4- Titan
- Bonsoir, Capitaine.
Adam sursauta et rampa instinctivement jusqu'à s'adosser au mur. Une douleur intense lui donnait l'impression que sa colonne vertébrale était désormais composée de lames de rasoir. Ouvrant les yeux avec difficulté, il se trouva face au visage souriant du Président, assis sur le bord de son lit.
- Eh bien mon vieux, vous n'avez pas l'air très frais, dit celui-ci.
Le capitaine avala un peu de salive, qui lui faisait l'effet d'une pâte dégoûtante, et remonta le cours de ses limbes mémoriels pour comprendre ce qui l'avait mis dans cet état.
La réponse était très simple, près de ce qui était probablement une flaque de bave qu'il avait cultivée dans son quasi-coma, gisait une bouteille vide de whisky. Il se frotta le front pour s'extraire de la mélasse au travers de laquelle il pouvait entendre son ennemi reprendre la parole.
- Vous n'avez même pas besoin de moi pour vous faire du mal, je vois.
- Ta gueule, grogna Adam.
- Bien, bien. Je suis venu vous rendre une visite de courtoisie. Je considère que même si je l'ai emporté sur vous, je vous dois quelques explications. C'est mon côté vieux jeu, voyez-vous.
- Emporté contre moi ? S'étonna Adam.
- Oui, vous avez été relevé de vos fonctions ce soir. Blythe prendra votre place. Il correspond plus à nos attentes, vous comprenez ?
- C'est un de vos fanatiques.
Le président éclata de rire.
- Fanatiques ! Vous croyez m'appâter avec ce mot ? On nous a qualifiés de bien pire au cours des années. Fanatiques, assassins, nihilistes, malades mentaux, dangers publics, terroristes...
- Ils vous conviennent plutôt bien, je trouve, dit Adam en essayant de se lever, sans succès.
- Peut-être. Je vous dirais bien que l'histoire jugera, mais c'est bientôt la fin de l'histoire. Thanatos donnera un premier coup de balai dans moins de trente ans, et après une pluie incessante de météores de la même taille, la Lune finira le travail dans un centenaire. Et notre planète pourra tout recommencer à zéro, sans humains pour la salir.
Il avait prononcé ces mots les yeux fixés au loin, paraissant soudain robotique, comme s'il débitait une leçon. Cette attitude tranchait avec l'intelligence qui transparaissait habituellement dans son regard. Il tourna ses imposantes bajoues vers Adam.
- J'ai du respect pour vous, capitaine, vraiment. Qui aurait pu prévoir que vous parviendriez à manœuvrer cette ville flottante avec autant d'adresse, jusqu'à le mettre en sécurité dans l'œil d'un ouragan géant en formation ? Qui aurait parié, par la suite, que vous l'y maintiendriez pendant dix ans, malgré les courants parfois contraires, les accélérations soudaines et les changements de cap incessants de Sisyphe ? Et le tout sans GPS, sonar, radar de proximité ou météo, sans même une boussole ? Personne. Personne n'y croyait. Et certainement pas nous. C'est pour cela qu'il nous faut prendre les choses en main maintenant, vous comprenez ?
- Je comprends que vous êtes fou, répondit Adam qui retrouvait peu à peu ses esprits. Mais j'ai l'impression d'enfoncer une porte ouverte.
- Il est vrai que chaque être humain est programmé pour assurer sa propre survie. De tout temps, des hommes se sont livrés à tous les vices, toutes les horreurs, juste pour continuer à vivre quelque temps. Et il a fallu des milliers d'années d'évolution pour développer en nous une conscience de ce qui nous entoure, de son importance et de sa pureté. Dépasser notre petite existence pour s'intégrer dans un tout beaucoup plus beau. Vous dites que je suis fou ? Je pense que je suis simplement en avance.
- C'est ça. En avance, ironisa le capitaine.
- Exactement. Nous sommes intervenus avant qu'il ne soit trop tard. Avant que les dégâts de l'espèce humaine ne s'étendent jusqu'à notre Système solaire.
- Comment ça ?
La réaction intéressée d'Adam inspira un sourire victorieux au président qui se trouvait face à la baie vitrée de la chambre. Au loin, le rideau opaque de la frontière se teintait d'orange, caressée par les premiers rayons de l'aurore.
- Pourquoi croyez-vous que la Lune a explosé, capitaine ?
- Le laser de Titan...
- A raté son récepteur lunaire, et s'est braqué sur son cœur pendant de longues heures, jusqu'à faire fondre le cœur de l'astre qui, devenu instable, a explosé, n'est-ce pas ?
- Oui, répondit Adam dans l'expectative.
Le président se contenta de se retourner vers son opposant, braquant un regard de pierre sur ses yeux effrayés.
- C'est vous qui avez détourné le laser ?
- Quelques héros de notre organisation, oui.
- Mais, vous vous êtes condamnés à mort, comme nous tous !
- Comme je vous le disais, des milliers d'années d'évolution pour aboutir à quelques êtres plus en avance que les autres, prêts à se sacrifier pour une cause plus grande qu'eux. Non pas le bien de l'humanité, mais celui de notre Système solaire, de l'univers même, si vous voulez.
Adam ne répondit pas.
- Vous comprenez, nous avons observé la pollution croissante de cette planète au cours des vingtième et vingt et unième siècles. Les océans de déchets, l'effet de serre, la détérioration de l'atmosphère, la disparition de millions d'espèces, l'appauvrissement des sols, l'assèchement de la Méditerranée pour contribuer à nourrir les quinze milliards d'êtres humains... Nous nous étions faits à l'idée que nous allions mourir de notre propre hybris, mais deux projets nous ont poussés à modifier notre dogme.
- La terraformation de Mars ?
- Oui, et l'exploitation des océans de méthane de Titan. Mars, c'était plus simple. Le nombre de colons étant limité, il a été très facile pour nous d'infiltrer le système de sélection, et d'envoyer un certain nombre de nos partisans sur la planète rouge. Ce sera le lieu du renouveau, d'une société humaine éco-construite. Mais Titan... Aller chercher des énergies fossiles jusqu'à l'orbite de Saturne, c'était refuser de se poser des questions sur notre rapport à l'énergie. Nous ne pouvions l'accepter.
- D'où l'attentat ?
- Oui, mais cela n'a pas suffi à interrompre le programme. Nous avons donc cherché une solution plus... Radicale. Et elle nous a été donnée par la construction de ce laser géant censé transmettre l'énergie générée sur Titan jusqu'à un immense récepteur qui occupait un quart de la surface lunaire, qui le transmettrait ensuite à différents endroits de la Terre grâce à un réseau de plus petits lasers. Une grande idée, sans doute, beaucoup plus économique qui de rapatrier sur Terre des containers de méthane, mais tout aussi dangereuse, malgré ce que l'on a bien voulu nous faire croire.
- Et donc vous avez décidé de la braquer sur le centre de la Lune pour le faire fondre ?
- Oui. A mon grand étonnement c'était une puissance largement suffisante pour y arriver. Saviez-vous que la Lune est très riche en fer ? Cela fond très vite, le fer. Enfin, quelques personnes motivées sont rapidement venues à bout des techniciens de la station, et l'ont détruite après leur départ pour Mars, une fois leur tâche effectuée.
Adam était choqué par la détermination du Président. Il s'exprimait avec la fierté d'un homme accompli, et semblait en paix avec lui-même et ce qu'il avait contribué à réaliser. Une paix qui avait toujours fui l'esprit troublé du capitaine.
- Et ce navire dans tout ça ?
- Ah, alors ça, c'est une histoire formidable, dont vous êtes le héros, mon cher ! S'exclama le barbu. Voyez-vous, nous pensions simplement désaxer la Lune et la précipiter vers la Terre grâce à notre manœuvre. Nous avions anticipé que l'astre, s'approchant désormais de notre planète, entraînerait des effets de marée gigantesques, qui se propageraient jusqu'au magma terrestre, faisant fondre les pôles et produisant des pluies diluviennes qui feraient monter le niveau des océans. Nous n'avions pas prévu, toutefois, que le phénomène serait d'une telle ampleur, sous l'effet combiné de ce qu'il reste de la Lune et de ses plus gros fragments, qui tournent très vite autour de notre planète, et sont beaucoup plus proches que nous le pensions. En particulier, nous n'avions pas prévu que la Terre se couvrirait de ces ouragans géants, parmi lesquels notre cher Sisyphe. Et, alors que nous pensions nous embarquer sur un bateau qui nous servirait de radeau jusqu'à l'arrivée de nos confrères de la station martienne, nous permettant d'observer en sécurité l'humanité se détruire elle-même, nous avons bien cru y passer lorsque les ouragans se sont formés. Mais votre habileté nous a tous sauvés !
- Donc vous aviez prévu de prendre le contrôle du navire après son départ pour observer vos dégâts ?
- Exactement. À un détail près, répondit le président avec jubilation.
Adam ne lui donna pas la satisfaction de lui poser la question qu'il attendait. Il apprécia au contraire le rictus d'exaspération que le silence soudain arracha à son ennemi.
- Nous avons toujours eu le contrôle de ce navire, dit-il enfin.
- Comment ? !
Adam avait à nouveau tenté de sauter sur ses jambes, sans succès, il commençait à croire que la bouteille qui gisait sur le sol ne contenait pas que de l'alcool.
- Je sais que votre nouvelle amie, qui n'est plus des nôtres depuis ce matin malheureusement, vous a dit que nous étions environ trois mille sur le « S.O.S », mais un compte exact serait plutôt d'environ douze mille.
Adam n'y croyait pas, autant de personnes dans la confidence, c'était impensable. Autant de monde ne pouvait pas garder un secret pour aussi longtemps.
- Mais, comment est-ce possible ?
- Oh simplement un peu de génie informatique et organisationnel, nous avons été habitués à la clandestinité pratiquement depuis notre création, donc nous sommes devenus assez ingénieux lorsqu'il s'agissait de masquer nos desseins. Il y a sur ce bateau la quasi-totalité des effectifs et sympathisants de notre organisation.
Adam était pris de vertiges, il lui semblait par moments entendre le vieux fou au travers d'un mur de coton, mais il luttait pour rester suffisamment éveillé. Il voulait comprendre.
- Mais, tout ce temps, pourquoi avoir attendu ?
- À quoi bon déséquilibrer un système qui fonctionne ? Une fois transféré une grande partie de votre pouvoir au conseil voici neuf ans, nous vous avons laissé faire - admirablement - votre travail, tout en organisant un semblant de vie politique, avec ses contradicteurs, ses ennemis, pour donner le change à la partie du bateau que nous ne contrôlions pas. Comme l'élection au conseil de votre amie et de son amant de médecin.
- Mais... Les autres ? Les passagers qui ne sont pas des vôtres ?
- Petit à petit, nous leur présentons individuellement les faits, selon un quota qui change tous les jours pour ne pas attirer l'attention. Ceux qui adhèrent peuvent nous rejoindre et entrer dans une phase d'éducation.
- Lavage de cerveau.
- Je préfère éducation. Il faut apprendre à réapprendre, ce n'est pas évident.
- Et les autres ?
Le président s'éloigna de la fenêtre et s'assit de nouveau sur le lit pour faire face à Adam qui éprouvait de plus en plus de difficultés à maintenir sa tête droite. Il avait l'impression que chacune de ses oreilles pesait plusieurs kilos et le condamnait à pencher d'un côté ou de l'autre, dans un mouvement de balancier qui lui donnait la nausée.
- Eh bien, ils se suicident. Mais quoi de plus normal, sur le dernier navire d'une humanité qui court à sa perte ? Mais je vous rassure, il y a aussi d'authentiques suicides, y compris parmi nos rangs.
- Githab ?
- Lui, son élection nous a échappé. Une partie de la première classe concentre beaucoup de non-membres, mais nous sommes en train de nous occuper de ce problème.
Ainsi, les dés étaient pipés depuis le début. Tout espoir qu'avait jamais eu Adam au cours des dix dernières années n'avait été qu'illusion. Il avait maintenu à flot le navire qui rassemblait les bourreaux de l'humanité. Il les avait sauvés et protégés. C'était plus qu'il ne pouvait accepter. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues à mesure qu'il peinait à retenir des paupières qui ne lui obéissaient plus. À peine, parvint-il à bredouiller quelques mots.
- Maintenant ?
- Maintenant, vous allez sombrer dans le coma, l'adrénaline que je vous ai injectée tout à l'heure cesse de faire son effet. Vous allez sombrer sans douleur, et j'annoncerai ce matin au navire que vous avez succombé à un coma éthylique, après avoir vidé une bouteille entière de Whisky.
- Pourquoi... Justifier ?
- Ah, vous voulez savoir pourquoi je me donne tant de mal alors que la plupart du bateau est constitué de membres de TerraMagna ?
Le sourire aux lèvres, le président se pencha pour se retrouver à quelques centimètres du visage de son opposant agonisant.
- Voyez-vous, un grand nombre d'entre eux croit vraiment que nos membres martiens vont venir nous chercher, chuchota-t-il, et ils vous tiennent comme une sorte de héros qui nous a permis de survivre jusque-là. Moi, je suis de ceux qui savent que seule la mort nous attend, les Martiens sont incapables de venir nous chercher. Mais il fallait que tout le monde croie à cette issue pour que personne ne soit tenté de tout faire capoter, vous comprenez ? On ne sait jamais ce qu'il peut passer par la tête d'un homme proche de sa fin, si déterminé soit-il. Alors nous avons inventé l'histoire de ce bateau qui nous sauverait tous. Et ils y ont cru, et grâce à vous, ils ont pu y croire bien plus longtemps que je ne l'aurais souhaité. J'ai mis dix ans à récupérer le contrôle du navire, et former un homme prêt à m'aider à mettre fin à tout ça. Regardez par la fenêtre.
Il dirigea la tête d'Adam, qui pendait au bout d'un coup flasque, vers la baie vitrée et lui asséna une violente claque qui lui fit ouvrir les yeux. Avant de s'abandonner à nouveau aux ténèbres, il eut le temps d'apercevoir le rideau doré de la frontière, bien plus proche que d'habitude. Le navire était sorti de sa zone d'évolution et se dirigeait droit sur elle !
Mais les forces d'Adam l'avaient quitté, et tout ce qu'il put ressentir fut du désespoir. Sans savoir s'il parlait vraiment, ou si les sons n'existaient que dans son esprit fuyant, il implora les abysses de l'engloutir, demanda pardon aux passagers, et s'éteint en gémissant dans les mains du bourreau de l'espèce humaine.
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