Chapitre 33 - Les ordres de la Cubile
Ses mains nimbés de sang ressemblent à des gants rouges. Il fouille à l'intérieur d'elle comme si ce n'était qu'un vulgaire objet. Quant à Nahla, son visage reposé, le cou penché en arrière et ses yeux d'une lueur vitreuse donnent l'impression qu'elle avait parlé aux puissances divines avant de quitter l'enfer qu'était l'Antre de l'Alpha.
Terence pleure tout comme moi, mais pas pour les mêmes raisons. Son visage se déforme à chaque fois que ses mains gagnent en profondeur dans l'entaille qu'il avait fait d'un simple couteau de poissonnier.
Une jeune fille est morte, ce soir, réduite au simple état de chair à pâté. Une viande dont Terence s'octroie le droit de manipuler à sa guise. Il retire l'intestin dont je n'ose pas prendre la mesure et me fixe de ses yeux écarquillés.
Il regarde le visage détendu de Nahla, prit par la colère. Je vois ses dents crispées, presque s'écrasant les unes contre les autres. Le poing serré, il le brandit.
— PUTAIN !
D'un crochet franc et ampli de fureur, le visage de Nahla s'écrase sur le sol. Le silence qui plane juste après son coup le rend d'autant plus en colère.
Il s'apprête à rappliquer en se jetant sur le cadavre mais je me glisse dans son dos et lui plaque les épaules entre mes bras.
— Ça ne changera rien, elle est morte !
— Lâche-moi, putain !
La différence de gabarit a raison de mon emprise ridicule. Lorsqu'il se relève, je tombe sur le sol. Autant dire que mon dos a du mal à supporter le contact direct avec le ciment. Je masse à l'endroit de la chute en prenant appui sur mes jambes.
— Tu ne te rends pas compte des conneries que tu fais, Terence !
— Je me sors les doigts du cul pour nous sauver les fesses et c'est tout ce que tu trouves à dire ?
— Par « nous » tu veux dire qui ? Tu viens juste de tuer Nahla ! C'est même pire qu'avant !
— Je parlais de nous, Driss.
— Comment ça « nous » ? Non ! Je ne veux pas être mêlé à tout ça, j'ai fait de mal à personne, moi !
— C'est pas ce que pense la presse.
— J'en ai rien à foutre ! Lorsqu'ils viendront ici, je leurs expliquerai tout dans les moindres détails.
— Tu es bien naïf si tu penses réellement arranger quelque chose. Ils n'hésiteront pas à te coller une balle en pleine tête au moment où il te verront.
— C'est du délire ! Pourquoi ils feraient quelque chose par...
— Tu n'as pas eu le temps d'écouter tout ce qui se disait pendant le journal local, à la télé, mais ils m'ont averti qu'on avait clairement une épée de Damoclès sur la tête.
— Qui t'as dit tout ce merdi...
DRIIING !
Les jugulaires qui lovent sur mon cou relâchent leur pression. Je fais volte-face sur la chose qui vibre sur la loque – servant initialement de matelas au cadavre lequel gît à deux mètres de moi.
Terence se prend d'une crampe subite qui le plie en deux sur le sol. Il crachote quelques mots inintelligibles, la sonnerie qui tinte derrière moi n'arrange rien.
— Mets sur le haut-parleur, ai-je compris dans un râle, ce dernier lui empêchant de respirer.
Il s'agit d'un numéro masqué quand bien même il était évident de savoir à qui j'aurai l'honneur au bout du fil.
Je glisse le bouton vert contre le haut de l'écran et coupe ma respiration.
« Terence... tu m'entends ? Espèce d'imbécile, tu as refais ma journée... T'es au courant de ça, j'espère »
J'arque un sourcil en entendant la voix porter le fil. Elle n'appartient ni à la toux grasse de Lavelle et encore moins au timbre raffiné de Balzane. C'est un grognement. Un son si grave qu'il fait frémir mes entrailles.
« Tu as voulu faire le malin en prenant la fuite dans ton stupide bateau de croisière... Le karma a fini par te rattraper et te voilà qui revient à mes pieds, la queue entre les jambes comme un toutou à sa mémère. C'est pitoyable. Comment tu espères devenir un Alpha avec ce genre d'attitude ? »
La voix qui roule sur un terrain apaisé, commence à déraper vers l'agacement. Terence colle sa tête au sol et frotte son front sur le ciment à s'en faire rougir de sang. Il râpe sans s'arrêter. L'action se distingue en maîtrise de son rythme cardiaque. Il ne parle toujours pas. Je dois cependant lui reconnaître que sa respiration se régule.
« Tu sais quoi, pauvre andouille ? Démerde-toi pour me donner ma marchandise. J'en ai rien à foutre que tu aies envie d'un prototype à deux balles de ta chanteuse anorexique ! Donne-moi ce qui me revient de droit. Pour le reste, ce n'est pas mon problème. »
Terence se dresse devant moi, le regard dans le vide.
« Et quand je te dis que je veux ma marchandise, je ne parle pas de l'indienne à qui on a déjà emprunté un bras. Les pièces détachées ne m'intéressent pas. Non, je parle de la Blanche-Neige aux yeux bleus... Je te connais par coeur, il fallait le préciser avant que je ne tombe sur une mauvaise surprise qui pourrait mal déraper pour toi »
Une sueur froide me coule dans le dos au moment où il prononce le surnom « Blanche-Neige ». Le descriptif se dresse dans ma tête. Je comprends de qu'il s'agit.
— Attendez une minute !
« Hmm, t'es pas seul ? »
Il soupire profondément. Sa voix gargouille pendant qu'il laisse place à la réflexion.
« Terence, espèce de lâche, j'espère pour toi qu'il s'agit de ton sous-fifre. Si t'as appelé les flics, je t'assure que tu le paieras très cher s'il tu manges pas perpète... »
— Je m'appelle Driss Truchet. J'étais là le soir où Terence vous a donné la deuxième livraison.
« Oh, j'ai enfin l'honneur d'entendre la voix du sous-fifre ! T'as l'air plus robuste que l'autre, c'est pas croyable... D'ailleurs, pourquoi tu fais la secrétaire ? Où est passé ce con ? »
— Juste à coté de moi. Il entend tout ce que vous dites.
« J'espère bien, parce qu'on ne perdra pas de temps avant d'agir. J'ai pas envie de me laisser passer la marchandise sous le nez parce que cet abruti a les flics au cul »
— Quand vous parlez de la marchandise... à qui faites-vous allusion, au juste ?
« Le Troisième Membre. Inès Flamarge. La brune avec la peau pale et les yeux bleus. C'est la seule qui me semble intacte dans le bétail. »
Un sifflement me parcourt les oreilles après sa réponse. J'ai mal compris, il n'y a pas d'autres solutions.
« Je la veux d'ici une heure au point de rendez-vous Q. Terence sait duquel je veux parler. Ça sera tout pour moi »
Je cherche un moyen de négocier avec l'homme qui me tient en haleine au bout du fil, mais toutes les issues se balisent. Je ne vois aucune alternative et la panique que manifeste mes mains moites en témoigne.
« Tâchez d'être à l'heure. Sinon c'est moi qui viendrait à vous. Et croyez-moi, il ne vaux mieux pas que ça arrive. Les frais risqueraient de ne pas vous plaire »
L'écran du portable s'assombrit et la chaleur de la batterie redescend. Il raccroche mais j'ai encore sa voix qui continue de parler dans ma tête.
— T'as un plan ?
Terence me fixe d'un air livide et se relève.
— Tu crois que j'ai envie d'assister à ça ? J'ai déjà assez de sang sur les mains ! Mais on n'a pas le choix. Inès doit être livrée à la Cubile si on veut avoir une chance de s'en sortir.
— S'en sortir de quoi ? Qu'est-ce qui se passera une fois que tu leurs aura livré Inès ? La police est encore à tes trousses et ils ne tarderont pas à perquisitionner la maison, si tu veux mon avis.
— Si je demande à l'Alpha de me sortir de se pétrin, je suis sûr qu'ils accepteront de me couvrir.
J'observe les mouches tourner autour du corps de Nahla. Elles se posent avec les desseins d'asticots qui grouilleraient depuis l'estomac de la jeune défunte d'ici une dizaine de jours.
Je frissonne en imaginant la scène.
— Driss, tu m'écoutes ?!
Le visage tendu de Terence me ramène à la réalité. Celle que ma vie risque de prendre un dérapage dont je ne suis même pas aux commandes.
— Quoi ? Oui, oui, je suis là.
— Je t'ai dis que j'aurai besoin de ton aide sur ce coup-là.
— Pourquoi ça ne m'étonnes pas.
J'ai envie de l'attraper et le rouer de coup. Pourquoi tu continues à m'entraîner dans tout ce merdier ?
Le pire étant que ne peux lui refuser un service, Inès ne comprend rien à ce qui est en train de se passer.
***
Je ne sais pas si la Cubile voyait Inès comme une pierre précieuse manquant à leur édifice, mais la réalité est tout autre. La fille revêt un drap boudiné à sa taille qui lui donne l'allure d'un chiffon sur pattes, les joues creuses soulignent ses carences alimentaires pour ne pas évoquer la malnutrition qu'on avait subi depuis la mort de Rosie ou encore des cheveux en batailles qui servent accessoirement d'attrape-poussière.
Lorsque je lui fais un signe de tête vers la porte de sortie, elle ne comprend pas que la honte me travaille au point où je ne peux plus placer un mot.
Terence prend la peine de m'attendre dans un fourgon entièrement vide et nettoyé par ses soins. Il sait que le jour des grosses livraisons arriverait tôt ou tard et qu'il devrait être prêt pour l'occasion.
— C'est quoi, tout ça ? me demande-t-elle avant de franchir le pas de la porte.
— Je n'en sais trop rien, moi non plus, hoquetais-je, le poing serré.
Il suffit d'observer mes yeux injectés de sang pour comprendre que monter dans ce camion n'est pas une bonne idée. Inès s'arrête face à moi et fronce les sourcils en prenant un air suspicieux.
— Pitié, Driss, ne me dis pas que...
— Il a l'intention de te faire partir loin d'ici mais je ne sais pas si tu pourras t'en sortir.
— C'est une blague ?! Non, ça ne peux pas se finir comme ça, la police est déjà à notre recherche.
Elle reste dans les murmures pour ne pas éveiller les soupçons de Terence. Elle croise les bras et commence par se réchauffer en frictionnant ses mains contre eux.
— Je vais tenter de trouver une solution, je te le promets.
Cette fois-ci, elle ne recule pas en voyant ma main se poser sur la sienne. Mieux encore elle accepte de l'enlacer. Je pouvais sentir le bout de ses doigts s'imprégner aux miens tandis qu'elle lance un profond soupir.
— Évite-moi ces belles paroles. On sait tous les deux si j'en suis là, à l'heure qu'il est, c'est uniquement parce que tu ne sais pas prendre de décisions.
Son visage se froisse, elle s'autorise un sanglot.
— Et dire que tu avais promis à Nahla de veiller sur elle. J'espère qu'elle te crache à la gueule, depuis là-haut.
Elle me tourne le dos comme pour punir mon manque de courage. Et abaisse d'elle-même la poignée, glisse sa carcasse entre les portes et s'assoit en croisant ses jambes.
Lorsque je referme les portes, son corps se scinde dans l'ombre, condamné à attendre son heure sur les ridelles.
Je contourne les parois blindées et me penche vers la fenêtre du côté conducteur. Terence avait le coude replié contre la portière, la main calé sur sa mâchoire et regardait le ciel d'un air perplexe.
Il tend la main pour que je lui donne les clés du fourgon.
— Tu peux conduire ?
— Tu crois que je vais te laisser me conduire jusqu'au lieu de rendez-vous ? Mais tu ne sais pas où c'est !
— C'est bon, calme-toi. Je voyais que t'étais tendu et je voulais juste te rendre service. N'y vois aucun mal à ça.
Il enfonce la clé dans le contact, démarre la voiture et fait une marche arrière alors que le portail automatique se feutrait à la haie.
Je n'ai pas eu le temps de boucler ma ceinture qu'il enclenche la première et s'éloigne de la maison. Les pavillons voisins défilent derrière ma vitre. Je découvre à nouveau les couleurs chaudes du ciel, du soleil et ça serait peut-être la dernière fois que j'admire ce spectacle tropical cajolé de chaleur.
— Ah oui, ça ne t'embête pas que je garde un pistolet avec moi ?
— Pourquoi ça ?
— Oh, simple mesure de sécurité. Je n'ai pas envie de me faire descendre une fois là-bas, tu comprends ?
Au moindre geste suspect de ma part, je sais que ce révolver, situé sur sa portière, pourrait aussi se braquer contre moi.
— Bien sûr.
Une sueur froide danse sur mon front à mesure que les kilomètres s'élèvent au compteur. Ma face écrasée contre la vitre espère que quelqu'un me reconnaîtra dans cette voiture, me considèrera comme innocent et appellera les autorités ou volera à mon secours.
Terence garde une main sur le volant et l'autre sur sa portière. Il me jette plus de coup d'œil qu'à son rétroviseur droit. Il veux me parler de quelque chose.
Son portable reste plaqué contre le revolver. Il prend le soin de retirer discrètement sa main pour ne pas que l'arme lui tombe sous les pédales et me tend l'appareil.
— Ce sont des trafiquants d'organes mais aussi des proxénètes, me lâche-t-il avant que je ne prenne le temps de regarder les messages qu'ils envoyaient à Terence.
Je crois que le monde vient de s'écrouler sous mes yeux. Je n'arrive pas à pleurer, pourtant je sens la pression monter jusqu'à ma gorge. Quand je prends la parole, ma voix s'enroue.
Je saisis sans répondre et lis la dernière bribe de discussion entre Terence et un dénommé « Alpha ».
— Inès risque de partir dans un autre pays. Tu vas laisser faire ça ?
— Une petite seconde, c'est bien toi qui m'avait dit sur le bateau que ça t'importait peu que Inès soit livré à la Cubile. Aujourd'hui, on n'a plus le choix et tu veux me faire croire que t'as retourné ta veste ? Arrête un peu ton baratin.
— Il a fallu que Rosie meure pour que je m'en aperçoive, mais je ne peux pas laisser Inès entre les mains de ces monstres.
— Comment ça ? Qu'est-ce que tu veux dire, par là ?
Mince, je me mords la lèvre comme pour me punir d'en avoir trop dit.
Le moteur continue de vrombir tandis que le silence pèse. Mais le regard de Terence qui se pose maintenant sur moi parle à sa place.
— Je vais te buter, sale fils de pute ! me lance-t-il.
Les dents serrées sur elles-mêmes, j'empoigne le volant dans la seule main de Terence et envoie la voiture contre un panneau STOP. Le pare-chocs s'écrase dans un bruit assourdissant tandis que le bout de métal tombe à la renverse sur le sol.
Sans lui laisser le temps de m'attraper le bras, je tire la poignée et tombe sur le trottoir. Une balle traverse la vitre mais je reste accroupi sur le sol. En contournant la voiture, je me planque à l'arrière du fourgon.
Bordel, Driss, qu'est-ce que tu es en train de faire ?
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