Chapitre 35 - La naissance du Nouvel Alpha

  Driss reprend le portable à ses pieds et le pose sur la table de chevet en face de moi. En relevant la tête, ma vision verticale, qui m'empêchait de distinguer où j'étais, se retourne. La couleur de ce canapé, l'odeur nauséabonde de désinfectant ou encore le nain de jardin collé à la fenêtre derrière moi, avec ses yeux injectés d'infrarouges, me font de suite retrouver la mémoire.

  — Nous revoilà au point de départ, soupirais-je.

  Quelque chose passe dans le regard de Driss. Il attend une autre réponse de ma part. Peut-être un remerciement. Mais pour ça, il peut toujours rêver.

  — Terence...

  — N'est plus parmi nous, c'est exactement ça !

  Il claque des dents quand il me parle et son hochement de tête fait penser à une convulsion cérébrale. Son intention rassurante le rend encore plus terrifiant qu'il ne l'est déjà.

  — Où est la police ? Ils savent pas que je suis ici ?!

  — Ils n'en savent rien. En vérité, c'est moi qui ai eu raison de lui.

  Je réprime la hâte avec laquelle je me précipite à répondre. Il se frotte les mains et recule d'un pas lorsqu'il m'annonce la mort de Terence. Les frissons qui enserrent ses bras raisonnent comme une fierté mal placé. Ce genre de fierté qui voulait dire « Bah tu vois, salope, je t'ai sauvé les miches ! T'as intérêt à faire pareil, le moment venu ». Ce faux héroïsme qui donne froid dans le dos.

  — Tu es en train de me faire comprendre que tu as tué Terence ? Genre vraiment ?

  — Absolument !

  J'arque un sourcil pour lui faire savoir que je n'y crois pas. Il y a une différence de gabarit énorme entre ces deux-là. Ça serait comme comparer une mangouste à un ours.

  — Tu ne dis rien mais je suis sûr que ça te plait.

  Évidemment que je suis ravie de ne pas servir de vide-couilles à une bande de dégénérés dans une région obscure de la Thaïlande. Le voyage fraîchement offert par les soins de proxénètes à bord d'un conteneur, ses virus qu'il transporte avec.

  — Écoute, Inès, j'ai vraiment réfléchi à tout ce que tu m'as dis. J'ai repensé à la promesse que j'avais faite à Nahla et que je n'ai pas réussi à respecter.

  Il se fait une place à côté de moi et pose une main sur mon poignet.

  — Avant c'était Rosie, maintenant elle... je ne voulais pas risquer de vous perdre toutes les trois. Tout ce que j'ai traversé jusqu'à présent n'aurait servi à rien.

  Il me parle avec cette lueur sincère sur le visage. Ça n'empêche pas à l'autre face plus meurtri de lutter contre mon empathie. Elle se caractérise par le rictus que je contracte sur le coin de ma bouche. L'équilibre entre la joie et le pétage de plomb.

  — J'en avais presque oublié la Cubile. Ceux qui ont essayé de t'enlever pour faire de toi une de leurs prostituée.

  — D'où vient ce groupe de malade ? J'en avais jamais entendu parler.

  — Terence était prêt à tout pour se sortir de la solitude, même si c'était très sombre. Adhérer à ce groupe en faisait partie.

  Il se lève et part chercher l'ordinateur qui sommeille dans la chambre. Elle appartient à l'autre cinglé, si ma mémoire est bonne.

  — Chaque fois que le cycle reprend, il y a un échange entre les parties de corps humains, comme avec le bras de Nahla. Ou des trafics d'êtres humains grâce à de filles entièrement valides, toi.

  Mal à l'aise, je hausse les sourcils et me penche vers la machine qu'il pose sur la table. L'extension en ordinateur portable d'une application mobile de messagerie en ligne s'ouvre devant moi. Ce n'est pas facile de se laisser absorber par le flux de conversation qui défile. Aucun de ces contacts n'a de nom réels.

  — Pourquoi il n'y a que des Bêtas dans ses contacts ? Ce sont des robots ?

  — Ce sont les noms qu'il leurs a attribué sur son portable, c'est comme s'ils n'avaient aucune identité. J'ai pris toute l'heure à lire les messages que Terence leurs envoyaient. Ils veulent se la jouer professionnels mais n'ont pas eu la jugeote d'effacer le contenu de leurs discussions.

  — Tu as trouvé quelque chose d'intéressant ?

  — Celui que je cherche se surnomme Alpha, et malheureusement, il est introuvable.

  — C'est le type à qui tu faisais toutes ces menaces ?

  — Oui. Et j'ai l'impression qu'il contrôle toute l'organisation. Mais c'est pas le pire.

  Je sens le rouge me monter aux joues. Driss affiche plus de passion que de peur à m'étaler les investigations dont il fait part.

  — Ils n'ont aucun code PIN.

  — Tu parles du mot de passe pour déverrouiller une carte SIM ?

  Il hoche de la tête.

  — Qu'est-ce que ça signifie ?

  — Ça veut tout simplement dire qu'ils ne disposent d'aucun opérateur officiel. Il n'y a aucun moyen officiel de les authentifier à partir d'un réseau téléphonique.

  Je fronce les sourcils sans comprendre où il veut en venir. Jusqu'à ce qu'il appuie son pouce contre la fente d'un adaptateur Usb Type C, calé sur le côté droit de l'appareil. Un voyant vert se met à clignoter avant de recracher ce qui ressemble à une puce.

  — C'est une carte SIM.

  — Exactement, sauf que si tu fais bien attention, on ne voit aucun sigle ni logo qui permettrait d'identifier un opérateur.

  — T'as cherché tous ceux de Martinique ?

  — Oui, facile de faire le tour, il n'y en a que deux qui possèdent une exclusivité locale dans la téléphonie.

  — Où est-ce que tu as trouvé cette carte ?

  — Le jour où Terence avait laissé son portable dans sa chambre et que je l'ai... ça n'a aucune importance.

  Il enfonce la carte dans la fente de l'adaptateur et ferme l'ordinateur.

  Je me rappelle de ce jour maintenant qu'il en parle. Et j'aurais mieux fait d'arrêter de jouer les espiègles.

  — Il va sagement t'attendre dehors, par vrai ?

  Bien que la tension n'est pas des plus agréable entre nous, il faut admettre que Driss et moi pensons à la même chose.

  — Morgan me manque. Il n'y a rien de mal à ça.

  — Je sais... je sais... de toute les façons, tant que la police ne rapplique pas ici, rien n'est bien sûr, tu sais, me glisse-t-il avec un petit rire de tête.

  Son timbre froid vient de prendre une tournure ironique qui ne me plait pas du tout.

  — Qu'est-ce que tu sous-entends par là ?

  — Oh... rien de fâcheux. Mais ça fait quand même un petit moment que la police est au courant de ce qui s'est passé avec Terence, pourtant aucun d'eux n'a encore jugé bon de venir jusqu'ici.

  Mon étonnement de bon ton cède à un fourmillement de frissons distingués.

  — Tu ne trouves pas étrange que personne ne soit venu lui passer les menottes.

  — Je ne comprends rien, dis-je avec de la salive coincée dans la gorge.

  — J'te le donne en mille : les policiers n'ont aucun indice sur l'endroit où Terence se planque.

  — Ça veut dire que...

  Sans finir mon murmure, je lance un regard sur l'ordinateur posé sur la table de chevet situé juste en face. Driss ne réalise pas ce que je fabrique sur le coup jusqu'à comprendre que je venais de le plaquer contre moi et courir à toute vitesse dans le couloir de la cuisine.

  Je balise la porte avec le dossier d'une chaise calée contre la poignée. Je peux entendre un spectacle de tambour émerger de l'autre côté.

  Jamais de ma vie je n'ai senti Driss aussi désespéré qu'à cet instant. Corps et esprit ne faisant qu'une seule et même souffrance. La porte frémit sous l'effet de ses hurlements, et je n'ose pas imaginer ce qui m'attends si jamais ces poings qui frappent la matière avec tant de conviction arrivent jusqu'à mon visage.

  De plus, à force de se précipiter contre la porte, il se meurtri les épaules et ses cris lui laissent la gorge en feu. Pour comble de malheur, il se coupe à l'avant de la main droite sur le verrou.

  — Inès ! Rends-moi cet ordinateur !

  — Pas temps que je n'aurai pas trouvé un moyen de contacter la police.

  — Je t'aurais ! dit-il.

  Je suis frappée par la servilité obséquieuse de sa propre voix, bien qu'il n'arrivait plus à parler normalement.

  — Puisque c'est comme ça... on va voir qui est le plus rapide de nous deux !

  — Attends, tu fais quoi là ?!

  Ses pas commencent à s'éloigner d'une vitesse déconcertante. Je l'entends contourner le fauteuil du salon et comprends directement ce qu'il est en train de faire.

  Sans réfléchir, je vais sur le navigateur de recherche et tente de me connecter à la page Facebook de la gendarmerie de la ville.

  Mon coeur cogne dans ma poitrine, j'ai du mal à taper sur le clavier. Mes doigts ne suivent pas le rythme de mon cerveau et je sens mes phalanges dominées par la peur qui me tiraille le corps.

  — PUTAIN !

  La page peine à se rafraîchir. Elle reste blanche, avant d'afficher un smiley avec une tête de mort.

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  J'écrase mon poing contre le clavier et balance l'ordinateur contre le mur. Il traverse une armoire et entraîne quelques verres dans sa chute.

  Assis par terre dans la cuisine, je garde ses yeux rivés sur la porte. Je cale une tube de chips entre mes jambes étendues et les mange l'une après l'autre sans prêter attention à ce que j'avalais, simplement parce qu'il fallait bien se nourrir. Quand je sortirai de là, j'aurai besoin de mes forces. De toutes mes forces.

  — Il y a toujours moyen de s'arranger.

  — Qu'est-ce que tu racontes ? Je sais bien que tu ne feras qu'une bouchée de moi dès que tu en auras l'occasion.

  — Tu as envie de rester en vie et je veux la liberté. Il y a de quoi marchander.

  Tout à coup je retiens mon souffle et tend l'oreille. J'entends les grondements à travers la porte en bois massif. L'ombre de ses pas recouvre à nouveau le bas du seuil. Il serre les poings de rage, impuissant. Il faut qu'il se retienne pour ne pas se jeter de nouveau sur la porte.

  — Va te faire foutre, Driss ! hurlais-je, à bout de nerfs. Je te jure, j'espère que tu perdras la savonnette une fois en taule !

  — Allons, allons, Inès, répondit une voix douce de l'autre côté de la porte. Tu n'as pas besoin de jouer les pucelles hystériques. Je te comprends très bien.

  — Maintenant que tu sais que les flics ne nous ont pas retrouvé, tu veux jouer les malins ?

  — Ce n'était pas mon intention, au début.

  Je me mets debout.

  — Bon, écoutes...

  — Je suis tout ouïe.

  — Si tu me laisses les appeler, je promet de te couvrir. On leur donnera la carte SIM qui va avec.

  — Est-ce bien certain ? Je me le demande.

  L'étonnement de bon ton laisse place à un retrait distingué.

  — C'est quoi ton plan d'action ?

  — Pardon ?

  — Je ne vais pas te laisser sortir d'ici sans savoir ce que tu as derrière la tête. L'alibi que tu vas donner aux flics, je veux le connaître sur le bout des doigts.

  — D'accord... d'accord... haletais-je en tâtonnant dans mes esprits. Je leur dirai que tu es venu jusqu'ici pour nous délivrer de Terence, bien évidemment !

  — C'est clair, net et précis. N'empêche, je garde mon pistolet près de moi. On ne sait jamais à quel moment tu peux te raviser.

  Je finis par croire, avec toutes les voix qui fusent dans ma tête, que quoi qu'en dit Driss, son coeur n'y est pas.

  — Tu aurais assez de cran pour retourner ta veste ?

  — Je ne le ferai pas ! criais-je. Je ne le ferai pas, je te le jure !

  Il reste posté et laisse son silence répondre à sa place. Driss n'attend qu'une chose : me voir passer le pas de la porte.

  DRING DRIIIING DRIIIIIIIING

  Je sursaute en avant. Un bruit m'attrape par derrière et s'amplifie jusqu'à caresser mon échine.

  — C'est n'est pas possible.

  L'ordinateur, complètement retourné dans l'armoire, vibre aux côtés d'une pille d'assiette encore intacte. Je les plaque contre le fond du tiroir pour les empêcher de tomber et attrape la machine avec la seule main qu'il me restait.

  Le voyant vert qui est connecté à l'adaptateur clignote en rythme avec la sonnerie.

  — Il y a un téléphone dans la cuisine ? s'étrangle Driss d'un timbre angoissé.

  — On... on appel depuis l'ordinateur !

  Je le pose sur l'étagère et ouvre l'écran qui m'aveugle bientôt de sa lumière blanche.

-12 15 21 16 1 7 8

  — C'est quoi ce bordel ? murmurais-je à voix basse.

  — Répond !

  — Comment ça « répond » ? C'est un numéro de téléphone ?

  — Est-ce qu'il commence par « -12 15 21 16 » ?

  Il le récite avec une aisance, comme s'il était normal d'avoir ce genre d'indicateur téléphonique. Je n'en avais jamais vu aucun commencer par le signe moins.

  — O... oui.

  — C'est lui. Répond ! Répond !

  « Vous m'excuserez, je me suis permis de décrocher à sa place »

  Je bascule avec le dossier de la chaise et m'écrase à la renverse sur le sol.

  « Votre discussion était tellement intéressante. Je ne pouvais pas m'empêcher de venir foutre ma merde. Vous êtes pas trop déçu, les amoureux ? »

  Bien qu'on est séparé par la porte, je sais que Driss échange le même regard que moi. Comment ce type avait réussi à décrocher à ma place et qu'est-ce qu'il voulait dire par « votre discussion était tellement intéressante » ?

  La situation à l'air de l'amuser, pourtant je suis convaincu que la personne qui se cache derrière ce numéro est loin d'être un enfant de coeur.

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