L'oasis fortifiée
"Je ne me suis jamais senti aussi seul au milieu d'une foule, dans un vrai paradis."
Marcus Vermont
***
Avril 2019 , Edmonton, Alberta, Canada.
La matinée embrumée du printemps continental maintenait langoureusement son emprise sur la végétation renaissante et abondante d'Edmonton. Les matinaux bourgeons de toutes les couleurs et de toutes les tailles s'éveillaient doucement d'un hiver rigoureux, encore recouverts d'une fine pellicule humide brillant sous le soleil. Par endroits, cette rosée se concentraient en de fines gouttelettes qui perlaient ça et là sur l'apex des herbes et l'extrémités des feuilles, désespérées de quitter leurs supports pour mourir sur le sol.
Mais un tremblement retentit, troubla le miroir quasi-parfait renvoyé par ces multiples yeux épars, immédiatement suivi par un autre, puis un suivant, se rapprochant de plus en plus, inexorablement. Finalement, l'eau tomba et s'éparpilla, les herbes se plièrent sous la pression des pas effrénés d'un coureur matinal.
Marcus Vermont accéléra la cadence. Il devait encore effectuer au moins cinq kilomètres de parcours avant le milieu de la journée. Une tâche facile, mais il ressentait déjà la fatigue. Le jeune homme fonçait à travers le parc, sautait par dessus les bancs, et soulevait des gerbes d'eau. Son cœur battait au même rythme que chacune de ces foulées. Il n'avait jamais été très doué en endurance, mais des mois d'entraînement couplé à une certaine motivation commençaient à porter leurs fruits. En général, il ne partait jamais si tôt le matin, mais aujourd'hui, il n'avait eu aucune envie de croiser Victoria au réveil, les cicatrices de la veille étant encore présentes dans son esprit.
Finalement, son cœur n'en put plus, et, las d'attendre la fin du parcours, il se maudit d'être parti si vite et ralentit progressivement son allure alors qu'il longeait l'epaisse muraille de béton qui sciait ici le parc. Plus loin, une solide porte de métal noir, à moitié camouflée par les reliefs boisés, surveillée par un adjoint, interdisait l'accès au niveau supérieur, le rempart et les miradors.
La ville d'Edmonton réalisait jour après jour l'exploit d'assurer quasiment seule sa sécurité. Le gros des forces militaires canadiennes était encore à ce jour déployées sur le Moyen Orient, seuls quelques régiments demeuraient en réserve pour participer à la défense des villes fortifiées. Le reste était laissé à la coordination des forces de l'ordre locales —le crime était devenu anecdotique— et aux volontaires issus de la population, en premier lieu les chasseurs et autres personnes sachant se servir d'une arme à feu. Tout adulte le souhaitant pouvait d'ailleurs se former à cet usage sous la supervision d'un agent.
La plupart des cités canadiennes avaient érigé ses murs à la hâte et à bas coût, s'inquiétant plus de la rapidité d'un obstacle physique que de sa qualité, le rénovant peu à peu par la suite. Edmonton ne faisait pas exception. "Le joyau de l'Alberta" avait élevé ses murailles dans un ciment résistant mais simple, et l'agencement intérieur dévoilait encore plus de décisions hâtives: les escaliers en colimaçon qui menaient au sommet étaient étroits, trop pour deux hommes armés côte à côte, et étaient exagérément longs à gravir. Les miradors de garde, quant à eux, eurent droit à plus de finitions. Culminant à plus de trente mètres de haut, ils étaient dotés d'ouvertures pratiques, permettant sans efforts de faire feu en contrebas, et façonnés de verre blindé.
Marcus s'arrêta. La parole donnée au shérif Jones lui revint en mémoire alors qu'il salua l'adjoint surveillant la porte, manifestement depuis de nombreuses heures.
— Avez-vous encore besoin de volontaires pour ce soir? questionna le jeune homme.
— Toujours monsieur, dit-il, plus on est de fou, plus on rit, pas vrai?
Il cracha par terre. Marcus ne sut comment interpréter cette allocution et remercia promptement l'homme qui le salua d'une main au couvre-chef. N'ayant plus ni l'énergie ni la motivation de continuer le parcours de santé, il décida de rentrer chez lui.
Une fois parvenu devant le seuil, le méta hésita avant d'entrer. Il trouva Victoria comme à l'accoutumée, dans son laboratoire où elle passait le plus clair de ses journées. Marcus fuyait un regard accusateur, sans se rendre compte qu'il était en fait résigné et apaisant.
— Chéri, tu veux en parler? dit-elle en écartant ses feuilles de calculs.
Marcus fit la moue en effleurant à nouveau ses cheveux châtains.
— Non Victoria, je te remercie.
— Si seulement je pouvais comprendre la nature de ton...
— Je te l'ai déjà expliqué! coupa sèchement Marcus, je ne me souviens que de bribes de souvenirs, qui me reviennent parfois en des cauchemars atroces! Je me remémore seulement une grande plaque de métal brillant, semblable à l'argent et rien de plus que d'une blessure mentale horrible qui me fait souffrir jour après jour!
Le méta-humain ôta son haut trempé de sueur et le jeta dans un coin de la pièce.
— J'aimerais tant me rendre utile, poursuivit-il, pouvoir dire que je suis autre chose qu'un pauvre idiot qui se faisait emmerder par les plus costauds que lui. Pouvoir faire mieux. J'ai perdu ma sœur. J'ai perdu mes parents. J'ai été maudit. Que puis-je faire? Que puis-je dire? Toute ma vie ne tient désormais qu'à un fil, et il se nomme Jeffrey Slart. Il est le seul qui y a donné et qui lui donne encore un sens.
— C'est sympa pour moi, fit remarquer la jolie blonde.
Marcus réalisa sa bourde, mais ne put tenir cet échange davantage. En un battement de cil, il disparut instantanément. Et alors qu'il se retourna et franchit le pas de la porte, il entendit sa compagne prononcer des mots qui lui semblèrent bien lointains.
— Tu n'es pas un nul Marcus Vermont, dit-elle, j'aime tout chez toi, tes qualités, tes défauts, je t'aime tout entier. Malgré ton invisibilité, tu n'es jamais passé inaperçu pour moi. Essaie, fais de ton mieux, même si tu tombes, je ne t'en veux pas.
Marcus stoppa sa marche furtive.
— J'ai pris une décision, je monte sur le rempart ce soir.
Le méta-humain sortit du laboratoire d'un pas lourd mais déterminé.
Une fois qu'il fut loin, Victoria se remit à ses calculs de manière pensive, fouilla ses papiers, écarta ses verreries et ses équations. Elle ouvrit machinalement le tiroir de son bureau puis déplaça le factice fond qui s'y trouvait. Des doigts, elle sentit que ce qu'elle voulait cacher depuis de nombreuses années, autant à Marcus qu'au reste du monde. Elle effleura la mince paroi de verre de l'objet, et ne put résister à l'envie de le contempler.
Il n'avait pas changé, un fin récipient cylindrique et transparent, renfermant un étrange liquide orange...
***
Marcus avait passé l'après-midi à se préparer pour la nuit qui l'attendait. Un sac à dos contenant de la nourriture, de l'eau et quelques autres équipements utiles harnaché à son dos, il quitta son domicile plein d'appréhension.
Victoria était déjà endormie, du moins le croyait-il.
Le crépuscule marquait déjà le ciel, mais le soleil éphémère avait déjà disparu derrière l'immense muraille bétonnée qui sanglait la cité. Les rues étaient quasiment désertes. Les quelques passants qu'il y avait là étaient pour la plupart de jeunes couples, qui rentraient avec hâte à l'abri de leurs maisons. La nature s'était comme tue; les oiseaux ne chantaient plus, les fleurs ne produisaient plus leur arc-en-ciel éclatant; elle retenait son souffle lors de chacune des nuits sous tension que traversait la ville, manquant presque de tressaillir, comme égarée dans un lieu hanté.
Finalement, le jeune homme arriva au portail principal du rempart, situé au nord d'Edmonton, devant lequel s'était massé une quarantaine de volontaires. Le shérif, Digger Jones, ordonnait comme à son habitude ces gardes de fortune, formaient les groupes, et distribuait l'équipement à l'aide de ses quelques seconds. Le quincagenaire sourit lorsqu'il reconnut l'américain au milieu des autres.
— Alors, dit-il goguenard, toujours vivant apparemment.
Le sens de l'humour semblable au sien du vétéran avait toujours eu le don de rassurer Marcus.
— Cela n'a pas été facile, répondit-il. J'espère que cette nuit le sera plus.
Le shérif lui fit un clin d'œil.
— T'inquiète pas gamin, tu seras avec moi ce soir. Une vraie partie de plaisir.
Le cœur de Marcus ne put s'empêcher de battre à tout rompre malgré ces paroles voulues rassurantes. Il avait déjà veillé il y a quelques années, sans incidents, mais il ne lui en restait que de vagues souvenirs. Il se massa la tempe, guettant une éventuelle pique de douleur mentale impromptue.
Le méta-humain avait un mauvais pressentiment.
Le portail s'ouvrit lentement pour laisser pénétrer les différentes équipes dans le corridor circulaire taillé dans l'anneau gris. Les groupes se repartirent devant les différents escaliers intérieurs, espacés chacun d'environ cinquante mètres, et commencèrent en file indienne leur ascension vers les remparts et les miradors.
— Tu sais encore te servir de ça ? fit Digger en tendant à Marcus un fusil de chasse.
Marcus hocha la tête. Il n'aimait guère les armes à feu, mais il s'était, comme tout le monde ici, formé à leur usage. L'arme était munie d'une lunette grossissante, visiblement non-issue d'un stock militaire, et avait déjà quelques années au compteur.
Le méta suivit Jones le long de leur étroit escalier de béton. De rares fils noirs et épais alimentaient les lampes éclairant les marches taillées grossièrement à même le mur.
De longue minutes de dénivelé furent nécessaires pour gravir l'accès au poste de surveillance. Arrivé au sommet, Digger souleva une lourde trappe métallique et se hissa sur le mirador, aussitôt suivi par Marcus.
Celui-ci se rappela aussitôt pourquoi on surnommait parfois cet endroit "l'aquarium". Ils étaient entourées de verre transparent, dans une salle carrée de quatre mètres de côté. De fines meurtrières se devinaient ça et là, certaines s'ouvrant par le biais de fenêtres, d'autres en permanences fonctionnelles. On pouvait voir de loin de toute part, derrière sur l'immensité de la ville, à gauche comme à droite se distinguait les formes et lumières des autres tours de guet tout le long du mur, impraticable sur ses hauteurs, et enfin, droit devant, l'immensité de la forêt canadienne.
Mais il y avait une chose dont Marcus ne se souvenait pas: d'innombrables feux de camp épars scintillaient comme des lucioles dans les bois.
— Digger ! À terre ! s'écria le jeune homme en se couchant au sol.
—Du calme gamin, réagit paisiblement le vieil homme.
Marcus se retourna pour s'apercevoir que Digger s'était tranquillement installé sur une chaise, et s'allumait une pipe.
— Premièrement, expliqua-t-il, ce verre est blindé et à cette distance nous protège très efficacement des calibres. Ensuite, te coucher ne sert à rien sauf si tu utilises les ouvertures basses pour tirer au loin. Et enfin, ça fait longtemps que tu n'es pas monté, mais ils sont là depuis plus de dix mois maintenant.
Sans changer de position, Marcus attrapa ses jumelles et scruta les environs. Les feux brûlaient intensivement, et il parvenait même à deviner, pour les plus proches, des ombres humaines projetées sur les troncs d'arbres.
— Il y en a plein, paniqua Marcus, je ne comprends pas, les autorités avait signalé que...
— Je sais gamin, ça m'a fait une belle frayeur moi aussi la première fois. Ils sont environ deux mille en bas, entourant la ville partout, sauf au sud. Et nous sommes à peine une centaine en haut de ce mur.
Marcus commença à regretter sa bonne volonté, non sans écarter les multiples questions qui foisonnaient dans son esprit.
— J'ignorais qu'il restait encore autant d'hommes au nord du continent, dit-il.
Digger Jones se gratta le menton en prenant une profonde inspiration.
— Pas des hommes, des mutants.
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