De Charybde en Scylla

"Si j'étais l'oiseau, je n'aimerais pas rencontrer le chasseur, et vous ?"

Lt. Raquel Demanza

***

An Nasräm, sud de l'Irak, mars 2013.

Les coups de feu continuaient à retentir dans l'enceinte de la base avancée, comme autant de tentatives avortées d'arrêter Jeffrey Slart. Le surhomme était littéralement en train de pacifier la place-forte à lui seul. 

Raquel survolait la scène et n'avait jamais rien vu de tel. Une supériorité si écrasante. Le guerrier aux yeux orange valait bien une armée par lui-même. Elle pouvait le distinguer sauter d'un bâtiment à l'autre, et inévitablement purger l'intégralité de ses occupants. Parfois, son cœur faisait mine de s'arrêter lorsque des explosions faisaient voler les murs blancs en poussière, mais peu importe l'arme employée, Jeffrey finissait toujours par émerger d'un carnage pour en semer un autre.

Lucius défonça à peine d'un coup d'épaule monumental l'immense porte d'entrée  que Jeffrey avait esquivée à peine trois minutes plus tôt et ne trouva derrière que les cadavres dévastés des infortunés qui avaient vu l'homme le plus fort d'Amérique atterrir à leurs pieds. D'un geste avisé, il abattit sans peine les quelques soldats encore présents sur le rempart de son fusil démesuré et progressa plus avant dans la base en tentant vainement de coller le train au porteur de l'exo-squelette Apogée. 

Pendant ce temps, les artilleurs des différentes pièces de DCA situées sur le point le plus haut de la place, inconscient de la véritable débâcle ayant lieu plus bas, ouvrirent le feu sur Raquel et son armure Condor et dans la toile bleue du ciel tracèrent de multiples traits blancs et brillants. Avec plus de maniabilité que ne l'aurait pu n'importe quel aéronef, la pilote partit en tonneau et esquiva les projectiles meurtriers avec une grâce presque artistique. Ses ailes décrivirent une courbe argentée alors que la jeune lieutenant se jouait du feu ennemi. D'une taille plus réduite qu'un avion de chasse, l'atteindre restait complexe pour des pièces d'artillerie destiné à abattre des chasseurs de frappe stratégique. Mais nul n'était à l'abri d'un tir chanceux, et un tel calibre aurait sans doute raison de son blindage léger, aussi Raquel, d'ordinaire casse-cou, décida de ne prendre plus de risque. 

Jeffrey, dans son élan meurtrier, restant sourd aux appels de Lucius Gartner de détruire en priorité ces cibles, Raquel Demanza piqua d'un seul coup vers l'origine des tirs. Devant ce changement de trajectoire impromptu, les artilleurs ne purent réagir suffisamment vite. Le lieutenant n'eut qu'à braquer d'un coup sec et s'immobilisa devant eux en les projetant au sol d'une bourrasque. D'un geste souple, elle sortit les deux armes légères qu'elle portait à la ceinture et mitrailla les défenseurs impuissants avant de s'envoler à nouveau d'un bond agile et puissant. 

 Une fois les opérateurs anéantis, Lucius se retrouva sans réelle tâche à accomplir pour protéger ses équipiers, ce qui était un comble au vu de sa mission. Il pesta et fonça vers le plus imposant des bâtiments de la base, vraisemblablement le poste de commandement confédéré. La plupart des soldats étant aux prises avec Slart, il ne rencontra qu'une faible résistance. Celui-là ne se contentait pour le moment que d'une destruction aveugle et gratuite. Les vaines interpellations qu'il avait sollicitées restaient paroles mortes, alors il décida, en tant qu'élément le plus expérimenté, il prendrait la suite de la mission en main. 

Dans son imposante armure Guardian, il fit sauter du pied la frêle porte en bois qui lui barrait le passage, et s'engouffra dans l'étroit couloir. Le lieutenant ne cilla même pas lorsque dans la salle centrale précaire, plusieurs adversaires le braquèrent, retranchés derrière des tables basculées vers l'avant. Lucius comprit alors les allusions du général Carls sur la supériorité technologique de l'armée américaine. Les Etats-Unis avaient tout donné dans ce conflit. Corps et âme. Ses opposants, tout dévots qu'ils furent, n'avaient ni n'eurent pas la moindre chance. Leurs balles fusèrent mais ne firent que buter contre la cuirasse blindée du lieutenant qui, machinalement, brandit à son tour son arme et se mit à riposter. Les projectiles d'un calibre jamais vu criblèrent les hommes de trous béants et réduisirent lors couvert de fortune en passoire dans des éclats de bois ensanglantés. La Guardian était trop grosse pour évoluer librement ou se mettre à l'abri en intérieur, or, ce ne fut pas nécessaire. Nullement. Son macabre office achevé, Lucius reprit son avance au milieu des débris de pierres occasionnés par la courte fusillade. 

Mais un mouvement attira son attention et lorsqu'il braqua ses optiques jaunes et brillantes vers le mourant qui d'un geste dégoupilla une grenade avec un bruit de ressort, il fut pris de compassion. D'un cri dédié à son dieu, le martyr déclencha le mécanisme et en une fraction de seconde. L'explosion enveloppa la lourde armure mais ne causa aucun dégâts alors que le feu tentait vainement de mordre le surnaturel alliage. Le lieutenant reconnut le geste de bravoure d'un homme ayant seulement une foi différente de la sienne, et réalisa qu'il aurait sans doute agi à l'identique si les rôles avaient été inversés. De sa main gauche, il se signa par respect et renfort de sa propre piété, et pénétra dans la dernière salle. 

Là, il trouva le commandant de la base, pianotant sur un vieil ordinateur. Celui-ci se retourna lorsqu'il l'entendit entrer, néanmoins sans ralentir dans sa tâche. Lucius le mit immédiatement en joue et lui intima l'ordre de lever les mains. 

- Je me rends, répondit le commandant avec un fort accent, ne me tuez pas, je suis désarmé!

Lucius inclina légèrement la tête alors que le confédéré persistait à vouloir remplir sa tâche. Il perçut un disque dur sur le bureau adjacent, relié à l'ordinateur, puis s'aperçut de la présence d'une barre de progression sur son écran, avec des fichiers disparaissant un à un. Le commandant était en train d'effacer des données, sans doute cruciales. 

- Eh, arrêtez-ça tout de suite! ordonna Lucius.

- Je me rends! répéta l'irakien en boucle, vous êtes soldat américain et en vertu de la convention de Genève, vous n'avez pas le droit de me tuer! Je ne suis pas armé!

Lucius reconnut qu'il avait raison, et, son doigt chatouillant la détente de son fusil, il hésita quelques secondes devant des fichiers probablement d'importance s'envoler. 

Soudain, un projectile jaillit dans son dos pour venir se ficher dans le crâne du commandant confédéré dans une détonation foudroyante. Le lieutenant se retourna et vit les yeux orangés de Jeffrey Slart avec en main son arme de poing de prédilection, le canon encore fumant.

- Techniquement, je ne suis pas un soldat de l'armée américaine, déclara-t-il avant de ranger son Desert Eagle.

Lucius bouillonnait de rage alors qu'il écoutait ce petit prétentieux déblatérer ses éloges pompeuses, le tout en mettant l'équipe en danger. Mais lui en parler maintenant ne servirait à rien, le jeune homme était trop braqué. 

- Nous devons agir en équipe, les ordres étaient clairs, vous avez failli causer l'échec de cette mission, se contenta-t-il de déclarer.

L'ancien protecteur de Lakeland City haussa les épaules.

- Il paraît évident que même s'ils avaient été au courant de notre arrivée, ils n'auraient rien pu y faire, argumenta-t-il. En plus, toi, t'allais rester planté là comme un piquet et les données allaient t'échapper. 

Le fait que Jeffrey eut raison rendit Lucius encore plus amer. Même si son but était en quelques sortes justifié, l'absence totale de morale, d'éthique, voire de code d'honneur en lui rebutait totalement le lieutenant de Harlem.

- Je suppose, rebondit-il, que vous n'avez gardé personne vivant?

- Non, les ordres -il appuya volontairement ce mot- ne mentionnent pas qu'il faille faire de prisonniers. Bon, récupère les données, moi au moins j'ai pas une tronche de clé USB...

Alors que Lucius allait s'exécuter en bougonnant, les deux hommes entendirent dans leurs communicateurs la voix de Raquel, restée en vol à l'extérieur du complexe. 

- Heu, les garçons, dit-elle, je veux pas interrompre votre scène de ménage, mais on a de la visite!

- Quel genre? s'enquit Lucius.

- Genre pas bon, environ cinq hostiles, tous en noir, ils ont l'air remonté qu'on ait fait leur fête à leurs copains. On dirait les troupes d'élite de la Confédération. 

- Ca m'étonne qu'ils soient si peu nombreux. Distrais-les, on arrive. Et cette fois, monsieur Slart, nous y allons ensemble.

Raquel se rapprocha de ses nouveaux adversaires alors que ces derniers investissaient déjà le bâtiment le plus proche de l'entrée du complexe. Ses capteurs montraient un fort rayonnement infra-rouge plutôt inhabituel, tandis que le grossissement de ses optiques n'explicitaient seulement qu'ils étaient vêtus de lourdes capes noires, et portaient des tenues de même couleur semblables à des haillons, voire de fines bandes de tissus, dont certaines volaient au gré du vent du désert et qui masquaient totalement leurs corps. Et surtout, ils étaient armés jusqu'aux dents. 

-Et bé, vous êtes chauds bouillants les gars, ça tombe bien, moi aussi!

Raquel les survola transversalement alors qu'ils entrèrent dans le poste de garde et fit pleuvoir sur eux une volée de balles cinglantes, mais bien qu'elle jurerait en avoir touché un, aucun ne donna un quelconque signe de blessure. Quatre se dispersèrent dans des bâtiments voisins alors que le dernier continua de gravir la tour menant aux remparts et finit par émerger sur celui-ci. La jeune lieutenant refit un passage et réarma ses pistolets mitrailleurs, bien décidée à en finir avec cet importun.

Le soldat de ténèbres brandit un fusil étrange et tira avec une précision chirurgicale sur l'armure en forme d'oiseau. Le projectile se ficha dans l'aile gauche du lieutenant, qui soudain se sentit brutalement happée vers le sol. Elle vit avec horreur un immense harpon planté dans ses plumes d'aciers, relié à un filin que maintenait solidement le guerrier enveloppé de noir, qui s'affairait à la ramener au sol. Raquel se débattit alors que tous ses efforts semblaient vains et que malgré toute la puissance de son armure, elle ne parvenait pas à se dégager. Comment cet homme pouvait-il être si fort? Elle leva son arme et vida son chargeur sur son opposant, mais elle écarquilla les yeux en voyant que cela n'eut aucun effet. Le mystérieux adversaire ne vacilla même pas. 

Comme pour l'accabler davantage, un second harpon vint pénétrer sa dernière aile, sans qu'elle ne puisse voir le tireur. Et alors que la peur panique prit lentement le dessus sur l'assurance habituelle de Raquel Demanza, tandis qu'elle se rapprochait de plus en plus du toit et de son trépas, elle put enfin examiner son adversaire de près.

Les mains qui essayaient désespérément de la faire toucher terre n'étaient pas gantées, mais étaient en fait de minutieuses articulations de métal obscur. Le tissu d'ébène recouvrant le tronc laissait en fait paraître de fines parties mécaniques et sophistiquées. Et le visage humanoïde n'était rien de plus qu'une face noire et cybernétique à peine voilée, de laquelle se démarquaient des yeux ronds, vides et lumineux, brillant désormais d'une intense lumière verte. 

- Bordel...Les gars! Ce ne sont pas des hommes, ce sont des machines!



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