CHAPITRE 6 - Souvenir
Quand on aime quelqu'un, on a souvent tendance à l'idéaliser. Parce que nous sommes uniques, il nous semble naturel de n'aimer qu'une personne tout aussi exceptionnelle que nous le sommes. Le lien que nous tissons avec elle est, sans aucun doute, magnifique. Pourtant, l'amour a ses propres définitions, ses nuances, ses imperfections. Imaginer qu'une personne puisse nous aimer en retour avec une réplique exacte de nos sentiments est une illusion. Le jour où je comprendrai cela, j'apprendrai à chérir la beauté singulière de mes émotions et à me libérer des attentes inutiles qui me font souffrir.
J-53
Jeon Jungkook
Souvenir
Le noir m'entoure, m'enferme dans son obscurité absolue, sans me laisser la possibilité de lui échapper, de trouver la lumière qu'il renferme. J'ai beau marcher, tourner autour de moi, m'éloigner de cet abysse, il ne me quitte pas, il me colle à la peau. Mon corps est paralysé par l'incompréhension, mes articulations se verrouillent et me laissent dans un état d'alerte, comme si le silence allait se mettre à hurler quelque chose. N'importe quoi, pourvu qu'il m'indique le chemin à emprunter, celui qui me permettra de retrouver la clarté du jour.
J'ai l'impression de me situer dans un entre deux mondes, de planer dans un purgatoire qui n'attend qu'un faux pas, une respiration qui perturberait son quotidien, pour m'envoyer directement en enfer où une place semble patienter pour moi.
Soudain, les ombres m'ayant entendu, un murmure parvient à mes oreilles. Je ne perçois pas distinctement ce son, il paraît étouffé, comprimé par la vie, par la mort, cet entre-deux.
On dirait le cri d'un enfant.
À nouveau, je tourne sur moi-même, cherchant d'où il pourrait provenir. Est-ce que je l'ai rêvé ?
Un hurlement fend l'air et je sais alors qu'il est réel, que je ne l'ai pas imaginé.
Le sang irriguant enfin dans mes membres, je m'active et parcours plusieurs mètres, me laissant guider par mon instinct. Je n'ose pas m'époumoner en retour, de peur d'attirer un danger à moi, à nous. J'ai l'impression qu'il y en a un, tapi quelque part, prêt à s'emparer de ma personne et de cet enfant que je m'efforce de trouver.
Alors que mon souffle commence à être court, que les kilomètres ont été dévalés, je le vois.
Assis au sol, les genoux repliés, la tête baissée, abattue, ses cheveux lui tombant devant les yeux. Le petit garçon a les pieds retenus prisonniers par des chaînes et est à peine éclairé par un néon timide, qui fait pâle figure à côté de l'obscurité qui l'assaille.
Je reste un instant à l'observer. Son corps frêle laisse penser qu'il ne mange pas à sa faim, le gras de ses cheveux donne la sensation qu'il a été négligé, et l'état de ses chevilles, baignant dans un sang séché, ne me donne aucun doute quant à sa condition.
Je me remets en mouvement sans même m'en rendre compte et arrive rapidement à sa hauteur. Il ne rencontre pas mon regard, relevant seulement un bras devant son visage pour se protéger, le défendre d'une attaque, de la violence.
Mon cœur se serre en réalisant qu'il craint la présence d'autrui, qu'il ne se risque même pas à l'affronter, à lui jeter un œil.
— Tu n'as pas à avoir peur de moi, je te le promets, tenté-je de le rassurer du mieux que je peux.
Je n'ai jamais su trouver les bons mots, être réconfortant, n'ayant moi-même jamais réellement connu ce type d'amour. Je m'essaie simplement à être quelqu'un que je ne suis pas, une personne capable de donner ce que je n'ai jamais reçu.
Je m'invente un personnage.
N'obtenant aucune réponse, je m'accroupis devant lui, mais l'enfant est tout à coup pris de soubresauts. Il tremble, le dos s'avachissant alors qu'il rentre presque la tête jusqu'à son ventre. Un deuxième bras vient même l'abriter pour mettre une distance volontaire entre lui et moi.
— Je t'assure que tu ne risques rien, regarde-moi, dis-je dans un souffle afin de ne pas l'effrayer davantage.
Je n'ai jamais été très doué avec les enfants, mais il semble être encore plus difficile de faire face à l'un de ceux qui ont été maltraités.
— S'il te plaît.
Il met un temps infini à faire redescendre ses bras et à relever la tête. Je finis par croiser ses pupilles d'un noir de jais, brillantes de larmes à peine contenues, et d'une détresse qui m'empoigne le cœur avec une rapidité affolante. Du sang est en train de sécher sur son visage, suintant de plaies déjà cicatrisées, mais qui n'ont pas besoin de s'exprimer par un écoulement pour que l'on comprenne qu'elles sont bien visibles de l'intérieur.
— Ne me faites pas de mal, chuchote l'enfant dans un bégaiement prononcé.
Je quitte ses yeux pour analyser ses traits aux courbes pouponnent, faisant paraître ses yeux encore plus grands qu'ils ne le sont.
C'est alors que je le reconnais, il s'agit de Nara*.
C'était mon meilleur ami quand nous étions enfants. Nous nous ressemblions autant que nous étions profondément différents. Jamais nous n'évoquions nos blessures respectives, qu'elles soient visibles ou non, qu'elles nous enserrent le cœur ou non, que nous en ayons envie ou non.
Cela fait un nombre incalculable d'années que je ne l'avais pas revu. J'ai toujours voulu savoir ce qu'il était devenu, s'il se souvenait de moi autant que je pouvais me souvenir de lui.
C'est le seul ami que je n'ai jamais eu.
— Nara-ya*.
Mon ton se veut doux et affectueux, une manière de parler que je lui ai toujours réservé, n'ayant jamais accepté d'être aussi proche de quelqu'un. Ou peut-être que personne n'a souhaité m'approcher autant que lui.
Ses traits se plissent, il met un certain temps à me reconnaître, je peux le lire dans ses yeux si expressifs. Ses pupilles ont toujours eu cette sensibilité qui lui est propre, une façon bien à lui de s'exprimer sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. Ses grands yeux de biche contiennent le monde, je l'ai toujours su. Pourtant, ils y renferment aussi une dureté, une froideur qui ferait pâlir n'importe qui.
— Jungkook-a ?
Un sourire prend place sur mon visage, ravi qu'il ne m'ait pas oublié. Vu l'importance qu'il a eu pour moi, je ne sais pas comment j'aurais réagi si ce sentiment n'avait pas été partagé.
De ce que je me rappelle de lui, il n'était pas gentil ou doux, il ne me laissait pas la dernière part de pizza ou ne s'embarrassait pas à me prêter ses jouets. Non, il était capricieux, voire colérique par moments, s'agaçant sur des petites choses qui n'en valaient pas la peine. Il refusait qu'on le colle et passait son temps à me rejeter, mais je me suis beaucoup accroché, et il a fini par simplement me laisser faire. Il tolérait à peine ma présence et ne me parlait pas vraiment, mais il pouvait aussi se montrer protecteur et honnête. Il prenait ma défense lorsque les cris envahissaient mon domicile, ou alors, il insultait ma famille pour avoir osé lever le ton sur moi. Il s'énervait à ma place, et cela me faisait un bien fou.
J'avais le sentiment de ne plus être seul face à mes tourments, je pouvais les partager avec quelqu'un. D'une certaine façon, il était là pour moi, à sa manière.
— Qu'est-ce que tu fais là ? me demande-t-il d'une voix rauque, bien qu'elle soit tout de même enfantine.
— C'est moi qui devrais te poser cette question, de quoi as-tu si peur ?
Il penche la tête sur le côté et ses mèches de cheveux, aussi sombres que son regard, suivent le mouvement. Certaines d'entre elles s'accrochent et restent fixées sur son front sale et transpirant.
— Oh, tu sais, je n'ai pas vraiment peur, me rassure-t-il avec des prunelles brillantes de fierté. Il n'aime juste pas voir mes yeux, alors je les lui cache.
Mes sourcils se froncent alors que j'observe son visage, la rondeur de ses joues légèrement rougies par la chaleur et le sang qui y réside, son petit nez qui se retrousse dès que la contrariété le guette et cette bouche qui sait faire la moue lorsqu'il veut obtenir quelque chose.
— Tu n'as pas à t'inquiéter, il n'a aucune valeur à mes yeux. C'est pour ça qu'il n'a pas le droit de les voir, poursuit-il en m'envoyant un clin d'œil.
Je ne comprends pas ce qui se passe, je me sens éloigné de cette situation, tout en me sentant concerné par elle. Il m'a toujours défendu et aujourd'hui que les choses semblent s'inverser, je ressens le besoin de le protéger à mon tour.
Comme des remerciements.
Comme une envie de lui prouver que j'ai grandi.
Que je suis devenu un homme.
Soudain, un vacarme assourdissant s'élève dans les airs, prenant possession de l'instant, le rendant d'autant plus sinistre. Une lumière intense vient se braquer sur nous, comme si nous étions pris en flagrant délit d'un crime monstrueux, que nous n'avions pas le droit d'être ici, d'être ensemble.
Comme si je n'avais pas le droit d'avoir un ami.
— Il arrive, va-t'en, chuchote-t-il en attrapant mon bras pour me repousser.
Sa voix n'est pas tremblante, elle reste claire et combative, pourtant j'y perçois des craintes et des doutes. Il n'a jamais voulu assumer ses faiblesses, ni se laisser consumer par elles.
Il est orgueilleux et toujours prêt à affronter le monde. Cela me rend à la fois envieux et inquiet, je n'ai pas arrêté de l'être en sa présence.
Pas pour moi, pour lui.
— Non, il faut que je te sorte de là d'abord, réponds-je alors que mes mains se dirigent d'elles-mêmes vers ses chaînes.
À peine ma peau rentrent-elles en contact avec le métal qu'une vive brûlure envahit mon épiderme. D'instinct, je recule les bras, constatant les cloques qui se forment déjà sur mes doigts. En quelques secondes, ces derniers cicatrisent pour laisser réapparaître la lisseur habituelle de ma peau.
Mon regard croise à nouveau celui de Nara et je comprends à cet instant ce qu'il doit supporter. Ses chevilles ensanglantées qui passent leur temps à guérir pour subir la morsure perpétuelle de ces chaînes ensorcelées... De même que sur son joli visage poupon torturé par les coups.
— La douleur adopte la couleur que tu lui prêtes, me dit-il soudainement, prenant mes mains dans les siennes. Si tu décides qu'elle doit te faire souffrir et te contrôler, alors elle le fera.
Malgré son jeune âge, sa sagesse m'assomme, me faisant relâcher les épaules alors que je me sens comme martelé, impuissant et profondément juvénile.
— Pars et ne te retourne pas, continue-t-il d'une voix autoritaire et affirmée.
Face à ce regard, cette aura écrasante, je finis par me lever, l'une de ses mains toujours dans la mienne.
Je n'arrive pas à le quitter, à faire ce qu'il me demande, pourtant une part de moi sait qu'elle le fera. Parce que c'est lui, parce que je suis moi.
Je m'éloigne, le laissant sous ce projecteur puissant, enchaîné, pris au piège, seul. Je l'abandonne à son sort et au loin, me retournant alors que je n'aurais jamais dû le faire, ma respiration s'emballe quand je vois un homme arriver à sa hauteur.
Il empoigne le t-shirt déchiré de l'enfant, le soulève dans les airs en lui criant qu'il n'est qu'un monstre et que tout le monde le craint, que personne ne l'aimera.
Ma gorge se serre, en proie à des nausées qui restent coincées, prisonnières elles aussi.
Je ne suis qu'un lâche, et je me déteste pour ça.
Pour ce qu'il endure alors que je reste éloigné, protégé, à l'abri des coups qui sont en train de pleuvoir sur lui.
Je ferme les yeux, je ne supporte plus cette vision. Je m'arrache les cheveux. J'ai envie de hurler, de frapper, de m'effondrer, mais rien de tout ça ne s'échappe de mon cœur froid et gelé.
Seule une larme s'écoule, témoin de ma peine. La seule que je m'accorde, qui me brûle sur son passage, mais qui ne me fera jamais autant souffrir que ce spectacle.
À mon réveil, après ce cauchemar qui me hante depuis tant d'années, je réalise que Nara a toujours été celui qui me défendait, et moi celui qui fermait les yeux.
________
NOTE DE L'AUTEURE :
Avec ce chapitre, nous retournons en enfance pour Jungkook...
Nara était (est) son seul ami, le seul qu'il a permis de l'approcher, avec qui il s'est autorisé à être, à exister. Le voir dans ces conditions est une véritable torture pour JK.
Les choses s'entrecroisent dans l'esprit de Jungkook : un mélange de souvenirs et de cauchemar. Pour la première fois, il craque, parce qu'avec Nara, il a touché du bout des doigts ce sentiment pur d'amour et d'attachement. Quelque chose qu'il a toujours recherché en vain par la suite...
Qui est Nara ? Quelle est son importance pour Jungkook ?
Taehyung va-t-il se servir de cette information contre Jungkook ?
Quelles sont vos théories, dites-moi tout !
Qu'avez-vous pensé du chapitre ? Vous a-t-il touché, ému ?
Kissouilles, mes Dumiz !
Era xx
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