2- La nuit

Chaque nuit était devenue extrêmement dangereuse. À l'origine, Adam affectionnait particulièrement ces quelques heures au cours desquelles le bateau s'endormait, laissant à l'équipage la mission de foncer au creux des ténèbres pour que les passagers se réveillent proches de leur escale suivante. Il avait même parfois pris des quarts, ce qu'aucun capitaine d'un navire qui se respecte ne faisait plus, pour permettre à l'un de ses lieutenants de prendre un repos inattendu, qui serait savouré à sa juste valeur.

Désormais, la situation était bien différente. Sans GPS, l'ensemble des satellites en orbite de la Terre ayant été déviés de leur course ou détruits par les perturbations gravitationnelles créées par la Lune et ses débris, qui tournaient furieusement autour de la planète ; sans radar, dont les ondes électromagnétiques étaient perturbées par les orages dantesques régnant à la frontière de Sisyphe ; sans même une boussole fonctionnelle, le champ magnétique terrestre étant devenu fluctuant et illisible, et avec un sonar embrouillé par les intenses courants de débris, derniers vestiges d'une humanité qui avait traité son foyer comme une poubelle ; il était impossible de naviguer autrement qu'à vue. Or, le « S.O.S » devait absolument respecter sa zone d'évolution pour ne pas risquer d'être brisé par les vagues destructrices du bord, ou les maelströms abyssaux du centre de l'œil. Le jour, cette tâche était déjà difficile, Sisyphe se déplaçant au-dessus de courants marins parfois intenses, et emportant le navire dans une direction contraire, voire opposée, à celle de l'ouragan géant. Plusieurs fois, les générateurs avaient été poussés au-delà de leur puissance maximale théorique, pour arracher à ce monde flottant les quelques nœuds qui le sauveraient d'un courant contraire de quinze nœuds, au sein d'un Sisyphe sprintant à vingt-deux nœuds. Chaque fois, le « S.O.S » s'en était sorti, mais Adam n'aimait pas pousser des réacteurs nucléaires à bout.

La nuit, il fallait donc allumer tous les feux et poster des dizaines de vigies pour repérer les éventuels obstacles, et tenter de discerner la frontière pour en déduire la direction dans laquelle se déplaçait Sisyphe et sa vitesse, ainsi que la position du navire au sein de l'œil. C'était toutes les nuits un coup de dés qu'Adam était le premier étonné à n'avoir encore jamais perdu, tant l'ouragan pouvait changer rapidement de direction, comme s'il rebondissait sur les autres ouragans géants qui recouvraient avec lui l'intégralité de la planète.

Cette nuit, pourtant, était calme, et Sisyphe maintenait depuis le matin un cap stable, à une vitesse de cinq nœuds. Cela encouragea le capitaine à laisser la manœuvre à ses officiers pour poursuivre ses investigations.

Githab ne pouvait pas s'être suicidé. Adam n'y croyait pas. Chaque semaine, plusieurs personnes mettaient fin à leurs jours sans que cela ne soit plus signalé que par une inscription sur le carnet de bord. C'était devenu courant et avait été reconnu comme l'expression d'une des dernières libertés qu'il restait aux passagers de ce navire perdu, livré à des flots qui, immanquablement, finiraient par l'engloutir, sans qu'aucun espoir de survie n'existe plus. Mais si tôt ou tard beaucoup en venaient là, ce n'était pas le cas de Githab. La veille encore, il avait longuement discuté avec Adam d'un projet de pièce qu'il souhaitait écrire et faire jouer dans l'un des auditoriums. Le capitaine avait adoré l'idée, tant les spectacles donnés sur le navire tournaient en rond et se renouvelaient peu, faute d'auteurs ayant le cœur à l'écriture. Pourquoi se serait-il précipité dans le vide le soir même ? Cela n'avait pas de sens.

Et Adam osait à peine en tirer les conséquences.

En dix ans, il n'y avait jamais eu de meurtre avéré sur le « S.O.S ». Il y avait eu beaucoup de suspicions, de disparitions, mais chaque fois l'enquête avait conclu à un nouveau suicide. Peut-être n'avait-on juste pas voulu voir, ou savoir. Le navire comptait une soixantaine de policiers actifs ou à la retraite, qui avaient recréé un semblant de forces de l'ordre, mais se contentaient de mettre fin aux rixes, d'empêcher les mouvements entre classes, et ne procédaient qu'à des enquêtes rapidement expédiées. Sans doute y avait-il à bord quelques fauteurs de troubles, voire des assassins, qui s'en donnaient à cœur joie au sein de ce vide sécuritaire, mais à quoi bon y faire quelque chose ? La nature humaine est ce qu'elle est, et Adam ne s'attendait pas à autre chose qu'à la voir exprimer ses pires penchants dans de telles circonstances. De tous les maux mettant l'homme à genoux, le désespoir était certainement le plus prompt à lui voler son humanité. Et tous les conseils, policiers, ou hommes d'équipages bien intentionnés ne pourraient rien y faire. À la fin, le « S.O.S. » serait un vaisseau fantôme peuplé de cannibales qui annihileraient tout ce que l'espèce humaine avait pu être, jusqu'à ce que le dernier d'entre eux ne meure de faim et emporte avec lui leur destin maudit.

C'est animé de ces sombres pensées qu'il parcourut les couloirs, jusqu'à frapper à la porte du médecin chef du bord, qui ouvrit aussitôt. C'était un grand homme fin, qui semblait paradoxalement toujours malade et déprimé, mais dont le jugement était sûr, et qu'Adam croyait bon, malgré sa prise de parti pour le président. Il ne le soutenait que par son respect de la légitimité qu'une élection au suffrage universel lui avait confiée.

- Je savais que vous viendriez, dit-il. Entrez.

- Dans ce cas vous connaissez déjà la question que j'ai à vous poser, répondit Adam en s'installant dans le salon de la spacieuse cabine-suite.

Alors que le capitaine saisissait le verre que lui tendait son hôte, une gigantesque boule de feu attira leur attention. Elle se frayait un chemin en travers de la baie vitrée qui donnait sur le balcon.

- La vache ! Celle-ci est énorme, s'exclama le médecin.

- Oui, et pourtant elle est très loin, répondit Adam en revenant à son verre, les scientifiques disent qu'ils vont grossir petit à petit.

- Comment sait-on que l'un d'entre eux ne nous touchera pas ?

- On ne le sait pas, soupira le marin. On n'y peut juste rien. Vu la taille des débris, ils dépassent le mètre diamètre quand ils touchent l'eau désormais. Bientôt chaque impact créera des tsunamis très dangereux. Mais nous n'y pouvons rien, alors il faut juste espérer ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment.

Le médecin resta figé quelques instants, digérant l'information avec difficulté.

- C'est étrange, dit-il.

- Quoi donc ?

- Depuis la nuit des temps, nous avons toujours tout fait pour éviter de penser à la mort. Sur ce bateau nous y sommes confrontés tous les jours, et pour autant il n'y a pas de révolution, nous ne cessons pas de vivre, de nous débattre pour obtenir une respiration supplémentaire, en craignant que ce soit la dernière.

- Et ?

- La seule chose que m'a inspirée votre récit inquiétant, ce n'est pas de la crainte, mais de l'envie.

Le capitaine se retourna pour fixer le médecin, debout devant la vitre qui ne donnait plus que sur les ténèbres.

- Mourir écrasé par un morceau de la Lune, c'est plus classe que poussé par-dessus une rambarde, vous ne croyez pas ? Reprit ce dernier.

- Pardon ? Toussa Adam en avalant de travers.

- Le conseiller Githab a été assassiné. J'ai moi-même supervisé son autopsie.

- Vous en êtes certain ?

- Oui. Il avait des fragments de peau sous les ongles de la main droite, c'est une blessure de défense plutôt basique.

L'homme s'était retourné vers Adam, qui lui faisait désormais face. Il était calme, les mains jointes dans le dos.

- J'attendais que vous veniez m'interroger pour vous en faire part.

- Mais pourquoi n'avez-vous rien dit ce matin ? Nous aurions pu faire immédiatement une motion de censure ou... Ou je ne sais quoi ! S'indigna Adam en jetant son verre.

- Cela n'aurait avancé à rien, répondit l'autre en soupirant.

- Bien sûr que si ! Tous les membres du conseil ne suivent pas le président aveuglément, j'ai des soutiens !

- Vous n'avez aucun soutien, dit une voix féminine inattendue.

Adam sursauta, alors que la conseillère Demetev émergeait de la chambre. C'était une petite femme brune d'une soixantaine d'années aux yeux verts brillant d'intelligence. Adam la considérait comme une modérée, qui refusait de choisir un camp.

- Bonsoir, capitaine.

- B...

- Maria m'a alerté sur des éléments inquiétants il y a quelques semaines, dit le médecin. Installez-vous confortablement capitaine, nous devons vous raconter comment vous avez perdu le contrôle de ce navire.

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