3- TerraMagna

Cela avait pris toute la nuit. Et la situation était bien pire qu'Adam ne le craignait. Suite à une conversation étrange perçue par Demetev entre le président et l'un de ses prétendus plus farouches opposants - Githab -, cette dernière avait démarré avec le médecin - son amant - une enquête discrète. Ils suspectaient plusieurs meurtres au cours des derniers mois, ce qui était un choc pour Adam, mais le plus inquiétant était qu'ils pensaient avoir découvert un lien entre l'ensemble des membres du conseil, de nombreux passagers, et même quelques membres d'équipage, parmi lesquels Blythe et Raskin, qui datait d'avant l'embarquement. Tous auraient été membres de « TerraMagna », une association écologiste extrémiste créée en 2030, et qui s'était illustrée par plusieurs vagues d'attentats au cours des décennies suivantes. Leur fait d'arme le plus important avait été le sabotage d'un vaisseau en partance pour Titan, qui avait coûté des dizaines de milliards de dollars et fait dix-huit morts. Les membres de cette association, très vite qualifiée d'organisation terroriste, avaient toujours été secrets, mais leurs rangs n'avaient cessé de grandir, jusqu'à l'explosion de la Lune, et l'extinction de la civilisation humaine, dix ans auparavant.

Grâce à un sédatif fourni par le médecin, Demetev était parvenue à s'introduire sur le poste personnel du Président, qui gardait un registre de ses sympathisants sur le navire - qu'elle assimila à des membres de « TerraMagna ». Tous les noms étaient encodés et elle ne put emporter la liste. Quelques postes, écrits en clair, lui permirent toutefois d'incriminer des personnages clés, comme l'officier de quart préféré d'Adam, et le capitaine de pêche.

En tout, la liste comptait près de trois mille noms.

La présence à bord d'autant de membres de cette organisation ne pouvait être une coïncidence.

Quelles pouvaient être leurs intentions ? « TerraMagna » n'avait jamais caché sa haine de l'humanité, ou plutôt de ce qu'elle avait fait de sa planète d'origine. Ils s'étaient vigoureusement opposés à la construction du hub lunaire et aux premiers pas de la terraformation de Mars. Avaient-ils prévu une action d'éclat au cours de la croisière ? Le navire, baptisé « Master of Tides » lors de son départ, avait été le fleuron de la toute-puissante compagnie des deux orients. Plus long, plus haut, plus moderne que tous ses prédécesseurs, il était le premier à adopter la propulsion à fusion nucléaire. Plus propre que la fission, tombée en désuétude, elle n'en restait pas moins source de déchets, et avait toujours attiré l'ire des écologistes du monde entier. Mais si les conspirateurs en voulaient au système de propulsion, pourquoi ne pas avoir agi ? Avaient-ils été surpris par la tournure des événements ? Non, c'était peu probable. Un petit commando de quelques hommes motivés était bien plus indiqué pour une opération de sabotage.

Adam tentait de résister à la panique en se dirigeant vers la passerelle. Dans les travées, il ne croisa que quelques fêtards rentrant tard dans leur cabine, ou des personnes âgées réveillées tôt par le poids de leurs années, et qui se dirigeaient, hagards, vers le restaurant le plus proche pour prendre leur petit-déjeuner. Certains saluèrent le capitaine, avec la surprise de ne pas le voir répondre, tant Adam se consacrait à la recherche d'une solution. Il se sentait oppressé, entouré d'ennemis, ne pouvant plus faire confiance à personne. Il y a quelques heures encore, s'il lui avait fallu rallier des soutiens pour combattre TerraMagna, il en aurait parlé immédiatement à Ruskin et Blythe. Mais ils étaient vraisemblablement membres du complot. Un complot dont Adam ne connaissait même pas l'objectif, mais qu'il sentait renforcer son emprise sur lui et son navire.

Parvenu jusqu'au pont de commandement, Adam s'enferma dans sa spacieuse cabine. Instinctivement, il ouvrit le carnet de bord du capitaine, et y inscrit tout ce qu'il venait d'apprendre. C'était sans doute futile puisque selon toute probabilité personne ne retrouverait jamais ce document, obsolète pièce de simple papier héritée d'un temps lointain où les écrans cellulosiques n'existaient pas, mais l'écriture lui permit au moins de mettre un peu d'ordre dans ses idées.

Dehors, le jour était maintenant levé, et c'était l'un des plus gros fragments de Lune qu'on apercevait ce matin se dessiner dans le ciel bleu de l'œil de Sisyphe. Un astronome du bord l'avait nommé « Thanatos », tant cet astéroïde d'une centaine de kilomètres de diamètre, qui serait le premier de cette taille à s'écraser sur Terre - dans une trentaine d'années selon les dernières estimations - pouvait à lui seul mettre fin à toute vie sur la planète. Assis sur sa terrasse une tasse de café très fort à la main, Adam ne lui prêta que peu d'attention. Il se contenta de vérifier visuellement que le navire était bien dans sa zone d'évolution, ce qui était le cas. Le temps était clair, l'atmosphère relativement sèche, la mer plutôt calme.

Et pourtant, ce ne serait pas une belle journée.

Le capitaine anticipait le pire. Aucun scénario ne lui permettait de venir à bout de trois mille fanatiques sans effusion de sang, voire sans la destruction totale du navire. De toute manière, comment pouvait-il réunir une force suffisante pour les affronter sans éveiller leur attention ? Non, la violence ne mènerait à rien, si ce n'est à un échec certain. La négociation, alors ? Après-tout, ils étaient tous dans la même situation désespérée. Peut-être pouvait-on s'entendre avec ces gens pour cohabiter en paix ? Mais ce serait à lui de faire le premier pas, au nom de l'équipage et des passagers qui n'appartenaient pas à « TerraMagna ».

Il lui fallait confronter le Président, ne pas l'obliger à agir violemment, mais lui démontrer qu'une transition et une cohabitation pacifique étaient possibles, même s'il lui fallait abandonner sa position au profit de Blythe.

Était-ce un aveu d'échec ? Se dit-il alors qu'il rentrait dans son salon, tournant le dos au bref passage du soleil au-dessus du navire. Sans doute, mais il n'avait pas la force de mener ce combat-là. Depuis dix ans il s'obligeait à ne pas regarder en face leur situation, à combattre le désespoir, le sentiment d'impuissance, la vanité de leur existence sur cette planète qui avait été rendue à son véritable maître : les flots, que ce navire avait prétendu maîtriser.

Adam posa la tasse vide sur sa table de travail. Il se dirigeait vers la porte de sa cabine lorsqu'un détail lui fit rebrousser chemin. Son carnet de bord avait disparu ! Pris de panique, il ouvrit tous les tiroirs et fouilla les étagères remplies de vieux livres pour s'assurer qu'il ne l'avait pas rangé sans s'en rendre compte, pris dans ses pensées.

Ce n'était pas le cas.

Il avait été volé alors même qu'Adam se tenait à quelques pas de là, sur le balcon !

Le capitaine saisit sa casquette et courut vers la porte, qui ne s'ouvrit pas. Même la sécurité magnétique ne répondait plus à sa carte de capitaine et persistait à lui opposer un voyant rouge synonyme d'enfermement.

- Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Hurla-t-il en secouant le battant de toutes ses forces.

- Capitaine, vous êtes confiné à vos quartiers par ordre du conseil, répondit une voix hésitante à l'extérieur.

- Quoi ? Mais de quel droit ? Il ne peut même pas y avoir de conseil sans ma présence, imbécile ! Laissez-moi sortir.

Il frappait furieusement des poings et des pieds contre la porte qui ne lui concéda pas le moindre tremblement.

- Capitaine, le mieux c'est peut-être... De garder votre calme ? Tenta la voix, qui semblait très jeune.

- Oh mais je suis calme, répondit Adam alors qu'il saisissait une chaise qu'il précipita contre la porte.

Elle se brisa sans égratigner le bois précieux. C'était inutile, Adam était piégé, mis aux arrêts sur son propre navire. Il en hurla de rage, brisant tout ce qu'il trouva sur son passage, jetant des vases en cristal par-dessus bord, arrachant les pages des vieux livres qu'il avait conservés, s'abandonnant totalement à la folie, jusqu'à s'écrouler en pleurant sur le sol de sa chambre.

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