pas grand-chose, même si ton arrière-arrière-grand-père a été président. Tu sais, je n'aime pas beaucoup l'histoire.
Son rire soudain m'interpelle, je cesse mon activité pour plonger mes yeux dans les siens. Son air amusé me donne du baume au cœur. J'aime le voir heureux et plein de vie, cela me fait un peu oublier l'attitude de mon père à mon égard.
— Pourquoi est-ce que tu ris ?
— C'est la première fois qu'on me répond ça quand je dis être un Roosevelt, m'avoue-t-il, toujours aussi amusé.
— Je ne savais pas qu'il y avait une réponse type à cette information.
— Disons que ça a tendance à attirer les gens. Tout à coup, je suis digne d'intérêt.
— Mais tu as déjà tout mon intérêt.
À peine ces mots ont franchi la barrière de mes lèvres, que j'en ai honte. Je plaque ma main pleine de savon sur ma bouche comme pour les retenir, mais il est trop tard, je les ai dits. J'ai avoué devant Theodore qu'il accaparait toute mon attention. J'ai été spontanée, et bon sang, ça me fait un bien fou.
— Avec toi c'est différent, me sourit-il tendrement. Au lieu que ça te rapproche, j'avais peur que tu t'éloignes.
J'aimerais lui dire qu'il a tort, que rien ne pourra m'écarter de lui et surtout pas un vulgaire nom de famille, mais j'ai la bouche pleine de savon. Le liquide vaisselle est parvenue à se poser sur ma langue, crispant mon visage dans des grimaces ridicules. Maintenant c'est clair, j'ai l'air d'une véritable cinglée, ce qui semble encore plus amusé le new-yorkais. Il n'hésite pas à prendre un peu de mousse dans l'évier et à me la souffler dans les cheveux.
— Ça te va drôlement bien, se moque le brun. Je n'ai pas vu ton beau sourire de toute la soirée.
— Désolée, je n'étais pas vraiment d'humeur, avoué-je après m'être nettoyée la bouche.
— Pas à cause de moi du coup.
— Non, à cause de mon père.
— Pourquoi ?
J'hésite à lui révéler la raison de ma mauvaise humeur. Je n'ai pas l'habitude de dire ce que j'ai sur le cœur, surtout en ce qui concerne mes sentiments. Que je sois heureuse, énervée, triste, contrariée ou autre, je ne le dis pas. Comble de l'ironie, c'est de mon père que je tiens cette façon d'intérioriser les choses. Il m'a appris à ne pas parler de ce qui se cache au plus profond de mon âme pour que personne ne puisse utiliser ces informations contre moi ou ma famille. Faute à son entraînement militaire, il a instauré une certaine psychose autour de ça. Le silence est de mise, que ce soit sur les questions ou les réponses. « On ne demande rien, on ne répond rien » voilà sa devise. Seulement, les sentiments ne relèvent pas du secret d'État, mais ça, il ne l'a jamais compris.
— Pour rien, minimisé-je la raison.
— Andra, m'appelle-t-il en saisissant mon poignet. Tu peux me faire confiance, je ne répéterai rien.
— Je sais, mais l'expliquer est difficile pour moi.
— Comment je pourrais t'aider dans ce cas ?
— C'est si important que tu le saches ?
Ce n'est qu'une fois posée que je réalise à quel point ma question peut être vexante. Tandis qu'il m'explique les tristes raisons de sa boiterie, moi, je n'ose pas lui révéler que j'en veux à mon père de m'avoir à peine adressé la parole. Après quatre mois passés loin des siens, ce que j'ai pu faire ou vivre ne l'intéresse pas le moins du monde. Qu'il y ait Theodore ou non, le résultat aurait été le même. Il m'aurait accueilli avec le sourire tout en m'offrant sa stupide maquette, et aurait passé la soirée à discuter avec ma mère autour de son plat fétiche.
Je déteste la dinde, mais ça, tout le monde s'en fiche. Jamais on ne m'a demandé ce que j'en pensais, si je trouvais ça bon, car mon avis n'a que peu d'intérêt quand mon père est dans les parages. Parfois, j'ai presque l'impression que ma mère est une autre femme. Elle redevient la jeune fille de vingt ans qu'elle était à leur rencontre, celle qui n'avait pas encore de fille. Dans ces moments-là, j'en viens à souhaiter que son « cher époux » ne rentre jamais.
C'est horrible d'espérer qu'une telle chose arrive à celui qui représente notre figure paternelle. D'autant plus que chez une fille, le père possède la place particulière de la sécurité. Il est celui qui nous rassure la nuit, qui nous aide pour grimper aux arbres, qui fait fuir notre premier petit ami, qui nous applaudit trop fort à notre spectacle de fin d'année. Mais je n'ai jamais connu tout cela, ce qui fait de moi celle que je suis. Une fille qui n'ose pas parce qu'elle est terrifiée de tout. Et même si je suis prise de remords en souhaitant que mon père ne rentre pas, le mal est fait. Comment expliquer cela à Theodore sans passer pour un monstre ? Même s'il a des problèmes avec ses parents, je ne suis pas certaine qu'il aimerait les voir morts au combat.
— Si tu ne veux pas, c'est ton droit, reprend-il un peu déçu. Je ne peux pas t'en vouloir.
— Je ne suis pas encore prête.
— C'est ce que tu m'as dit aussi pour ton atelier, et je t'avoue que ça me vexe un peu. J'ai l'impression que tu ne me fais pas confiance alors que toi, tu as toute la mienne.
— Ce n'est pas ça, tenté-je de le convaincre.
— Tu sais, à tout garder pour toi, tu ne pourras jamais avancer. Parler, extérioriser, c'est important pour garder une bonne santé là-haut, m'explique-t-il en tapant avec son index sur sa tempe. Moi, c'est avec Eddy, le plus jeune de mes frères, que je parle de tout et n'importe quoi. Il est mon confident.
— Mais je n'ai pas de confident.
— Tu dois en trouver un, que ce soit moi ou un autre, c'est important d'évoquer tout ce qu'on a sur le cœur. Tu m'as demandé comment j'arrivais à garder le sourire en toutes circonstances, et bien maintenant, tu connais mon secret.
J'ai beau chercher dans mes proches, je n'ai personne pouvant jouer ce rôle. A une époque, il y aurait bien eu Julia, ma meilleure amie, mais elle est partie à l'université et nous avons perdu contact. Elle, elle a avancé tandis que moi, j'ai continué à faire du surplace. Et ça a été ainsi pour toutes les relations que j'avais su nouer avec des gens de mon âge. Ils sont partis courir le marathon de la vie. Sans le vouloir, je me suis moi-même isolée.
— Si tu me le demandes, je veux bien accepter le rôle de confident et t'aider à t'ouvrir.
— Je ne peux pas te demander une telle chose.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que le travail serait trop conséquent.
— C'est le moins qu'on puisse dire, rigole-t-il. Mais il en vaut la peine.
Son regard doux et rassurant me fait flancher. D'un petit hochement de tête, j'accepte qu'il ait ce rôle que personne n'a jamais eu.
— Non, tu dois me poser la question, Andra, me taquine le new-yorkais.
— Tu veux bien être mon confident ? chuchoté-je.
— Je n'entends rien, répète s'il te plaît.
— Theodore, repris-je plus fort. Est-ce que tu accepterais d'être mon confident ?
— Ce serait un grand honneur.
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