Chapitre 18 - De véritables lionnes
Je n'ai pas compté, mais je suis certain que Nahla a dévoré toutes les rations que je lui ai descendu dans sa chambre en l'espace d'une fraction de seconde. Jamais il ne m'a été permis de voir un spectacle aussi macabre qui illustrait le mot « faim » avec autant de brio.
Je lui tends le soda, dernier survivant de cette guérilla, qu'elle injecte directement dans sa bouche. Les gorgées s'écoulent sans qu'elle ne prenne le temps de respirer. L'emballage plastique finit balancé dans le seau à poubelle – contrairement aux restes de déchets qui jonchent pêle-mêle le sol. Les résidus de chips se mélangent avec ceux des bonbons et je crois bien l'avoir vu les lécher uns par uns jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Le sol brillait de par son manque de poussière, nettoyé par sa salive.
Je suis abasourdi devant la scène. Mais je ne peux pas juger : si j'avais été dans les mêmes conditions, j'aurais peut-être fait la même chose. Je lui adresse un dernier signe de tête depuis l'autre côté de la porte – où je ne risque pas de finir dévoré par un estomac en vrac, moi aussi.
— M-merci... ça m'a vraiment fait du bien.
Je la vois se jeter sur son oreiller, basculant la tête en arrière. Un profond soupir de soulagement l'accompagne dans sa chute. Donnant l'impression qu'elle s'est libérée d'un poids alors que c'était exactement le contraire.
— Mais, maintenant que j'y pense... Terence... il risque de te...
— T'occupe pas de ça, Nahla, lui assurais-je d'un bref signe de main.
— Heureusement que je suis enfermé avec un type comme toi, Driss, m'avoue-t-elle. Je sais que c'est mal de dire ça, mais tu rend cet enfer un peu plus surmontable.
Et dire qu'elle réussit à dévaler la nourriture en l'espace d'une dizaine de secondes avec une mobilité réduite de son unique bras. Je trouve ça incroyable – pour ne pas dire admirable. Nahla en a vécu des choses, ici. Nettement plus que nous trois réunis.
— Tu sais, je te considère un peu comme la doyenne de cette maison. C'est vrai, tu es là depuis beaucoup plus de temps que nous et tu connais mieux Terence que quiconque.
Si Terence nous fait autant de fleur, à Inès, Rosie et moi, c'est en partie grâce à l'existence de Nahla au sein de sa maison. Elle sert de punching-ball, étant l'hôte de toutes ses souffrances et autres émotions négatives. Rien que pour ça, elle mérite tous les services des plus louables qu'on puisse lui rendre.
Depuis la dernière fois où je l'avais vu, son côté fou semble s'être atténué. Il n'y a que de positif à ma visite. Je ne sais pas ce que ça fait que de recevoir un seau d'eau entier sur le visage, mais il y avait peut-être matière à péter les plombs.
— Au fait, j'ai remarqué que Terence passe énormément de temps dehors, en ce moment. Pourquoi tu n'as jamais tenté de t'échapper ? lui demandais-je.
— Terence a plus d'un tour dans son sac. Si tu crois qu'il est si facile de sortir d'ici parce qu'il n'est pas là, tu peux te mettre un doigt dans l'oeil, mon pauvre. Et crois-moi, j'ai essayé... j'en ai très vite payé les frais.
— Il fait comme si vous lui appartenez toutes. N'empêche, je me demande vraiment pourquoi il vous a enfermés ici ?
Nahla se relève et s'appuie sur le côté où son bras a été amputée pour se donner un certain équilibre lorsqu'elle dresse son torse bien droit. Je sens qu'elle a besoin de me dire quelque chose mais ne peut pas en parler à voix haute de peur qu'une oreille se perde dans l'Antre.
— On est que de la chair à pâtés... Terence prépare quelque chose.
— Comment ça, de la chair à pâtés ? Qu'est-ce que tu es en train d'insinuer ?
— Et mon bras... ce monstre ! hurle Nahla, la tempe battante au visage.
— Hein ? Mais pourquoi tu parles de ton bras ? Tu ne sais pas ce qu'il en a fait.
— C'est justement ça, le problème. Terence m'a longtemps répété qu'il n'hésiterait pas à me coffrer dans un sac poubelle si j'ouvrais trop ma bouche et si je tentais de corrompre les autres filles.
Soudain, l'une de ses paroles concernants les différents camps me vient à l'esprit. Il faisait référence à Nahla. Je le comprenais enfin.
— Par moment, il m'arrive de me demander pourquoi il me garde en vie. Je sais très bien que je ne suis que la cinquième roue du carrosse, dans cette maison.
— Terence n'est pas un meurtrier. Peut-être qu'il peut passer ses nerfs sur toi, mais je ne pense pas que tu risque de mourir.
— Je dois lui servir à quelque chose... encore... il n'en a pas fini avec moi.
Je ne sais pas si cette réflexion est influencé par sa folie ou si elle est, au contraire, le fruit d'une mûre réflexion.
— Avant que les autres n'arrivent ici, je les ai vu...
— Qui ça ?
Les autres ? Mais de qui s'agissaient-ils ? Je dois admettre que je suis complètement perplexe. Nahla était en train d'inventer une histoire farfelue ou...
— Je m'en rappelais comme si c'était hier... ce cauchemar qui me hante... ils m'empêchent de fermer l'oeil ! Je les vois !
Ça y est, elle recommence à délirer. J'observe avec précaution ses yeux tournoyer dans la surface de leurs orbites puis se river soudainement droit vers moi. Je manque de m'étouffer en avalant ma salive tant je peine à garder mon calme.
— Ils étaient en groupe, les ombres formaient un cercle autour du salon. Ils avaient des outils étranges... des scalpels, des tronçonneuses et mêmes des forges à gaz !
Mais qu'est-ce qu'elle raconte, nom de Dieu ?!
— Le plus propre d'entre eux, celui qui avait une paire de mocassin bleu marine et le teint basané, il m'a regardé avec son masque de lapin et sa chemise blanche... il a dit « qu'on fasse ça vite » ! Il commandait les autres, j'en suis sûre !
Nahla délire complètement. Pourquoi un garçon en chemise blanche serait venu chez Terence avec une bande de forgerons...
— Et tu savais ce que ces types étaient, exactement ? Tu m'as parlé d'une forge à gaz et d'un scalpel. Ce sont des médecins ?
— Ces types étaient tout sauf des médecins. Les médecins existent pour soigner, pas pour réduire en bouillie la santé de quelqu'un. Et encore moins le mettre en pièce !
— Le mettre en pièce ? répétais-je incrédule devant sa posture voûté contre le mur.
— Oui ! tonna Nahla en brandissant le seul bras qui lui restait en l'air, d'une colère tremblante. Le plus gros, celui qui avait un tablier long comme un drap, avec sa visière teinté qui m'empêchait de voir sa sale face ! C'est lui qui m'a arraché le bras !
J'en reste abasourdi. Une sensation de planer au delà du sol m'envahit. Il fallait que je me secoue pour ne pas tomber dans les pommes.
— Il me l'a déboité puis arraché, sans prendre en compte mes hurlements derrière la chaussette qu'ils m'avaient mis dans la bouche. Comme si je n'étais que leur chose ! Je crois même que l'un d'entre eux s'est mit à rire en me voyant bouger dans tous les sens.
— Il y a quelque chose que je ne comprend pas. Je croyais que tu avais perdu ton bras en essayant de t'échapper.
— M'échapper ?! s'étrangla Nahla. S'il y a bien quelque chose que j'ai compris en descendant les marches de l'Antre pour la première fois, c'était bien que je n'allais pas pouvoir sortir d'ici. Même pas en rêve.
Ce n'était pas ce que Terence m'avait fait comprendre. Il faisait passer son trafic organisé pour une simple punition à l'égard de Nahla. Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien vouloir faire avec son bras. Et cette bande de débile...
— Attends, c'est Terence qui t'as dit qu'il m'avait amputé parce que j'avais tenté de m'échapper ?
Ses yeux tremblent de peurs, je sens son rythme cardiaque s'accélérer et comprends qu'il vaut mieux me taire.
Elle s'écrase subitement contre le sol et pose son uniquement main contre le ciment.
— Pitié ! Je t'en supplie, ne lui dis pas tout ce que j'ai sorti !
— Redresse-toi, Nahla... soupirai-je
Je n'ai pas envie de la voir dans un tel état et il est évident que je n'allais pas la balancer. Mais avec toutes les épreuves qu'elle avait du traverser, je comprends qu'elle se soit transformée en un véritable animal asocial.
— Ton secret est bien gardé, ne t'en fais pas.
Sans compter les gravures sur les portes, j'ai dorénavant de plus en plus de réponses à mes questions. Terence les auraient enlevés pour faire un marchandage d'organe au noir ? « Membre » ce mot me revient en tête à ce moment précis et je n'arrive pas à trouver plus racoleur que l'histoire de Nahla pour me le prouver.
— Tu ne sais pas ce qu'ils ont fait de ton...
Une gêne m'envahit. Je ne peux pas le prononcer mais son hochement de tête me montre qu'elle a comprit.
— Ils l'ont mit dans une sorte de... coffre... ça ressemblait à une glacière.
Elle adopte le timbre de voix d'une femme à qui la mort aurait arraché son enfant. Elle jette un coup d'oeil sur son moignon, Nahla n'arrive pas à faire le deuil de son bras. Et c'est parfaitement légitime.
Je lui répond d'un signe de tête avant d'emprunter le chemin de la surface qui m'entraîne dans les escaliers bringuebalants. Avant de partir, j'entends un tremblement se dégager d'une voix – ça ressemblait à un râle – grandissant dans mon échine.
— Que Dieu te bénisse, Driss.
— Tu arrives encore à croire en lui après tout ce qu'on est en train de vivre ? lui demandais-je, étonné.
— Je sais maintenant que l'enfer existe, alors j'ai une raison suffisante de croire qu'une force divine peut prendre soin de moi, aussi...
***
La seule envie qui me vient en tête est de retrouver ma chambre et plonger dans mon lit afin de recharger les batteries dont les révélations de Nahla m'avaient épuisées.
L'homme au physique soigné et à la chemise blanche. Le gros en tablier avec une forge à gaz. Je m'imaginais leurs silhouettes qui jonglaient l'unes après autres sans s'arrêter. Et sans évoquer les autres qu'avait omis la mémoire de Nahla. Sont-ils aussi dangereux que Terence, si ce n'est plus ? Je n'en sais rien mais je ne suis pas rassuré.
J'en fini presque par oublier l'existence des deux autres filles qui cohabitent dans cette maison jusqu'à les surprendre dans la cuisine, des uppercuts accompagnant leurs rugissement strident.
En remontant la surface, j'avais toujours cet air béat. Puis mon visage reprend un air sérieux en voyant Rosie à califourchon sur Inès – ça n'avait rien de sexy – lui asséner des coups dans la figure. Des ustensiles jonchaient le sol de légères traces maculées de rouge. C'est du sang.
— Qu'est-ce qui se passe, ici ?! grondais-je en m'interposant.
J'arrive avec peine à détacher le corps de Rosie de celui d'Inès. En la retournant, je la plaque contre moi et l'attire à l'autre bout de la cuisine. Dans ma démarche, je lui écrase légèrement le pied par inadvertance lorsque je pose mon regard sur Inès. Elle a une face de hyène. Ses cheveux ressemblent à un brouillard épais, lui donnant l'allure d'une SDF escortés par des chiens et des rats qui pistent les détritus de déchets qu'ils trouvent sur leurs passages.
— Je vais te buter, espèce de salope !
Ses hurlements me brisent les tympans mais je garde mon emprise sur elle. Malgré ma présence, rien n'y fait, Rosie continue de pestiférer sur elle comme si je n'existe pas. Ses lunettes s'étaient écrasés au sol dans la bataille, mais la magnifique femme fatale que je tiens face à moi arrive tout de même à pointer son majeur dans la bonne direction.
— Éloigne ta poissonnière de moi ! vociféra Inès d'un geste de main.
— La poissonnière, elle t'emmerde ! Regarde si tu ne finis pas dans un gratin dauphinois de ce soir !
— Ma pauvre, t'as déjà des kilos à perdre, tu passes un peu trop de temps dans la cuisine. Ça te réussis pas !
— Chérie, on appelle ça des formes, pas des kilos. Mais bon, vu ton... (elle se mit à la toiser). Tu ne dois pas savoir ce que c'est, je t'en excuse.
Leurs voix s'emmêlent dans mon cerveau qui frôle de peu l'AVC. Bientôt agacée par la tempête qui s'agite dans la cuisine, je frappe un grand coup de pied au sol pour calmer les ardeurs. Je m'efforce de tenir un regard suffisamment noir pour gagner un silence. Inès et Rosie s'arrêtent à la seconde qui suit et me fixe de leurs grands yeux écarlates.
— Quelqu'un peut m'expliquer ce qui vous arrivent ?
Inès se relève, honteuse d'avoir été battu et traînée au sol par Rosie. Elle fixe le bout de mes pieds et me donner son dos, un léger grognement s'entend dans sa gorge.
— Demande à ta chère Rosie, vous avez l'air de bien vous entendre.
— Inès ! Mais qu'est-ce que...
— Eh ouais, pétasse, et celui-là tu me le voleras pas, c'est moi qui te le dit ! lui braille Rosie pendant que son ombre se fait bientôt ronger par les murs du salon.
Inès, je ne te reconnais plus. La complicité qu'on avait établi semble rompu, je le vois dans ton regard. Serais-tu...
— ... Jalouse ! Cette fille est juste jalouse ! En plus de voler les mecs des autres à l'extérieur, elle se permet de faire la morale et pense pouvoir me donner des leçons !
— Je ne comprends pas très bien. Vous vous êtes battues pour moi ?
— Commence pas à faire le malin, toi ! gronde Rosie, les bras croisés.
Je sais que le moment est opportun pour avoir une poussée d'égo, mais je ne peux m'empêcher de rougir face à un compliment aussi flagrant que celui-ci.
— Parce que ça te fait plaisir, en plus ?! tonne-t-elle, le visage flamboyant.
Il faut que je la rassure, j'entends sa respiration s'accélérer pendant que nous discutons. Je lui entoure la taille avec mes bras et me cale contre le mur de la cuisine.
— Tu sais que t'es sexy quand tu t'énerves ?
— Driss ! me dit-elle d'un ton moins agressif. Je suis sérieuse, arrête.
Son petit sourire en coin, le corps ballant. J'ai réussi.
Rosie se penche vers moi et me laisse lui découvrir la mèche qui pend à son front pour la caler juste derrière son oreille.
— J'aime ça. Les femmes fortes et dominantes comme toi.
— Tu trouves que je suis une femme dominante ?
— Vu comment tu l'as rouée de coups ? C'est indiscutable.
Je sais que ne devrais pas lui louer des éloges après ce qu'elle venait de faire en sachant qu'Inès était mon amie, mais il fallait choisir un camp et j'avais opté pour la passion.
— Par contre, il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre...
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— De qui tu parlais lorsque tu lui disais qu'elle volait tes mecs de l'extérieur ? Inès n'a jamais été en couple au campus, à ce que je sache.
— Oublie-ça, me dit-elle. C'est de l'histoire ancienne et une affaire personnelle.
Je sens sa main faire des slalomes contre mon torse puis se mouvoir lentement à mes abdos. Puis un peu plus bas. Et encore plus bas.
Une vibration m'anime au niveau de l'entrejambe. Des muscles commencent à se contracter de leurs propre chef et je sens mon excitation atteindre son paroxysme.
Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser à Inès. Comment ça, elle avait eu des partenaires au campus ? Il fallait que j'élucide cette histoire au plus vite.
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