La troisième aube
Notes personnelles, par Victoria Renver.
Tout est fini. Le commissaire Vermont nous a démis de nos droits d'étudier le Vitium. Nous resterons donc dans le noir complet, nous n'obtiendrons rien de plus, ni de nos analyses, ni de Jeffrey lui-même.
Mon entretien avec lui ne m'a permis que de constater, non pas les effets engendrés par la substance, que nous connaissons déjà, à savoir: force et rapidité largement augmentées, tolérance extrême à la douleur, réflexes centraux de peur inhibés, etc. Mais plutôt les conséquences engendrées par son sevrage, c'est à dire l'interruption de la consommation chez un sujet accoutumé.
J'ai donc vu mon ami, affalé sur sa chaise, ayant des symptômes proches de celui du scorbut: amaigrissement, saignements de la bouche, pâleur... Il semblerait de plus qu'il ait développé des signes de démences mégalomanes et paranoïaques, mais j'éviterai de me prononcer, n'étant pas dans mon domaine d'expertise.
Je compte néanmoins continuer de manière personnelle mes recherches, ayant réussi à emporter un petit échantillon de Vitium. Cela semble fou, mais j'ai envie de poursuivre, de savoir. Je crois qu'il m'a percé à jour, même si je n'ai rien fait pour le cacher. J'éprouve le besoin d'aller vers lui, quoi qu'il fasse pour me repousser, est-ce de la jalousie? De l'amour? Se pourrait-il qu'il ait raison? Ai-je engendré la mort de mes parents par mes choix?
***
Le clair de lune s'effaçait peu à peu dans le bleu sombre du ciel. Jeffrey regardait depuis maintenant de nombreuses heures la lumière qui le nimbait d'un fin halo blanc, seule vue extérieure de son étroite cellule, où son état de santé déclinant avait obligé les autorités à l'y confiner. Au moins était-il débarrassé de ces horribles chaînes clinquantes. L'anxiété et l'appréhension de ne plus voir le scintillement des étoiles amena Jeffrey à se passer frénétiquement les mains dans les cheveux, même s'il ne remarqua pas qu'il les perdait par dizaines. Le goût du sang était devenu omniprésent dans sa bouche, et sa faiblesse de plus en plus prenante à tel point qu'il ressentit le besoin de s'asseoir sur la couchette sommaire qu'il n'avait encore jamais utilisée.
A quoi bon dormir, il savait dans son fort intérieur qu'il allait mourir, très bientôt.
Son corps le lâchait à une vitesse impressionnante, le laissant seulement constater la terrible vérité: le Vitium, bien qu'il répugnait utiliser cette dénomination, était devenu un besoin vital, son esprit le savait, et son physique le confirmait, au même titre que boire et manger.
La mort arrive.
Jeffrey avait perdu tant de choses, auxquelles il tenait certainement, mais tout cela était maintenant secondaire. Allait-il agoniser dans une cellule de neuf mètres carré, ou dans un lit d'hôpital quand il tomberait dans le coma? Comme elle demeurait présente en chaque être humain, la peur de la mort devenait palpable, écrasante dans les pensées du jeune homme.
Je dois trouver une solution.
Il fut finalement tiré de ses réflexions par la lueur dorée et orangée de l'aube naissante, le début de son troisième jour de captivité.
Il n'aurait certainement pas l'opportunité d'en voir un quatrième.
***
Hector Vermont faisait les cents pas dans son bureau, aucune réponse ne lui était parvenu, seulement des pistes, et encore. Le gang recherché avait disparu à la frontière, impossible de les poursuivre. Jeffrey Slart était muet comme une tombe, qui plus est sur le chemin du cercueil. Derek Marlow le surveillait de près, il le savait, et ces requins de fédéraux allaient bientôt débarquer pour prendre tout ce qu'il serait possible et d'enterrer cette affaire. C'était une impasse, une impasse totale.
Les obsèques de sa fille disparue arriveraient dans quelques jours mais d'ici là, il était de son devoir de rester le plus imperturbable possible, même s'il avait beaucoup de mal à ne pas faire irruption dans la cellule de cet enfoiré pour le tuer de ses propres mains.
Il prit le téléphone et appela son épouse. Bien entendu, elle était dévariée, et ne demandait qu'à faire son deuil et à voir son mari, présent au commissariat depuis bientôt trois jours. Son fils ne comprenait pas, pourquoi il restait, pourquoi il ne pouvait pas venir voir son père, pourquoi sa sœur était morte? Le pire là-dedans, c'est que le vieil homme n'avait pas de réponse précise à lui donner.
Il raccrocha le combiné nonchalamment et éplucha une dernière fois le dossier Slart. Il avait sans doute raté un élément important, ce n'était pas possible. Son cœur s'accéléra en voyant une énième fois les différents clichés de scènes de crimes où Slart avait été aperçu ou impliqué. Il n'était sans doute pas fautif sur la totalité d'entre elles, mais il manquait désespérément de preuves. Lorsqu'il arriva à la photographie du cadavre de sa fille, un pincement le saisit à la poitrine tant cette vue lui était insupportable.
Alors qu'il refermait le dossier, le médecin légiste fit irruption dans son bureau, sans frapper, ce qui était assez inhabituel.
— Monsieur le commissaire, excusez-moi, il y a du nouveau.
— Je vous écoute Matthews, répondit-il machinalement.
Celui-ci farfouilla dans ses diverses pages de notes, travaillant sur l'autopsie depuis maintenant deux jours. Le commissaire ne supportait pas d'entendre parler de sa fille ainée comme d'un cadavre supplémentaire, aussi espérait-il que cette entrevue soit la plus courte possible. Le dénommé Matthews sortit une page de relevés biologiques et la présenta à son supérieur.
— J'ai retrouvé dans le sang de... de votre fille, pardonnez-moi monsieur, des traces du composé Vitium, injecté vraisemblablement peu de temps avant sa mort, certaines substances ayant déjà été métabolisées par l'organisme, ce qui pourrait indiquer...
— Attendez, attendez... Avant sa mort? coupa Hector.
— C'est exact monsieur, mais d'après la coagulation, c'est forcément après la balle et les blessures qu'elle a reçues, celles-ci ayant cicatrisées de manière extraordinairement rapide, ce qui est en adéquation avec les effets qu'a présenté le suspect.
— Et où voulez-vous en venir?
Matthews déglutit avec appréhension.
— Je ne peux en être sûr à cent pour cent, mais il est fort probable que votre fille était encore vivante au moment où cette injection a été pratiquée, ce qui, combiné aux conclusions des deux consultants scientifiques que vous avez dépêchés, qui impliqueraient que le suspect a dosé ces composants en fonction de ses propres capacités métaboliques...
Hector Vermont eut peur de comprendre.
— Cela impliquerait, monsieur le commissaire, reprit-il, que ce soit en fait le composé Vitium qui ait tué Léa Vermont, et que donc Jeffrey Slart soit l'assassin.
Le vieil homme fut d'abord tétanisé. Après quelques secondes d'absences, il envoya violement valser tous les ustensiles se trouvant sur son bureau. Celles-ci tombèrent avec fracas dans l'ensemble de la pièce, ce qui força Matthews à sortir.
S'en était trop. Le commissaire se saisit de son arme de service et s'élança dans la direction de la cellule où était retenu Jeffrey Slart. Au moment où il se précipitait dans le couloir, il aperçut deux hommes tout habillés de costumes noirs qui arrivait sereinement vers lui.
— Bonjour, fit l'un deux avec un sourire, commissaire Vermont, je présume?
Celui-ci rangea discrètement son arme de poing dans son holster.
— C'est moi-même, répondit-il avec une certaine frustration.
— Agents Klaus et Jonas, du FBI, reprit le premier en désignant son collègue qui se contenta d'un hochement de tête, nous reprenons les choses en main à partir de maintenant. Mais avant cela, veuillez-nous indiquer la salle d'interrogatoire, et y faire conduire le suspect.
Hector Vermont hésita, puis déchanta en voyant les deux hommes brandir cérémonieusement leurs cartes. Il grinça silencieusement des dents en comprenant qu'il était désormais trop tard.
***
Jeffrey se retrouva de nouveau engoncé à cette chaise qu'il détestait tant. Il émit encore une fois un mucus sanglant dirigé contre la vitre opaque de la salle, destiné à un quelconque observateur anonyme. Qui pouvait encore demander à le voir?
Comme pour lui répondre, les deux hommes en cravates entrèrent dans la pièce et s'assirent face à lui.
— Bonjour monsieur Slart, je me présente, je suis l'agent Klaus et voici l'agent Jonas.
— Vous travaillez pour qui, les Men In Black? rétorqua Jeffrey avec provocation.
Jonas fit mine de se lever afin de corriger l'impudent, mais son partenaire le fit se rassoir, d'un seul regard.
— Veuillez excuser mon collègue, il n'est pas très porté sur l'humour. Je n'ai moi-même aucun problème avec ça, à moins d'abuser de ma patience. Pour vous répondre, nous travaillons pour le FBI, et nous prendrons les choses en main sur cette affaire. Si vous êtes là, monsieur Slart, c'est que vous êtes accusé de meurtres, du premier et second degré, le tout aidé par une substance illégale qui vous conférerait, à ce que l'on dit, des capacités hors du commun.
— Je constate que vous savez lire un dossier, ça a du carburer à l'entretien d'embauche.
— Si vous êtes déclaré coupable, continua Klaus en ignorant cette intervention, ce sera la perpétuité, notre cher Etat ayant aboli la peine de mort, mais dans votre état, cela ne durera pas bien longtemps.
— Vous ne savez rien de mon état! cria le jeune homme.
— Plus que vous ne le pensez. Croyez-le ou non, mais certaines hautes sphères de notre pays s'intéressent de très près au composé que vous avez inventé et encore plus à votre... étrange faculté à l'avoir assimilé si aisément. Nous trouvons donc fort dommageable de vous laisser mourir ainsi.
— C'est donc le mélange qui vous intéresse, pas moi. Je m'en doutais, rétorqua Jeffrey avec dédain.
— Mais apparemment, elle ne fonctionnerait que sur vous-même, renchérit Klaus, et devrait être adaptée à chaque métabolisme en faisant usage, ce qui n'est pas envisageable dans les faits. Aussi, nous sommes là pour vous faire une proposition.
— Et quelle genre de proposition pourriez-vous faire à quelqu'un dans ma situation, agent Smith?
Celui-ci ne tint à nouveau pas compte de cette intervention et se pencha en avant, croisant ses mains sur la table métallique.
— Dites-moi, monsieur Slart, que savez-vous de l'Irak?
Après un moment de silence dû à l'étrangeté de la question, Jeffrey haussa les épaules.
— Ce qu'on en dit à la télévision, répondit-il simplement.
Les deux agents se regardèrent étrangement, comme si on venait de leur raconter une mauvaise blague.
— On dirait que les médias font leur boulot, se fit entendre pour la première fois la voix rauque de Jonas.
Jeffrey détailla avec incompréhension les deux agents en cravates s'échangeant des murmures comme des marionnettes de foire.
— Il y a un bug dans la matrice les gars? Ecoutez, je ne souhaite pas passer mes derniers instants en vous regardant jouer au bon flic et au méchant flic, alors appelez-moi quelqu'un.
— Votre mort est-elle si inéluctable pour vous, monsieur Slart? répondit Klaus en se retournant vers lui.
Oui.
Jeffrey ne répondit pas et baissa les yeux uniquement pour dénombrer ses cheveux tombés.
- Je vais être très clair monsieur Slart, vous n'avez pas seulement besoin de... Vitium, vous avez besoin d'autre chose: un but. Vous ne pouvez de toute évidence plus vous balader en jouant les héros en ville, alors en imaginant que vous sortiez, vous feriez quoi? Vous feriez commerce de votre invention? Non je ne crois pas. Vous voudriez être un héros? Servir votre pays? Devenir le meilleur?
Ce mot fit tiquer Jeffrey qui planta ses yeux oranges dans ceux de l'agent fédéral, qui ne cilla même pas.
— Vous êtes une balle de fusil sans cible monsieur Slart, alors réfléchissez-y!
— Je suis surtout un mort en sursis, un cadavre qui marche! Sans compter le fait que je suis attaché et prisonnier ici!
Klaus soupira bruyamment. Lui et son collègue se levèrent et Jonas se dirigea vers la sortie.
— Si vous êtes d'accord, rejoignez nous à l'extérieur sud de la ville avant minuit ce soir, ou bien nous ferons en sorte que vous ne puissiez jamais poser votre cul quelque part pour vous fabriquer votre cocktail, déclara Klaus.
— Vous êtes sourds ou quoi?! Je vous dit que je ne peux pas sortir, et même si je le pouvais, je ne pourrais pas survivre bien longtemps! Je n'ai plus mon matos, plus de Vitium, plus rien!
L'agent Klaus fouilla alors dans sa veste et posa lourdement sur la table deux injecteurs remplis de mélange orange.
Mais c'est... comment?
— Mes...mes deux injecteurs restants? Comment les avez-vous eu?! Comment?
L'agent se rapprocha du visage effaré de Jeffrey.
— Par contre, je vous demanderai d'attendre que nous soyons sortis du bâtiment avant de commencer. Je vous remercie de votre attention, monsieur Slart.
Moi de même.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top