Chapitre 7 : Curiosité


Le nez levé vers le ciel, Ayden ne voyait pas l'ombre. Il avait beau chercher dans les rues et jusqu'au fond de la forêt, rien n'y faisait. Il n'entendait pas le claquement sourd de ses ailes difformes, assez grandes pour masquer la lune. Il ne voyait pas ses yeux dorés briller au-dessus des murailles et de la canopée. Ses rugissements ne faisaient pas trembler le sol et ses chants ne faisaient pas trembler son cœur. Le monde coloré de ses rêves dansait en silence, vide de sa présence. Ce calme aurait du le rassurer, mais il ne faisait que laisser un poids d'anxiété peser dans sa poitrine.

— D-Dragon... tu es là...?

Il tendit l'oreille, mais n'entendit que les sons de la forêt. Il gonfla ses poumons d'air, soulevant les épaules pour élever sa voix.

— Dragon!

Son cri, bien plus fort, résonna un court instant, apportant un semblant de vie aux couleurs des frondaisons avant d'être emporté par le vent. Rien ne répondit à son appel. Détendu, il partit s'asseoir au pied de l'arbre solitaire de la clairière où il avait rencontré le reptile. Blotti contre son tronc tordu et sombre, il serra les genoux et y déposa son menton avec un soupir, les yeux rivés vers les profondeurs de la forêt.

Avec tout ce qui lui arrivait, il n'avait pas repris les temps d'observer le paysage. Sa beauté était toujours sans pareille, comme à Mérégris, mais la forêt avait un attrait unique : chaque arbre avait son propre ton de vert, et les ondulations du vent formait une merveilleuse peinture étincelante. Parfois, un arbre jaune ou rougeâtre éclaircissait le tableau, sans parler des animaux : comme le dragon, Ayden pouvait les voir galoper dans des volutes aux teintes uniques, tels des spectres. Les mésanges étaient bleues comme le ciel et leur chant était pourpre. La cavalcade des cerfs pulsait de fauve et leurs bois rouges s'élevaient haut dans les branches. Les renards faisaient danser leur longue queue grise et blanche et les papillons étincelaient tels des arcs-en-ciel dans la nuit. Sans le dragon pour l'arracher à ces rêveries aux senteurs de rosée et d'humus, Ayden était sûr qu'il y resterait pour toujours.

Un bruissement dans les hautes herbes le sortit de ses pensées. Il se leva vers la tête vers l'origine du bruit et vit les graminées remuer frénétiquement. Cela semblait beaucoup plus petit que l'ombre, mais cela n'empêcha pas son cœur de battre plus fort. Il risqua un pas en avant et tendit les bras les épaisses gerbes pulsant de vert et de jaune. Il les écarta brusquement, avant de les relâcher tout aussi vite en poussant un couinement de terreur. Tombant à la renverse dans sa précipitation, il poussa un soupir haché par la nervosité. Il était sûr d'avoir vu des yeux d'or, mais si ce n'était pas ceux de l'ombre... cela ne pouvait être que ceux de...

Dressé sur ses coudes tendus, Ayden tendit l'oreille. La créature pépia, avant de se taire, puis pour recommencer de plus belle. Les mouvements dans les gerbes reprirent, plus impétueux encore et sa gorge se serra.

— Non! Reste où t'es! Va-t'en!

Cela sembla ralentir la chose dans son mouvement, mais pas totalement : les bruissements continuèrent avec une lenteur torturante. Ayden se tétanisa quand le bout d'un museau blanc sortit des fourrés, suivi de deux orbes. Deux orbes d'un or si brûlant et si perçant qu'il eut l'impression d'être totalement mis à nu. Il ferma les yeux pour échapper à ces yeux beaucoup trop familiers et les pépiements reprirent, faiblards. Il n'osait rien faire, bien qu'il reconnaisse la stupidité de son inaction. Il était dans un rêve, le pire qui pouvait lui arriver, c'était de se réveiller, non...? Mais il voulait dormir, il voulait rester ici et profiter de ce songe merveilleux qui le reposait. Alors il ne fit rien.

Il risqua une œillade entrouverte : la créature s'était rapprochée et malgré l'étrange inconsistance qui semblait troubler sa silhouette, il pouvait la reconnaître. Son corps, fantomatique et lisse comme la peau d'un batracien, ses pattes, pataudes et tremblantes, et ses yeux brillants d'ambre... c'était la chose de son rêve dans la caverne. C'était la chose qu'il avait vu d'hier. Craignant un accès d'agressivité de l'animal, Ayden rapprocha ses jambes de son torse. Mais la créature ne bougeait pas d'un iota et s'était assise sur son séant pour le fixer, la tête penchée sur le côté en une mimique familière.

Il resta un long moment à observer l'animal étonnamment placide. Ce dernier ne cessait de le scruter, lui aussi, en poussant des vrombissements aigus. Il tournait la tête d'un côté, puis de l'autre, comme pour l'examiner sous toutes ses coutures. Lentement, les filaments dorés dans l'iris de la chose se noyèrent dans un bleu glacial et quand Ayden y jeta son regard, il vit la créature être prise d'un frisson. Lui aussi sentit son échine trembler sous le regard perçant et son cœur se souleva d'une joie qui le surprit : il était sûr de voir, au fond de ces iris, le reflet de sa propre curiosité.

L'être brumeux poussa un jappement et se leva d'un bond. Ayden fut pris d'un mouvement de recul paniqué alors que le reptile faisait un pas vers lui. La chose s'arrêta brusquement et, après quelques secondes à le jauger silencieusement, aplatit son corps contre le sol pour avancer avec lenteur, les yeux brillants levés vers lui. Médusé par l'attitude de l'animal, il n'osa pas reculer quand son museau toucha sa cuisse, ni détourner le regard. Sa main se leva, lentement, et après un instant d'hésitation, il la tendit.

— Alors..., balbutia-t-il. Tu es un dragon? Un bébé dragon? Tu ne leur ressembles pas, en tout cas... tu as l'air d'une salamandre...

Le reptile ne recula pas. Il renifla curieusement le bout de ses doigts un court instant et sans hésiter, alla déposer l'entièreté de son chef contre sa paume en vrombissant. Le cœur d'Ayden rata un battement en sentant la brume blanche de la créature enlacer son avant-bras et une douce chaleur l'envahir. Et malgré l'appréhension qui le déchirait quand les deux orbes brillants d'étranges émotions venaient à le fixer, il ne pouvait s'empêcher de laisser un sourire d'éclairer son visage.

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— Et quand Feu-de-Sang a fondu vers moi avec un rugissement, j'ai bondi sur une corniche et j'ai sauté sur son dos pour lui planter l'épée droit entre les deux ailes!

Les Gardiens applaudirent chaleureusement la reconstitution de la jeune soldate alors qu'Ayden, le visage blême, sirotait silencieusement sa choppe de bière tout en cherchant un moyen d'échapper aux histoires morbides des combattants. Un coup d'œil sur le côté lui indiqua que Sardas était en pleine conversation passionnée avec le commandant Helm, et la soirée battait encore trop son plein pour qu'il ose interrompre son maître.

Sans aucune issue, il soupira. Ils étaient juste censés vérifier que les blessures des soldats cicatrisent bien, mais apparemment, ils se rétablissaient encore plus vite que prévu, car ils les avaient invité un boire avec eux pour célébrer l'occasion. Et Ayden, serré entre deux Gardiens, devait écouter leurs anecdotes sanglantes sur la chasse du dragon qu'il voyait si souvent dans ses rêves. Des flammes qui leur cuisaient le visage aux cris paniqués de la bête quand elle mourut, ils n'émettaient aucun détail, ce qui n'arrangeait pas le malaise qui lui tirait les entrailles. Comment pouvait-on parler aussi facilement de la mise à mort d'une créature aussi intelligente? Mauvaise, peut-être, mais consciente de la situation...

— J'ai hâte de préparer le Drokhenwäst avec tout le monde, souffla un jeune soldat blondinet d'une voix qui paraissait trop douce pour être celle d'un guerrier. Ça sera ma première fois sur l'estrade, je suis un peu nerveux...

— Oh, tu vas voir, quand toute la foule va te regarder brûler le cœur de Feu-de-Sang, ça va être génial! (La soldate aux cheveux de feu leva le poing vers le ciel :) Une nouvelle bête renvoyée au Seigneur par les flammes du jugement, pour le bien de l'humanité!

Les autres Gardiens poussèrent un cri d'acquiescement avant de faire s'entrechocher leurs choppes. Ayden, lui, resta silencieux, le visage tiré. Le soldat à côté de lui dû le voir grimacer, car il lui offrit un sourire peiné qui tira son visage constellé de tâches de rousseur.

— Je suis désolé si on te met mal à l'aise..., souffla-t-il si bas qu'il ne l'entendit presque pas à cause du brouhaha ambiant.

— Non, c'est juste que... (Ayden se frotta le visage avant de soupirer :) Parfois, je me demande si on fait vraiment la bonne chose concernant les dragons... et s'ils étaient intelligents et cherchaient à se venger de tout ce qu'on leur fait? Peut-être qu'ils essaient juste de survivre-

Un doigt devant sa bouche vint le stopper dans sa pensée : le jeune homme, après avoir jeté un regard hâtif derrière lui, lui prit la main et se pencha vers lui pour lui murmurer d'un ton doux et patient :

— Les dragons n'ont rien d'intelligent — je peux te le dire, car je l'ai vu —, ce ne sont que des animaux corrompus qui recherchent instinctivement la discorde et le chaos. Et ils nous ruinent la vie depuis des millénaires, c'est eux qui doivent recevoir la première pierre, pas nous. (Une bousculade d'un Gardien un peu trop énervé l'interrompit, mais il se reprit rapidement :) Regarde ce qu'ils ont fait des hommes : des proies effrayées qui vivent enfermées dans leurs cages. Si nous voulons nous libérer, on ne peut pas rester les bras croisés : il faut devenir les chasseurs et nous débarrasser d'eux. Ils sont comme... une jambe infectée : il vaut mieux l'amputer avant que la gangrène ne se répande. Ils doivent disparaître avant qu'ils nous corrompent, avant que nous nous retournions les uns contre les autres à cause de la destruction qu'ils ont causé... tu le comprends, hein?

Ayden hocha la tête, mais son cœur se serra inconsciemment à la pensée des lamentations du dragon de ses songes, à ses chants dessinateurs de tableaux. Comment la voix d'un être que l'on disait inhumain pouvait autant déborder d'émotion?
Le jeune soldat ne sembla pas voir son mal-être et leva sa choppe vers lui, l'air satisfait. Sans réfléchir, il fit s'entrechoquer son verre avec le sien.

— Tu n'as rien à craindre d'eux, Ayden. Bientôt, ils ne seront plus qu'une légende du passé, je te le promets.

Le Gardien but une gorgée de sa boisson et se leva précipitamment de sa chaise quand un de ses compagnons lui donna une tape sur l'épaule, laissant Ayden seul à ses pensées. Une légende du passé, hein... il aurait dû être heureux : sans les dragons pour assombrir les cieux, plus personne ne tremblerait à l'idée de sortir des cités et de s'écarter des grandes routes. Le monde serait en paix et pourrait être étudié sous toutes ses facettes sans le moindre obstacle... il pourrait voyager sans peurs et découvrir les choses de lui-même, au lieu d'être emmuré et de suffoquer dans les effluves asséchées de Mérégris en plein été. Il aurait dû être ravi de pouvoir vivre sa vie de rêve.

Mais il pensa aussi aux mosaïques de couleurs qui illuminaient ses rêves, aux odeurs de leur nature irréelle et aux dessins mouvants que soufflait l'ombre du dragon. S'il n'avait pas rencontré cette créature dans la clairière, aurait-il eu la possibilité de voir une telle beauté dans ses songes?

Ayden soupira en sentant son cœur s'alourdir de mélancolie. Il n'était pas censé être triste. Il devait célébrer le rétablissement des soldats, pas pleurer la mort de leur ennemi. Ils faisaient tout ça pour l'humanité. Être pris de telles pensées, c'était manquer de respect aux risques qu'ils prenaient et les Gardiens ne méritaient pas un tel déni. Alors quand ils levèrent une énième fois leur verre, il leva le sien timidement et but de tout son soûl, pour la mort du Feu-de-Sang et pour le bien de l'humanité. Et pour les hantises de mes rêves.

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