Chapitre 34 - Moi, Inès, Troisième Membre de l'Antre

  Une maison de deux étages encore en construction se dresse à ma droite. Démuni de porte pour le moment, je peux juger sa grandeur et l'épaisseur des murs. Il n'y a pas encore de clôture. Seul un panneau en bois planté au sol avec un nom marqué au feutre indélébile témoigne d'un achat immobilier récent.

  Je sais que Terence profiterait des bruits de mes pas sur les graviers qui nous cerclent pour découvrir ma position. J'entends sa porte claquer. Ses pieds craquèlent. Tout se joue à un angle près pour qu'il ne me trouve pas.

  Je retiens mon souffle et prends appui sur une jambe pour glisser une main sur la lunette arrière. Elle avait été brisée pendant l'accident. Je décide de pincer un morceau de verre tranchant qui s'était creusée suite à l'impact sur la vitre. Ma paume s'enfonce dans le verre alors que j'arrache ce qui me servira d'arme.

  Inès est complètement affalée sur le sol, le corps relâché. L'impact du fourgon l'avait évanouit avant qu'elle ne puisse comprendre ce qui était en train de se passer. Je la vois à travers la lunette.

  Un filet rouge cascade sur le coffre et vient orner logo Toyota forgé par le métal de sa couleur vive. Je mords mon autre main pour éviter de hurler alors que je viens de décrocher ce qui ressemble à une dent de scie par sa forme pointue.

  J'arrache d'une traite le bout encastré dans ma paume pour ne pas pleurer et recule délicatement en arrière. Tandis que ma patience et mes talents de contorsionniste me permettent de revenir à mon point de départ, j'entends la voix de Terence s'élever au niveau du coffre de la voiture.

  — Tu as été assez stupide pour te couper sur la lunette arrière de la voiture. C'est le stress qui te fait perdre la tête, Driss ?

  Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je tremble des jambes mais essaye de contenir cette force au niveau de mes chevilles. Je fais pression sur le sol avec mes orteils pour trahir ma présence.

  Cause toujours, Terence. Je fais un tour complet et me glisse désormais dans son dos. J'empoigne suffisamment le verre tranchant pour qu'il ne fasse plus qu'un avec ma main. Un sourire involontaire se dessine sur mon visage lorsque mon attention se fixe vers ses poignets d'amour. Ils étaient écrasés par sa ceinture et mal dissimulés sous son polo.

  Je prends appui sur ma meilleure jambe et me balance dans son dos. Avec l'élan, je plante sans réfléchir la lame dans l'une des poches de graisses.

  — ARGH !

  Il fléchit en avant et s'écrase sur le gravier. Le sang dégouline jusqu'à la boucle de sa ceinture et son polo prend une teinte rougeâtre sur les pans.

  Une lueur fend l'air juste à côté de ma joue. Il vise à l'aveugle, le bras tendu, élancé dans le dos et sa balle me frôlant in-extremis.

  Le temps que perd Terence à converger avec la douleur, je l'utilise pour détaler en direction de la maison en construction. Mon pied manque de glisser sur un gravier à cause de ma précipitation. J'entends les grognements derrière les bruits de tirs mais je ne me retourne pas. Tant que ma peau ne se transperce pas sous mes yeux, je continue.

  — Bien tenté, l'acolyte !

  J'ai horreur de l'entendre m'appeler comme ça.

  Je me hisse sur le terrain de l'inconnu. Mon pied glisse sur une flaque d'eau. Je pose la main sur le mur de béton pour conserver l'équilibre. Je le contourne et me glisse par le cadre qui servira bientôt de porte d'entrée.

  — Nous sommes pareils, toi et moi !!!

  J'entends la voix de Terence se rapprocher. Je tords mon cou dans toutes les directions possibles avant de repérer une autre chambre de ciment à l'autre bout du salon. Je me glisse à l'intérieur et attends patiemment qu'il arrive.

  — Que ce soit Rosie ou Inès, elles ne nous ont jamais aimés. La seule chose qui compte pour ces filles-là, c'était uniquement de partir loin d'ici. Loin de nous.

  Il continue sa tirade manipulatrice.

  — Ils se sont toujours montrés méprisant envers nous.

  J'entends ses semelles reposer au seuil de l'entrée.

  Il pénètre dans le salon. Il n'y avait pas encore de toit au-dessus de nos têtes, il était alors très facile de deviner son ombre s'étendre sur le mur que je voyais à demi depuis ma cachette.

  — Toi et moi, on a encore une chance de s'en sortir. Il suffit de donner Inès à la Cubile.

  Tu ne m'auras pas par les sentiments, Terence. Je ne suis pas comme toi. Je dois peut-être te rappeler que tu te branlais sur une chanteuse R&B que tu n'as jamais vu de ta vie ? Je ne me manifesterai pas, car je sais la balle de révolver qui m'attends entre les yeux.

  Mon souffle se rétracte dans mes narines. Je manque de m'étouffer et de signaler ma présence. Ma main plaquée contre ma bouche atténue le bruit de toux. La poussière autour de moi me remonte aux narines.

  — Qu'est-ce que tu crois ? Cette Inès n'a plus besoin de toi. Lorsque tu la livreras au autorité, ils ne feront qu'une bouchée de toi. Tu crois vraiment que parce que tu essayes de faire bonne figure cela changera quelque chose ?

  Il continue d'avancer mais je ne lâche pas un mot.

  — C'est que t'as pas perdu de temps, mon salaud. Tu veux savoir une chose ?

  Cause toujours...

  — Je suis content d'avoir buté cette pétasse, finalement ! Et dire que je passais pour un clown, à ce moment-là. On peut dire que Rosie en fait tourner, du monde en bourrique.

  Mes yeux s'écarquillent et mes mains lâchent d'un coup vif. Je tombe en avant, mes jambes se frottant au sol cimenté. Le bruit éveilla son attention. L'ombre slalomait sur le mur d'en face. Terence allait débouler d'une minute à l'autre.

  Je suis pris au piège et je n'ai aucun meuble pour me cacher. C'est quitte ou double. Je cours me coller au mur avoisinant la porte et attends qu'il fasse irruption.

  Terence s'arrête de parler – sa belle tirade déjà aux oubliettes – et franchit le cadre. Il tourne la tête d'abord à sa gauche. Je savais ce qui allait se passer, ensuite. Je prends mon élan, lui saute au cou et parviens à m'accrocher à sa masse gargantuesque.

  Il hurle, saisi par la panique et n'arrive pas à viser correctement mon visage avec son arme pointé vers le haut. En revanche, il sent le tranchant de ma lame lui traverser la nuque. Il n'arrive plus à hurler, le borborygme qui grogne dans sa gorge l'empêche de jurer mon nom.

  Terence vacille. Le sang jaillit comme le flux d'un feu d'artifice. Il tachète les murs sans pouvoir s'arrêter. Puis tombe en avant, face contre terre, avec un dernier bruit de gargouille qui fait trembler toute la pièce.

  Entraîné dans sa chute, je me relève, les jambes flageolantes, le souffle court. Je reste immobile, contemplant la masse inanimée.

  — Il est mort ?

***

  La seule question qui me vient en tête lorsque je regarde le sang s'échapper par l'entaille de sa gorge et tapisser le sol est comment je vais me débarrasser du corps. Peu importe le nombre de fois que je la chasse de mon esprit, elle revient aussi vite qu'une balle de tennis.

  Je tente de lui maintenir les chevilles pour le traîner jusqu'au salon, ça marche. J'ai tout de même un peu de mal pour lui en voyant son visage gommé par le calcaire.

  — Merde !

  Mon juron fait un écho qui transperce les murs de la maison et s'étend jusqu'à la pelouse.

  Une marque rouge suit le corps de Terence jusqu'au salon. Je claque ma main contre mon front et ferme les yeux pour reprendre mon calme.

  Terence était loin d'être un poids plume et je vais devoir le soulever jusqu'au coffre de la voiture – ce coffre où Inès reposait toujours – dans la discrétion la plus totale.

  Au moment où je franchis la pelouse, j'aperçois un couple de personnes âgées faire des rondes autour du fourgon. Il fallait dire qu'une Toyota Proace au pare choc rongé d'un impact en face d'un panneau STOP au ras-du-sol était suffisamment alarmant pour qu'une personne censée se dise que quelque chose n'allait pas. Je crois que la grand-mère a repéré mon sang séché à l'arrière de la voiture.

  Je cache le corps de Terence entre deux poubelles en priant pour que personne ne le trouve et m'élance vers eux afin de leurs expliquer une situation bien différente de celle-ci.

  Je leur explique mon accident. Comme toute personne âgée bienveillante qui pouvait vivre en Martinique, ils voulaient au départ appeler mes parents et les secours. J'ai protesté en disant que tout allait bien et que j'allais emmener MON fourgon en réparation.

  Ils vivaient dans le coin et m'avaient fait comprendre qu'ils voulaient signaler l'incident du panneau à la mairie afin que les services publics le remplacent. Je souffle intérieurement en les assurant que je me chargerais de le faire, que je ne voulais pas les agacer avec mon stupide accident.

  Le couple de vieux, assuré, repartent dans leur voiture avec un hochement de tête convaincu. J'attends que le moteur gronde de suffisamment loin, observant la voiture ronger le panoramique des autres lotissements qui se dressent devant moi, puis je retourne à mon cadavre.

  Je l'ai installé bras en crois et jambes repliées dans le coffre. J'écrase sa main par inadvertance en tentant de fermer le coffre. Il y a simplement un son de craquement qui confirme que ses doigts étaient brisés mais aucun cri, j'ai désormais l'entière certitude que Terence séjourne en enfer.

  La panique m'ensevelit depuis la fin du combat mais ce n'est pas pour autant que j'oublie toutes mes heures de conduites. La Toyota Proace de Terence se présente – au contraire de mes appréhensions – comme confortable. Il y a un GPS connecté automatiquement à la maison. On y voit les trafics les moins denses pour s'y rendre en cas d'embouteillage et le nombre de personnes qui empruntent les routes envisageables pour rentrer. Ma parole, Terence avait tout prévu au cas où l'une des filles s'échapperait de la maison.

  J'arrive enfin à mettre un nom à l'endroit où il m'avait séquestré pendant des jours. Je roule jusqu'à la ville des Trois-Îlets, résidence des Iguanes, avenue 2207. Sans surprise je retrouve cette maison blanche et des voisins – à la différence de ma première visite – qui paraissent tous aussi chaleureux les uns que les autres. Mes pauvres, si vous saviez ce qui se trame, là-dedans...

  Le portail se ferme avec sa vision du monde extérieur et je pousse un soupir en entrant dans la maison. J'avais dû faire un détour dans le coffre pour fouiller les poches de ce qu'il restait de mon ancien tortionnaire.

***

  « Ça fait une heure que je t'attends... J'espère pour toi que c'est en rapport avec des putains d'embouteillages... »

  — Salut, Alpha... tsss... quel nom stupide mais bon... puisque tu veux qu'on t'appelle comme ça, allons-y ! JOUONS À CE PETIT JEU !

  La voix qui tremble me réveille brusquement. Le voile qui me floute la vue m'empêche de dire qui est en train de tourner en rond, un téléphone à la main, quelques mètres plus loin.

  Je cligne des yeux pour nettoyer ma rétine et constate un garçon au visage qui m'est particulièrement familier.

  Ses bras gesticules dans tout les sens et il n'arrête pas de postillonner. Son timbre de voix faisait les dents de scies dans les octaves. On ne savait pas s'il proférait des menaces ou – au contraire – tentait vainement de sauver sa peau.

  La deuxième option ne m'aurait pas étonnée. C'était bien le genre de Driss, se défiler quand tout espoir semblait perdu.

  Je le reconnais enfin avec son t-shirt gris, arraché au niveau de son téton gauche. Ma parole, il est frêle comme un squelette, ses menaces le rendent d'autant plus ridicule. Son grand short de pêcheur lui tombe aux chevilles. Je me demande comment il fait pour ne pas se prendre les pieds dedans.

  Mes oreilles sifflent encore. Je ne parviens qu'à entendre une bribe d'aboiement sortir de sa bouche.

  — Venez aujourd'hui, même demain, à n'importe quel heure. Je serai là ! Cette maison était gérée par un malade, il y a des caméras et des pièges posés un peu partout, ici. Un pas de travers et un explosif vous dégomme la cervelle. Enfin... si je ne suis pas arrivé entre temps pour m'occuper de vous !

  Qu'est-ce qu'il raconte cet abruti ?

  Ses ricanements sonnent faux, au point que je pense à un morceau de nourriture coincé dans son oesophage qu'il a du mal à dégurgiter.

  — Inès n'est pas un objet et ne le sera jamais ! Désolé, les gars mais il va falloir me passer sur le corps !

  Ma parole, je suis pas sorti de l'auberge.

  Son regard divergent se braque brusquement sur moi. Mon coeur manque une pulsation lorsque j'aperçois la vision tailladé d'un mort-vivant m'observer. Des poches violettes sous les yeux lui donne l'aspect sale et malade. Je confonds ses pupilles noires avec une sclérotique quasiment rouge.

  Je roule sur le sol, en entendant le portable se fracasser contre le mur. Il bave devant moi. Je vois son visage planer sur le mien. Bon sang, on aurait dit un chien affamé.

  — Tu es réveillée ?

  Moi, Inès Flamarge, ne comprends absolument pas ce qui est en train de m'arriver. Le gros porc s'est volatilisé et je me retrouve seul dans cette maison que je pensais avoir quitté pour de bon quelques heures auparavant.

  Pour ne rien arranger, la coup de gueule que Driss vient de pousser dans le combiné n'annonce rien de bon.

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