Chapitre 32 : Famille
Sÿervik et moi avions décidé de faire une promenade dans les alentours de la cabane pour me permettre de prendre mes repères. Alors que la dragonne me montrait tous les raccourcis à ne pas oublier et les petits endroits cachés bien utiles, l'horrible sensation d'avoir des insectes rampant sur tout mon corps me força à me gratter une énième fois contre un des grands pins jusqu'à ce que ma peau en devienne rouge, mais néanmoins soulagée. Sÿervik m'observa faire attentivement, sa langue lapant la peau de mon dos, devenue rugueuse et parsemée de minuscules aspérités.
— Tes écailles sont en train de pousser. Dans moins d'un an, les parties les plus importantes de ton corps devraient être recouvertes, à condition que tu manges bien. (Elle leva les yeux vers le haut de mon crâne :) Tes cornes poussent aussi, ce qui veux dire que tu seras bientôt assez grand et fort pour explorer le monde sans trop de dangers. A cet âge-là, les dragonnets commencent déjà à quitter la tanière de leurs parents pour trouver leur propre territoire.
— C'est vrai? Les écailles de Orthal être comme toi après?
Bien que je trouvasse les écailles de la dragonne magnifique, avec ses beaux reflets métalliques, je ne voulais pas avoir des écailles d'une telle couleur. Le noir m'effrayait.
— Qui sait...? Cela dépend des couleurs de tes parents. Ma mère avait des écailles noires.
— C'est quoi, parent?
— C'est les personnes qui prennent soin de toi depuis ta naissance.
— Comme Ayden? Mais Ayden pas avoir d'écailles.
— Ayden est un humain, il ne t'a pas donné naissance. Il a pris soin de toi à la place de tes véritables parents.
— Mais où être les vrais parents de Orthal, alors...?
Sÿervik ne répondit pas et m'intima de la suivre d'un mouvement du menton. Nous marchâmes dans la forêt silencieuse pendant plusieurs heures, durant lesquelles la dragonne m'expliqua des choses intrigantes. Ayant presque dix ans, elle connaissait énormément de choses, mais ce n'était pas le même savoir qu'Ayden. Bien qu'elle sache par cœur le nom des arbres et qu'elle connaisse le Nordique et le Consuet sur le bout des doigts comme lui, elle connaissait aussi l'emplacement de toutes les rivières de la forêt et savait reconnaître la moindre trace d'animal. Elle me montra comment imiter les oiseaux et m'orienter grâce au soleil et à la mousse. C'était un jeu amusant, bien plus que lire et répéter des mots comme Ayden le faisait.
Nous passâmes au-dessus d'une rivière particulièrement agitée grâce à un tronc tombé. En m'agrippant sur le bois pourri, je vis du coin de l'oeil mon reflet dans l'eau trouble. Jusqu'à aujourd'hui, jamais je ne m'étais intéressé à mon reflet, car je n'y avais vu qu'une version déformée d'Ayden : une peau trop claire, deux yeux bleus trop grands, un nez trop long et une bouche trop fine, c'était tout ce que j'étais. Mais maintenant que j'avais Sÿervik en comparaison, je remarquais enfin tous les détails que j'avais manqué et qui me rendaient si différent d'Ayden — et similaire à la dragonne —. Des épaisses collerettes qui protégeaient ma gorge et ma nuque, des griffes acérées capables de percer le bois, des ailes et des membranes caudales qui me porteraient loin du sol, une queue puissante et des muscles raffermis par l'âge. Voilà ce que j'étais : j'étais un dragon, et l'étrange créature bipède qui m'avait sauvé la vie des mois auparavant me paraissait bien trop frêle, en comparaison.
Je devais protéger Ayden, et non pas le contraire.
— Tu es magnifique, vrombit Sÿervik en se retournant vers moi. Tu deviendras un magnifique dragon dont tes parents seront fiers. Ou une dragonne, on verra bien.
Le reflet de Sÿervik aux côtés du mien allégea mon cœur autant qu'il le serra d'appréhension. Cette silhouette reptilienne me ressemblait tellement, elle aurait pu être mon parent. Malheureusement, ce n'était pas le cas. Ça aurait dû être le cas.
Je voulais voir ma famille. Pas Ayden, mais ma vraie famille. Je voulais voir à quoi elle ressemblait, quel était le son de leur voix et de quelle couleur étaient leurs écailles. Je voulais savoir à quoi ils pensaient, quels étaient leurs espoirs pour moi. Je voulais savoir ce que deviendrait le reflet qui me fixait dans cette rivière. Pendant tout ce temps, sans même le savoir, j'avais été seul au monde, et je ne m'en rendais compte que seulement maintenant. Pourquoi Ayden ne m'avait-il jamais parlé de mon ancienne famille? Qu'avait-il à cacher?
— Ne t'accable pas de pensées inutiles, souffla Sÿervik en me poussant doucement du museau. Ta famille, maintenant, c'est Ayden, et personne d'autre. Il t'a élevé, il t'a nourri, il t'a appris tout ce qu'il pouvait. C'est tout ce qui compte, à présent.
— Mais pourquoi Ayden pas parler de famille?
— Il attend peut-être le bon moment pour t'en parler.
Sÿervik finit de traverser et s'ébroua pour se débarrasser des gouttes d'eau qui s'accrochaient à ses écailles comme des cristaux.
— Orthal être fort, maintenant, répliquai-je, la queue battante. Orthal prêt à entendre la vérité.
La dragonne se figea dans son pas. Elle tourna la tête vers moi, le regard grave et les membranes tombantes.
— C'est sûrement lui, qui n'est pas prêt à la dire.
Et nous continuâmes silencieusement notre route, ma tête remplie de plus de questions que de réponses.
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Plus les jours passaient, et plus Sÿervik m'appelait tôt le matin pour m'apprendre de nouvelles choses, comme pêcher du poisson et déterrer des insectes. Bien meilleurs que la viande sèche ou le pain, ces mets savoureux me poussaient à me démener pour rapidement apprendre la technique et enfin avoir des repas complets. On partait de plus en plus loin à chaque trajet pour revenir de plus en plus tard à la maison, couverts de mousse et de boue, mais pourtant bien heureux.
Ma nouvelle vie avec Sÿervik était exaltante. Je n'avais jamais ressenti autant d'émotions que maintenant : la joie d'attraper un poisson énorme, la frustration de me perdre pour une énième fois dans les bois, ou la colère quand un Tarroc trop audacieux cherchait à chaparder mes trouvailles, je savourai chaque miette de ces expériences nouvelles comme un ours qui venait de trouver une ruche pleine de miel. Pour la première fois de ma vie, j'avais vraiment l'impression d'être à ma place dans la forêt. La forêt de Mérégris m'avait toujours un peu effrayé, mais quand Sÿervik était avec moi, je n'avais pas peur. Je me sentais puissant. J'étais un dragon, voué à devenir aussi grand et fort que Sÿervik, et je pouvais enfin comprendre pourquoi Ayden avait peur de moi.
Ma réflexion fut stoppée nette quand l'aile membraneuse de Sÿervik me barra le passage. Dans le sol devant nous se trouvait un trou béant d'au moins cinq mètres de profondeur, dans lequel je serais tombé si on ne m'avait pas stoppé dans mon élan.
— Fais attention, Orthal, siffla la dragonne noire. Tu es dans la nature sauvage ici, et rien ne peut te protéger ici à part un esprit vif et concentré. Ayden peut faire ce qu'il veut, mais il ne pourra pas te protéger d'os brisés par une chute malencontreuse.
Sÿervik se pencha en avant, sa langue lapant l'air ambiant. En faisant de même, je sentis une odeur musquée, mêlée à une autre, plus forte, qui me fit frissonner. C'était celle de la mort. Je me rappelais la première fois où je l'avais sentie : je venais juste de naître, dans la grotte sombre où Ayden m'avait trouvé. La senteur avait été tellement omniprésente que je n'en avais jamais remarqué la présence jusqu'à maintenant.
— Un chevreuil est tombé, confirma Sÿervik en pointant le corps fauve et crème de l'animal du museau. Viens, je vais te montrer où entrer.
La dragonne partit au trot et je la suivis au petit galop pour ne pas la perdre de vue. Elle me conduisit vers un endroit où une partie du sol semblait s'être dérobée vers les entrailles de la terre, formant un petit tunnel que je n'aurais pas remarqué si Sÿervik ne me l'avait pas pointé du bout du nez. Bien dissimulée par les rochers et les noisetiers, l'entrée semblait tout juste assez large pour me laisser rentrer.
— Passe par là. J'arrive de l'autre côté.
Elle retourna sur ses pas, et je fus seul. Je tournais la tête vers l'entrée noire et un frisson traversa mon échine. L'air sur ma langue était humide et froid. Son odeur me rappela ma naissance et la mort que j'avais failli frôler, alors que je n'avais même pas commencé à véritablement vivre. Je ne voulais pas rentrer par là, j'allais rester coincé.
— Ne crains rien, cria Sÿervik, comme si elle avait entendu toutes mes pensées. Une surprise t'attend à l'arrivée, si tu te dépêches.
Tel un baume apaisant, la voix grave et suave détendit instinctivement tous mes muscles. La curiosité d'une surprise potentielle venant de la dragonne commençait à prendre le dessus sur ma méfiance naturelle. Alors, prenant mon courage à deux mains, j'écartai les ronces avec mes ailes et me glissai dans bien que mal dans le trou sombre. Je crus un instant que le tunnel était sans fin et essayait d'enserrer mes flancs, mais après ce qui me parut être une éternité, je pus enfin voir de la lumière. J'accélérai le pas et je me retrouvai au fond du gouffre. Sÿervik observait depuis les hauteurs, étirant sa large ombre sur moi. Elle vrombit en me voyant.
— Tu as réussi à affronter ta peur. Bien joué.
— Orthal toujours réussir!, répondis-je, mon cœur battant encore la chamade.
Le dragonne disparut de ma vue et mon sang ne fit qu'un tour quand elle sauta tête la première dans le gouffre. Avant d'atteindre le sol, elle déploya ses immenses ailes pour ralentir sa chute et les fit battre pour l'amortir totalement. Elle atterrit lourdement sur ses pattes arrière et sa longue queue, avant de retrouver sa posture quadrupède devant moi. Je m'éveillai de ma stupeur et poussai un jappement impressionné.
— Trop bien! Orthal faire pareil!
Sÿervik ronronna doucement, ses yeux brillant d'une tendresse que je savais destinée uniquement à moi. Je ne comprenais pas pourquoi Ayden avait si peur de la dragonne : elle était douce et gentille, et ne nous avait jamais fait de mal. Elle était... comme une maman que je n'avais jamais eu. Mon cœur s'allégea à cette pensée autant qu'il se serra de mélancolie.
La dragonne s'était approché du chevreuil mort et le tirait vers moi, son odeur fauve chassant toute pensée de mon esprit affamé. J'arrachai un morceau de chair de la cuisse : elle était déjà froide et rigidifiée par la mort, mais je ne pus m'empêcher de vrombir de bonheur à son goût, incomparable à tout ce que j'avais pu manger avec Ayden. Je déchiquetai l'animal jusqu'à être totalement repu, mais alors que je m'allongeai sur un promontoire de pierre pour faire une sieste digestive au soleil, Sÿervik tira sur les membranes de mon bassin pour me forcer à me lever avec un couinement de frustration.
— Je t'ai dit que j'avais une surprise à te montrer.
Sÿervik agrippa un rocher deux fois plus gros que moi et le poussa avec la force de son épaule. La pierre crissa longuement, refusant de se déloger sans un combat, mais avec un énième effort, elle roula sur le côté, dévoilant derrière-elle une ouverture, tout juste assez grande pour laisser passer Sÿervik. Cette dernière s'y engouffra sans hésiter et je la suivis. Ce que je vis me coupa le souffle.
La petite caverne, éclairée par des mousses phosphorescentes, était remplie d'objets jusqu'à déborder. Au plafond pendaient tissus, peintures et broderies de mille-et-une couleurs, des peaux d'animaux et des colliers d'os et de perles. Les aspérités dans les murs servaient d'étagères de fortune pour des armes d'humains, des ustensiles de bois et de verre, et même quelques livres à la reliure pourrie. Mais le plus impressionnant restait le sol : je ne pouvais pas faire un pas sans manquer de glisser sur des montagnes de pièces, des écailles, des éclats de métaux ou des cristaux scintillants. Les stalagmites brisées portaient des sculptures en os et sur les stalactites dansaient des babioles plumées. Des centaines d'odeurs inconnues me titillaient les narines; je ne savais où donner de la tête. Ayden mourrait d'envie de voir ça.
— Voici ma collection, expliqua Sÿervik en balayant le sol de sa queue, faisant tinter l'or et les gemmes derrière-elle. Personne, ni même Raëghan n'en connaît l'existence. Tu peux prendre ce que tu veux, pour commencer ta propre collection.
— Pourquoi?
— Il est de coutume chez les dragons de collectionner les richesses du monde, pour montrer les épreuves qu'ils ont dû traverser durant leur vie. Avoir une grande collection témoigne d'une grande force de corps et d'esprit, nécessaire pour trouver un compagnon convenable. (Le regard de la dragonne noire sembla perdre son éclat, et je pus sentir une fragrance de mélancolie dans son odeur :) Ça fait passer le temps quand tu es seul, aussi.
Je fis glisser un objet entre mes serres. Il se composait d'un simple manche et d'une armature de bois, au centre de laquelle se trouvait une surface brillante. Je poussai un jappement de surprise en y voyant mon exact reflet. Malheureusement, bien qu'intriguant, l'objet était trop encombrant pour être emporté. Je portai donc mon révolu sur un objet de métal doré qui s'enfila sans effort sur mon poignet. Les gemmes grises incrustées dans la babiole sculptée m'arrachèrent un vrombissement affectueux : elles me rappelaient les yeux d'Ayden.
Mon choix fait, je me tournai vers le reptile noir, plein de questions.
— Comment Sÿervik savoir tout ça? Orthal être dragon, mais pas savoir.
— Mère me l'a dit quand j'étais dans l'œuf.
Cela semblait être une évidence pour elle, mais pas pour moi. La curiosité commençait à pointer dans ma poitrine, frustrée du vide de connaissances qui se formait en moi. La dragonne écarquilla les yeux en voyant que je demeurai confus et battit nerveusement la queue.
— Tu... n'as jamais entendu ou senti ta mère dans l'œuf...?, demanda-t-elle.
— Non...
L'idée d'être un tant soit peu différent de Sÿervik me gonflait de malaise. Mais je ne me souvenais pas d'une voix dans mon œuf...
— Ah!, m'exclamai-je alors. Orthal entendre Voix avant de sortir! Mais... Voix être triste, avoir mal. Puis Orthal sortir. La Voix être voix de maman?
Sÿervik hocha la tête avec un air grave. J'avais donc connu la voix de maman sans même le savoir... mais elle avait été si malheureuse, si souffrante... que pouvait-il bien lui être arrivé pour qu'elle soit si affligée? Un frisson de terreur et de réalisation fit trembler tout mon être. Était-elle...?
— Le rôle principal d'une mère est d'apprendre à sa couvée les bases fondamentales de la vie de dragon avant même la sortie de l'œuf. Si elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle ne le pouvait pas : peut-être que son compagnon était mort ou blessé, et qu'elle devait partir chasser à sa place. Et si tu l'a sentie en train de souffrir avant d'éclore, c'est que quelque chose d'horrible lui est probablement arrivé. Orthal, il est probable que ta mère n'est plus de ce monde.
Je demeurai pétrifié. Comment pouvait-elle dire des choses aussi horribles sans même ciller? N'avait-elle pas de cœur?
Sÿervik m'avait dit que les dragons ne pouvaient pas pleurer. Leurs yeux n'étaient pas faits pour cela; seuls les hommes avaient cette faculté. Pourtant, alors que ma respiration s'accélérait et que mon corps était pris de soubresauts comme le faisait Ayden quand il était malheureux, je sentis des gouttes froides couler le long de mon museau. La dragonne lécha le haut de mon crâne en vrombissant pour me calmer et leva les yeux vers les nuages qui assombrissaient le ciel et faisaient tomber la pluie sur mon crâne froid.
— Il risque d'avoir un orage ce soir. Rentrons voir Raëghan et Ayden.
Le cœur lourd et les membres figés, je me laissa porter par la peau du cou par Sÿervik. Elle bondit, battit lourdement des ailes pour rester en l'air et s'agrippa aux rebords du gouffre, se hissant tant bien que mal hors du trou à coups de griffe. Elle me reposa à ses pieds et me donna un coup de museau dans le flanc pour m'inciter à marcher, mais je n'en avais pas la force.
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