Chapitre 24 - L'opération « Apothéose Lunaire »

  Je commence à m'habituer à la structure délabrée du stock de conteneurs qui nous oblige à subir une promiscuité étrange avec des personnes qui se calquent à l'image de ce sinistre site.

  Terence continue de dépecer l'être humain qui est derrière moi. Ce bébé. Je jurerais l'entendre se déchirer de pleurs, ressentant la véritable douleur avant d'avoir mis les pieds sur terre.

  En face de moi, j'arrive à percevoir l'hostilité de Balzane lorsqu'il me raconte le projet que Terence avait tapissé au plus profond de son subconscient. Pendant ce temps, Lavelle se tient à l'écart de cette tension qui plane au-dessus de nos têtes. L'armoire à glace s'adosse au côté chauffeur de son fourgon, toujours muni de son tablier délavé, se postant face à un ordinateur portable qui projetait le dernier match de la saison. Il pouvait alors s'intéresser à son équipe favorite tant en gardant un oeil sur ce qui se passait autour de lui. Sous son aspect moins patibulaire, j'avais fini par m'adapter à sa présence.

  La pilule passe moins avec Balzane, qui reste campé sur ses positions.

  — Tu sais ce qu'est la transplantation d'organe, au moins ? me demande-t-il.

  — B-bien sûr.

  — Parfait, tu vas très vite comprendre où je veux en venir dans ce cas.

  Un reniflement surgit dans mon dos et j'en frissonne de surprise. Terence ne rate pas une miette des dires de Balzane.

  — Comme tu l'as dit tout à l'heure, nous prélevons des organes, comme sur ce petit poussin, par exemple. Mais les plus efficaces se chargent de faire les transplantations.

  — Vous êtes des sortes de médecins ?

  Soudain, j'entends comme un souffle coupé. Le ventre de Balzane se met à vibrer sous sa chemise. C'est bien la première fois que je le vois presque au bord du rire.

  — T'es un comique, toi. On ferait ça dans un hôpital si c'était le cas, tu ne penses pas ?

  Je me mords la lèvre pour punir la honte que je ressens.

  — Pour faire simple, Terence avait un fantasme. Celui de créer la copie parfaite de White-Kitty. En apprenant qui on était, il avait forcé pendant plusieurs mois avant qu'on ne finisse par céder et lui faire confiance : autant dire que c'était une très mauvaise idée.

  — Plusieurs mois, ça veut dire...

  — Oh, le plan a débuté en juillet, mais la première dette qu'il nous devait à été réglée en septembre. À partir de ce moment, j'aurais dû me dire que quelque chose ne collerait pas avec ce type. Il est tout sauf réglo.

  — Ça veut dire que les filles qui sont chez lui...

  — Ne lui appartiennent pas, exactement. Elles ne sont que des dettes qu'il nous doit avant que l'on décide de financer son opération.

  Balzane parle d'elles comme d'un bétail. Est-ce que Inès...

  — L'idée est de prendre des caractéristiques spécifiques de White-Kitty à chaque membre et les implanter ou en faire ablation dans une seule et unique fille.

  Soudain, un flash me revient en tête. Le jour où j'avais croisé Terence sur le parking non-loin de la salle de Travaux Pratiques. Ce jour où il m'avait montré la pochette du nouvel album de la chanteuse. Une phrase résonnait en moi...

  — White Kitty est si parfaite qu'elle ne saurait être décrite en une seule personne. C'est une relique qui ne peut être reproduite qu'en plusieurs entités tant sa perfection dépasse de loin les capacités humaines !

  Une voix surgit dans mon dos, Terence prend subitement la parole et lâche le couteau sur la table.

  — J'assume tout ce que j'ai dis et je mènerai à bien ce projet !

  — Terence, tu es complètement fou !

  — Ferme-là !

  Ses postillons pleuvent sur mon visage, on peut y ressentir la frustration de ne pas avoir su garder une démence de cet ampleur.

  — Je suppose que tu as terminé, si tu veux jouer les gros bras devant moi ? rétorque Balzane d'un air méprisant.

  Il confirme par un grognement qu'il avait bien terminé le tri. Balzane tourne sur ses talons et siffle à Lavelle de sortir de son match pour vérifier que le compte y est.

  L'armoire à glace marche les mains ballantes, tandis qu'il essaye de remonter son pantalon à la hauteur de sa raie de fesses. On arrive à sentir l'odeur d'excrément juste en observant la fente.

  Lavelle utilise la même main qui sert à remonter son pantalon et se gratte le menton pendant qu'il permute son attention entre les deux glacières.

  — Hum... murmure-t-il comme doté d'une capacité à réfléchir. Ça va vraiment être juste, pour cette fois. Le bras était largement plus conséquent.

  « Le bras » ? Il parlait forcément de celui qui appartenait à Nahla.

  — T'es sûr que tu l'as mariné trois mois, ce truc ? J'veux pas faire le rabat-joie mais j'ai à peine de quoi fabriquer une ceinture avec son intestin. Regarde-ça, Balzane.

  Il met sa main à la patte et attrape une sorte de corde rosâtre nimbée de sang. Je n'arrive pas à soutenir le regard plus longtemps. Le dégoût prend raison de moi et je vomis juste à coté de la table pour la deuxième fois.

  — Réfléchis un peu, Lavelle, un foetus de cette date fait onze centimètres à tout casser...

  — Si on prend suffisamment de peau et qu'on le saucissonne, y a moyen d'en faire une ceinture ?

  — Qu'est-ce que tu peux être lourd, quand tu t'y mets ! Embarque-moi tout ça dans le fourgon et on décolle.

  Pendant que le gabarit de géant de Lavelle occupait la manutention, Balzane en profite pour s'approcher de Terence et moi.

  — Je vais être honnête : le compte n'y est pas.

  Terence paraît estomaqué.

  — Il va me falloir une autre marchandise si tu veux qu'on fasse la transplantation. Dans notre intérêt comme du tiens.

  — Je peux vous ramener un autre bébé, si vous voulez.

  — Non ! Les demi-portions comme ça ne valent absolument rien. Je n'ai pas encore eu l'aval du boss, mais c'est à coup sûr ce qu'il dira. On t'as laissé ta chance, maintenant c'est à toi de nous obéir.

  Il baisse la tête et se résigne à l'écouter.

  — Si on compte pas l'infirme, il te reste deux filles chez toi, non ?

  — Attends ! m'exclamais-je. Vous parlez d'Inès et Rosie ?!

  — Driss ! hurle Terence à son tour, comme si je devais garder le secret sur leurs identités.

  — Inès et Rosie. De jolies prénoms pour de jolies filles, j'en suis convaincu !

  La voix mielleuse de Balzane rend l'atmosphère froide. Un type comme lui ne doit en aucun cas s'approcher d'elles.

  — Ramène-moi l'une d'entre elle et la dernière qui restera chez toi servira de réceptacle.

  Je sens mes mollets me lâcher dans un tremblement de jambes. Mon regard se trouble et je prend bientôt appui sur le rebord de la table pour ne pas perdre connaissance.

  — Qu'est-ce que tu sous-entends par réceptacle ?

  — Il y a rien à sous-entendre, gamin. C'est à elle qu'on implantera toutes les caractéristiques physiques prélevées sur les autres filles. La White-Kitty 2.0 comme Terence l'avait tant attendu !

  J'ai l'impression de tomber à dix mètres d'altitude en entendant les paroles de Balzane.

  — Ça veut dire que...

  — Rosie ou Inès devra y passer.

  Avec une démarche parfaitement calme, comme si tout ce qu'il venait de dire baignait dans l'évidence, Balzane tourne lentement des talons et fait un geste de la main en direction de Terence avant de rejoindre son SUV.

  — J'espère que nous nous reverrons bientôt pour la dernière transaction. On te laisse encore choisir quelle fille tu veux nous envoyer, mais je te préviens : on attendra pas indéfiniment.

  J'avais envie qu'il réponde quelque chose. Qu'il constate que toute cette mascarade nous avait submergé dans un embarras dont il était peut-être encore possible de sortir.

  C'est exactement ce que j'essaye de lui faire comprendre lorsque nous sommes à notre tour retournés dans la Citroën de Terence et que nous empruntons le chemin du retour.

  — Un pas en arrière ? Après tout ce que j'ai bâti ? Impossible.

  — Mais Terence, c'est de la folie ! Regarde comment étaient ces types, ils n'avaient pas l'air si impressionnés que ça de nous voir disséquer un corps humain !

  — Le trouillard qui n'arrêtait pas de vomir ses tripes, c'était toi ! Tu me prends pour une mauviette, ou quoi ?

  — Tu as réussi à découper un bébé comme du porc et tu es fier de toi ? Ça te touche, en vrai. C'est juste impossible.

  Terence resserre sa poigne sur le volant et plonge son regard loin devant nous. Il fait mine de ne pas m'entendre mais son froncement de sourcil le trahit.

  — White-Kitty compte énormément pour moi. Je pense que si elle n'avait jamais existé, je ne serais plus de ce monde, à l'heure qu'il est.

  — Je ne comprend pas...

  — Tu ne comprends jamais rien, de toute façon, dit-il en prenant une forte inspiration. Quand j'étais encore au collège, j'avais vraiment une sale gueule. Des boutons de partout et des cheveux secs. Pire qu'aujourd'hui. À côté de ça, je voyais tous mes camarades de classe commencer à faire des trucs par-ci par-là.

  Je l'écoute attentivement. Sa voix prend une teinte aigu.

  — C'est vrai qu'avec du recul, c'était juste une bande d'abrutis qui se contentaient de recopier ce qu'ils voyaient dans les séries pour ados, mais sans le sexe. Ces histoires bateaux où des mecs  bien baraqués des tops modèles commencent à entamer leurs premiers bisous et toutes les conneries habituelles.

  Il met le clignotant et prend l'angle à ma droite : je commence à reconnaître le pâté de maison, écrasé dans une couche dorée par le panorama du soleil levant.

  — Je me disais que je n'étais pas comme les autres. Je n'appartenais pas aux adolescents de mon époque et encore moins à ceux qui n'existaient que dans les fictions. Je sentais que quelque chose clochait mais je n'étais qu'au collège et j'allais peut-être pouvoir enfin vivre ne serait-ce qu'un seul épisode de cette sitcom.

  Il arrête la voiture au milieu de la pelouse, en face du porche.

  — L'âge commençait à monter, je comprenais que mon identité auprès des autres était en train de s'effacer. J'ai pris conscience de la place que je tenais dans cette sitcom : je n'étais qu'un figurant. Même pas un personnage secondaire ou un simple invité, non, je me fondais dans la partie flou de l'écran. Celui qu'on ne regarde pas, le nobody qui servait uniquement de faire valoir aux filles.

  — Terence...

  — Mais il y avait une personne, qui parmi tous ces enfoirés, me faisait me sentir « grand ». White-Kitty. Bon sang, je me rappelle encore du premier jour où j'ai commencé à écouter ses chansons. Rien qu'en entendant sa voix, j'en frissonnais de partout, je sentais une excitation monter en moi. J'avais comme une pulsion. Je me suis précipité dans le salon, et je l'ai vu effectuer une chorégraphie dans sa petite tenue moulante. J'ai fermé les portes du salon et j'ai commencé à me masturber devant le poste de télévision.

  C'est la partie dont j'aurais pu me passer, mais ça ne servait à rien de le couper. Il n'allait jamais se taire.

  — Alors, j'ai commencé à écouter ses albums du début jusqu'à la fin. J'ai feuilleté les pages Wikipédia et autres sites à son effigie. Je commençais à la connaître sur le bout des doigts, un peu comme ma petite copine. Et depuis ce jour, même si j'allais au collège avec la boule au ventre, je pensais à White-Kitty et elle s'en allait aussitôt.

  Il avait la sensation d'être moins...

  — ... seul. Je n'étais plus seul, désormais. Bien sûr, je ne pouvais pas la toucher ni la sentir, mais je pouvais imaginer sans problème quelle odeur elle avait et la sensation de sa peau contre la mienne. Il m'arrivait même de tendre ma main vers le bas et d'écarter mes doigts, comme si elle m'enlaçait pendant que nous allions manger dans une pizzeria ou dans un restaurant chic.

  Il ouvre la portière mais garde la clé sur le contact.

  — Les gens se moquaient de moi lorsqu'ils me voyaient parler tout seul pendant notre premier diner aux chandelles. Ils hurlaient comme des singes quand ils voyaient une nappe dressée. Les deux assiettes sur la table alors que j'étais seul ne m'accommodait pas pour eux. Mais je m'en fichais, ces idiots n'avaient aucune idée de la personne à qui était destinée toutes ces choses. Ils vivaient dans leurs séries de comédie romantique « parfaite » et moi dans la mienne. Eh oui, le figurant avait lui aussi droit à sa séquence de gloire.

  Mais comment tu as pu en arriver jusque-là, Terence ?

  — Et un jour, j'en ai eu marre de tout ça. Vivre toutes ces choses sans réellement ressentir ce que les autres avaient. J'ai fini par me lasser des masturbations sur ses posters, de sa voix qui caressait mes sens. Il me fallait plus. Je devais avoir une copine, une White-Kitty. Parce que je savais très bien qu'aucune fille ne serait intéressée par moi. Quand je me regarde dans la glace, il y a cette colère qui me prend aux tripes. Ce n'est pas normal de se sentir aussi sale après avoir passé une dizaine de minutes sous la douche.

  Il pose un pied sur la pelouse mais je vois bien à son appui qu'il tremble du mollet. Sa respiration prend une tournure plus courte.

  — Je voulais mourir. Je ne pouvais pas en parler à ma mère, elle qui avait tout sacrifié pour me rendre heureux. Il fallait que je me confie sur un forum. Et c'est là que je les ai rencontrés. À quelques clics près, le fusil que j'avais commandé sur un site de contrebande m'aurait rongé le crâne. La Cubile m'a sauvée.

  — La « Cubile » ? Tu veux dire que c'est...

  — Le nom d'une organisation secrète, oui. Balzane et Lavalle, que tu as vu tout à l'heure, en sont des membres notables. 

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