Chapitre 23 - Les hommes qui étaient des loups
Le site est complètement vide. On aperçoit à peine le marquage au sol qui sert de rangement en bataille aux voitures fantômes sous le halo des phares de Terence. Je regarde les lampadaires mourir au dessus de ma tête. Leurs lumières grésillent, les filaments errant entre la vie et la mort.
Je n'arrive pas de suite à réaliser où nous sommes arrivés. C'est la première fois que j'y mets les pieds, et surtout de nuit. Cela ressemble à une sorte d'énorme garage, cerclés par une série de conteneurs entassés les uns sur les autres. Avec cet aspect très exigu, j'ai la sensation de ne jamais être sorti de ce trou à rats.
— Pourquoi est-ce qu'on est là ?
Il descend de la voiture et me fait signe de me taire. Je n'arrive pas à distinguer les traits de son visage, mais incarnent un air sérieux. Il respire lentement tandis que sa posture s'annonce plus conventionnelle qu'à son habitude.
Les jambes d'une parallèle implacable, les mains jointes et le regard lointain, Terence prend une profonde inspiration qui marque la première faille de ses émotions.
— Tiens toi prêt.
— Prêt pour quoi ?!
Je suis agité, et je ne sais pas si je dois me cacher derrière lui ou me mettre à son niveau et singer bêtement sa posture. J'opte finalement pour la deuxième option.
Un SUV gronde quelques mètres plus loin, je le sais au contour de sa carrosserie volumineuse qui réfléchit la lumière des phares que projette la voiture de Terence.
Derrière lui, un fourgon noir suit la cadence et manque de buter contre une poutre, rattrapé de peu par un dérapage qui solde le crissement de pneu. Le type qui conduit l'autre tas de ferrailles débute dans la conduite ou est complètement instable.
— Oh, bordel ! J'avais oublié la sensation que ça faisait de sortir la nuit sans prendre de manteau ! Il caille de fou !
La voix grasse et perçante qui s'échappe du fourgon me laisse supposer qu'on a affaire à un gros morceau. De loin, il donne l'impression d'avoir la bonne trentaine, ses mains sales – de goudron – laissent des traces sur la portière tandis qu'il porte un simple tablier muni d'une large poche sur le devant. Est-ce que c'était lui, dont...
— Courage, Lavelle, dit une voix nettement plus calme, on ira très vite. Je te le promets.
Une chemise blanche brille dans ce crépuscule absolu, s'ornant d'une Rolex en or plaqué. Elle s'accompagne d'un jean slim parfaitement délavée au niveau des genoux. L'homme qui vient de sortir du SUV faisait attention à son apparence, contrairement au précédant. Beaucoup plus mince, aussi. Il donne l'impression d'aller à son troisième rencard de la semaine avec une énième conquête alors que la réalité est tout autre. Jusqu'à présent, il n'y a aucune fille parmi nous, et encore moins un restaurant à proximité. Ni même du monde, en fait.
Cette ambiance froide et solitaire me rappelle les scènes de films policiers pendant lesquels les méchants se retrouvent dans un endroit reclus où ils passent toutes leurs transactions. À l'abri des regards et de la loi.
Quelle est la marchandise, pour cette fois ?
— Maintenant que tout le monde est là, on va passer au dépeçage et au tri. Tout ça dans le bon ordre. Sinon ça n'aurait plus aucun sens !
— Détend-toi, Balzane. Tu vois bien que le petit est attentif comme un bleu ? Il sait bien qu'au moindre faux-pas...
C'est étrange, ils portent des masques de loups, comme ceux des fêtes de carnaval. Un Canis lupus pour Balzane et un loup d'Abyssinie pour Lavelle
— PAW PAW ! fit-il en imitant deux pistolets avec ses doigts.
Je chancèle par réflexe en arrière et ça à l'air de l'amuser d'après la toux sèche qui s'échappe de sa gorge.
— Exactement ça, gamin, t'as tout compris.
Il a une fausse voix assurante. J'ai intérêt à tout appliquer correctement si je ne veux pas qu'il m'explose la cervelle.
— Arrête de faire l'idiot, Lavelle ! gronde l'autre gaillard soigné en chemise. Quant à toi, décharge ta voiture !
Il fait un signe de tête à Terence qui part avant même que je ne le remarque. Balzane – si j'avais bien retenu son nom de la bouche de l'autre énergumène – n'hausse jamais le ton mais entretient cette conviction dans la voix qui savait faire trembler une âme. Sa langue agit comme un fouet dont les autres n'étaient que de simples esclaves.
Terence revient en hâte avec les mains chargées de deux glacières. De l'autre côté, Lavalle monte une table en plastique sur laquelle il passe une nappe au crible fin de ses énormes doigts boudinés.
— Gamin, attrape ça !
Il me lance un objet de métal que je n'arrive pas à distinguer sur le coup à la lueur du crépuscule. Mais il me suffit d'une sensation piquante au niveau de la paume pour savoir que je viens d'attraper la partie tranchante d'un couteau de cuisine d'une longueur de dix-sept centimètre. Le gabarit se suffit à lui-même pour montrer qu'il découpait les plus robustes des poissons et des boeufs fournis.
En me voyant marmonner sur ma coupure, le gros lard se mets à rire tandis que Balzane secoue la tête. Avait-il l'intention de m'éliminer pour ce manquement ?
Mais surtout, qu'est-ce que je peux bien faire avec ça ?
— Les organes vitaux dans la glacière rouge, les autres dans la bleu.
— Les « quoi » ? demandais-je en sursaut.
Lavelle me regarde, je sais – malgré son masque – qu'il a un sourire jusqu'aux oreilles, ce qui est tout l'inverse de Balzane. Il incline la tête au niveau de ses mocassins et fouille quelque chose dans son dos, au niveau de ses hanches.
— J'ai pas le temps de jouer à ça...
Il dégaine un pistolet de son holster. Je n'arrive pas à réaliser ce qui se passe, mon sang se glace dans mes veines et des frissons me parcourent l'échine. J'entends simplement la voix de Terence résonner dans mon dos, tentant d'apaiser la tension du loup masqué.
— Il ne recommencera plus à vous poser ce genre de questions idiotes, pardonnez-le !
Il m'attrape par le cou et me tire jusqu'à lui.
— Tu as cru quoi ? Qu'on était à l'école, là ? Le temps presse, gamin ! Il faut faire ça vite, comme dans un fast food. Tu nous prépares la commande et on dégage ! ajoute Lavelle.
Je me retourne vers Terence – le seul allié dont je bénéficie – et il semble d'aussi apeuré que moi. Il dépose le bac en plastique sur la table.
En ouvrant le couvercle, une matière articulée patauge dans un liquide rougeâtre mélangé à des sortes de grumeaux. Ma gorge se lacère lorsqu'une odeur de putréfaction et de détergeant me montent au nez.
Je prends de la distance, le mélange d'odeur est infecte. Mon odorat n'avait jamais autant été en alerte.
— Si l'autre con se mets à vomir, ça va pas le faire.
— Regardez-moi ça, de vrais chiffes molles.
Les deux loups me regardent avec mépris, je le sens au ton qu'ils emploient en me voyant expulser mes tripes jusque sous la table.
— D'façon, j'm'en fiche. C'est pas mon ADN qu'on va prélever au sol, si les keufs se pointent... se dédouanait Lavelle en haussant des épaules.
— Reste concentré, petit ! tonne Balzane.
Je reprends le couteau après avoir essuyé ma bouche d'un revers de manche. Je tente de m'approcher à nouveau du bac tout en restant suffisamment en apnée pour comprendre la chose que j'allais devoir disséquer.
— Attrape-le par la jambe et commence à couper.
La jambe ? Attends une minute, Terence. Comment tu peux me dire ça avec une voix aussi calme.
— Mais qu'est-ce que c'est que ce truc. Comment ça, une jambe ? Où est-elle ?
Il prend le couteau dans ma main et me donne un coup de hanche afin que je lui cède la place. Je vois à sa lippe refrognée qu'il se retient de fondre en larmes, le corps penché sur la chose inerte et le visage tiré en arrière. C'est une véritable lutte.
J'entends la chose s'égoutter au-dessus du bac, désormais en hauteur dans la main de Terence. Je ne sais pas à quoi il ressemble et je m'efforce de porter le regard ailleurs, évitant toute confrontation avec les loups et l'objet bizarre que je suis censé découper.
Il pousse un soupir suivit d'un violent fracas contre la table, bientôt prise de secousses. Par le biais du bruit, mon attention se porte instinctivement sur le « truc » en question.
— Non, ce n'est pas possible !
Il a une apparence humaine mais tient à peine dans une main. Dotés de membres similaires aux nôtres, la chose recroquevillée donnait l'impression d'errer dans un sommeil éternel.
— C'est un foetus ! hurlais-je.
Balzane grince des dents et braque à nouveau le pistolet sur moi. Sans parler, il me fait un geste appuyé avec son canon pour m'indiquer de passer au découpage.
— Tu n'as pas oublié ce que j'ai dis il y a cinq minutes, j'espère ?
— Les organes vitaux dans la glacière rouge, les autres dans la bleu, répétais-je avec une voix secouée de tremblements.
Il hoche la tête et semble éprouver, pour la première fois, un sentiment de satisfaction.
— Voilà qui est mieux dans le meilleur des mondes. Mettez-vous au travail !
Je me penche comme l'avait fait Terence avant moi et tente d'attraper le petit être par la cuisse. Il faut que je tranche au niveau de l'entre jambe et place le morceau dans la glacière bleu.
— N'oublie pas de lui enlever la peau, on en a pas besoin.
Je me tourne vers Terence, comme pour trouver une once de lucidité dans toute cette histoire. La seule chose dont je me rappelle être sorti de sa bouche était « continue à couper » de manière machinale.
— Mais, c'est un bébé.
— Ça aurait pu, si on avait attendu quelques mois de plus. Ce n'est qu'un tas de chair, à ce stade.
— Attends, mais où est-ce que tu l'as trouvé ce gosse ?!
— Là n'est pas la question, gamin, nous coupe Balzane. Terence et moi avons un marché et c'est tout ce qui compte. Bien qu'hélas, je pense que ce morceau de poussin ne suffira pas à payer l'entièreté de ta dette.
Terence plonge son regard sur l'enfant et commence à lui ôter les yeux à mains nues avant de les trier dans la glacière bleu.
— Mais de quoi est-ce que vous parlez ? Quelle dette Terence pourrait bien avoir à des types comme vous ?
— Tu ne lui a rien dit ? fit-il d'un ton goguenard. Ce n'est pas toi qui me disait enfin avoir trouvé ton second ? À quoi ça sert, si tu lui fais des petites cachotteries ?
— Tu vois, Terence, c'est pour ça que tu resteras toujours une poule mouillée ! braille Lavelle en tournant un couteau suisse entre ses doigts. Tu n'arrives jamais à prendre les bonnes décisions lorsque le moment s'impose. Tu penses pas que si tu avais ouvert ta gueule un peu plus tôt, le gamin serait en train de nous emballer tout ça avec un joli noeud papillon ?
— C'est du trafic d'organes, ce que vous faites-là ! Est-ce que les filles sont au courant ? demandais-je en me tournant vers Terence.
— Arrête de poser des questions et aide-moi.
Son visage commence à se déformer. Toujours au bord des larmes il s'efforce de maintenir le cap : les mains et les jambes étaient déjà agencées dans le compartiment adéquate. Il disséque la tête de l'enfant et commence à peine à palper ce qui ressemblait à un début de cerveau.
— Je rêve ou t'es en train de chialer, là ? ricane Lavelle.
— Cette situation, c'est toi qui l'a voulue ! Active-toi, maintenant !
Je l'entends hoqueter, la tête plongée dans la glacière rouge.
— Par contre, je te préviens : y a pas intérêt à ce que tes larmes de crocodiles tombent dans l'une des glacières. À la première goutte, je t'en colle une et j'irais chercher le reste de la marchandise chez toi !
Il s'essuie le visage d'un revers de manche et continue de couper. La rage se fait ressentir à la cadence de ses mouvements qui prennent une subite rapidité. Il est tellement prit par ses émotions qu'il en casse une partie du crâne. J'entends l'os se disloquer et la lame reste enfoncé à la base du cerveau.
— Ton ami à un projet. Un projet dont seuls les fins connaisseurs de notre groupe peuvent contribuer.
Balzane semble s'adresser à moi. Il prend plaisir à m'énoncer le plan de Terence. Peut-être parce que cela le met dans une mauvaise posture.
— Je t'en supplie, Balzane, ne fais pas...
— Ta gueule et découpe ! Je vais dire ce que tu as avais eu peur d'avouer et porter tes boules à ta place !
Je l'écoute attentivement tandis que ma crainte à son égard se dissipe pour laisser place à mon ouïe.
— Lorsqu'on a trouvé ce gros lourdaud sur le forum, son seul et unique sujet de discussion, mis à part se pendre au bout d'une corde, était cette espèce de pétasse anorexique qui chantait avec une voix insupportable et qui s'habillait comme une prostituée.
— Une prostituée dans un corps d'enfant ! rajouta Lavalle, étouffé par son rire.
— Vous parlez de White-Kitty ?
— C'est exactement ça ! s'exclame Balzane en levant les mains au ciel. Son nom m'était complètement sorti de la tête ! Un miracle vu le nombre de fois qu'on l'a bouffé, avec lui.
— Je ne comprend pas quel est le rapport avec White-Kitty et tout ça.
— J'y viens, gamin !
Les reniflements de Terence se font de plus en plus intempestifs et il commence à trembler. Celui qui jusqu'à présent était maître de son corps peine à garder le contrôle de ses mouvements. Des souvenirs et des remords lui montent sans doute à la tête. Mais il est trop tard, désormais.
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